Invité à Montréal, dans le cadre du festival Fantasia, afin de recevoir un prix honorifique venant couronner l'ensemble de son oeuvre provocatrice et hors-norme, le cinéaste polonais Andrzej Zulawski a bien voulu nous rencontrer pour parler de subversion, de possession, de politique et de cinéma de genre – un terme qu'il n'aime pas et auquel il refuse que l'on associe son cinéma. Rencontre avec un auteur culte.
Panorama-cinéma : Comment en êtes-vous venu à faire du cinéma? Qu'est-ce qui vous a poussé vers cette forme d'art plutôt que vers une autre?
Andrzej Zulawski : La guerre. Je viens d'un pays qui avait 31 millions d'habitants au début de la guerre et qui en a perdu six millions et demi pendant… c'est donc un pays de massacres et de grandes tueries. Pas seulement les camps de concentration, comme Auschwitz, mais la vie quotidienne… On tuait partout, tout le temps. Je suis né en 1940 donc j'ai vécu là-dedans. Comme je le dis souvent, j'ai dû voir et vivre des choses qu'un enfant ne doit pas – ce qui fait que je n'ai jamais été beaucoup enfant, ou bien au contraire que l'enfance s'est réfugiée dedans et qu'elle continue à exister alors qu'elle est morte chez tous les autres qui ont vécu une vie normale. C'est un peu le cas de Roman Polanski. C'est exactement la même histoire. Le côté le plus fascinant, pour moi, chez Roman c'est son sens de l'étrangeté des choses… et ce sens de l'étrangeté des choses, on ne l'a que par l'enfance.
Panorama-cinéma : C'est intéressant que vous parliez de Polanski. Vous avez tourné votre premier film au début des années 70, en étant précédé par toute une génération de cinéastes polonais qui avait oeuvré dans les années 60. Pensez-vous qu'ils ont en quelque sorte ouvert une « brèche » par laquelle vous avez pu vous faufiler… par exemple en ce qui a trait au thème de la sexualité qui est omniprésent, chez Polanski ou Skolimowski…
Andrzej Zulawski : Il ne l'est pas chez vous? (Rires)
:: Possession (Andrzej Zulawski, 1981)
Panorama-cinéma : Certes, mais on en parlait définitivement moins auparavant… du moins à l'écran.
Andrzej Zulawski : Non, c'est vrai… On n'en parlait pas devant tout le monde. Il y avait certainement une « famille » du cinéma polonais qui a vécu des expériences parallèles… Roman est plus âgé que moi, de sept ans je crois… Skolimowski de trois ou quatre ans… Wajda est né en 1926… donc il a presque quinze ans de plus que moi… Mais ce sont des gens qui ont tous en commun la littérature polonaise, l'art polonais, le théâtre polonais, le surréalisme polonais et la guerre, l'occupation et ensuite le communisme… que l'on a tous combattus par des moyens plutôt subversifs, puisque la guerre ouverte n'était pas possible. Ça fait ce qu'on appelle chez nous un milieu. Mais ce milieu n'a rendu aucun de ces personnages semblables à l'autre, ce sont des individualités. Vous regardez un film de Wajda et, si vous êtes très fin, vous voyez des ressemblances qui sont culturelles. Mais ce sont parfaitement des films de Wajda comme les films de Roman sont parfaitement des films de Roman. Pourtant, si l'on se réunit autour d'une table, on a un sujet commun et on peut parler ensemble des heures d'une seule chose que l'on appelle la culture polonaise – qui est très étrange, très bizarre…
Panorama-cinéma : Avez-vous étudié à l'école de Łódź? Avez-vous fait l'école de cinéma?
Andrzej Zulawski : Si, mais à l'IDHEC… à Paris. Mon père, qui était écrivain, était délégué de la Pologne à l'UNESCO. On s'est donc retrouvé à Paris. J'étais sorti de la guerre très malingre, j'étais toujours le plus petit de la classe, le plus malade, le plus maigre… parce qu'il n'y avait rien à manger. Ma soeur, moins âgée que moi, est morte de faim…. Donc ma mère, à la fin de la guerre, a refusé que je quitte la maison et que j'aille à l'école de Łódź où tout le monde buvait de la vodka par hectolitres par jour. Elle disait : « mais tu vas mourir là-bas, tu n'as pas la force physique… il faut que restes ici… Est-ce qu'il y a une école de cinéma à Paris? » Mon père a dit « oui, il y en a une, ça s'appelle l'IDHEC… » (Rires) Alors j'ai fait l'IDHEC. J'aurais bien voulu aller à Łódź, mais j'étais très content de l'enseignement de l'IDHEC parce que c'était un enseignement uniquement et purement technique. On ne vous disait pas « alors, le jeune génie va nous faire un de ses films »; on disait « est-ce que tu sais mettre de la pellicule dans une caméra, aller au Pôle Nord et filmer un pingouin… »
Panorama-cinéma : Est-ce comme ça que vous vous êtes retrouvé sur le tournage du film à sketchs
L'Amour à 20 ans, en 1962?
Andrzej Zulawski : Non. J'ai fait d'autres études… j'ai étudié la philosophie, j'ai fait un bout de sciences politiques à Paris… Mais je gagnais ma vie en étant photographe. Ce sketch dont vous parlez, Wajda l'a tourné alors que j'étais à la Sorbonne, un an après l'IDHEC et, comme j'avais été son assistant sur un film qui s'appelle
Samson en 1961, il avait fait de moi son deuxième metteur en scène. C'est un terme bien pompeux qui veut dire premier assistant, en fait. Tout le monde se connaissait. Roman Polanski, qui essayait vainement de tourner un film en France, qui s'est appelé par la suite
Le couteau dans l'eau et qu'il a tourné en Pologne, était à Paris et puisqu'il n'avait pas un sou, lui et sa femme bouffaient chez mes parents. C'est comme ça que j'ai connu Roman, qui m'a fait connaître Wajda…
:: L'amour braque (Andrzej Zulawski, 1985)
Panorama-cinéma : Polanski a déjà dit que des cinéastes comme Godard jouaient à la Révolution alors que lui, pour sa part, venait d'un pays où on l'avait vraiment vécue et que, pour cette raison, ça ne l'intéressait plus. Vous sentiez-vous en retrait, par rapport aux sujets politiques?
Panorama-cinéma : Non, c'est d'une extrême importance la politique. J'en ai d'ailleurs beaucoup souffert, puisqu'ils m'ont arrêté deux films – ça, c'est la politique et pas autre chose. C'est parce que ces films étaient contre ce régime, même si ce n'était pas ouvertement, et que ces gens qui gouvernaient le pays le comprenaient très bien. Ils savaient que l'on n'était pas avec eux mais bien contre eux. Mais ils avaient un problème parce que tout ce qui concernait la culture et l'art était contre eux. La musique, les affiches, le cinéma, la littérature, le théâtre… tout était contre. Ce n'était pas fait selon les règles du réalisme socialiste qu'ils voulaient imposer. La masse de ces choses, plus ou moins réussies parce que les gens avaient plus ou moins de talent, était contre eux. Ils ne pouvaient pas gagner. Mais ils pouvaient arrêter des films et moi je détenais en quelque sorte le record, si vous voulez… Un film arrêté pendant dix-huit ans, un autre pendant quinze ans… c'est beaucoup! Mais, d'un autre côté, on ne me jetait pas en prison. On me donnait un passeport, parce que nous n'avions pas de passeport, et on me disait « va-t'en! » tout simplement.
Panorama-cinéma : D'où vous vient, à la base, cette fascination pour l'occulte, la possession? Dès
Le Diable, en 1972, on sent que c'est un sujet qui vous fascine.
Andrzej Zulawski : C'est parce que c'est l'un des grands points troubles, noirs, pas résolus… Par exemple, du point de vue de la médecine, on ne sait pas ce que c'est que l'hypnose, la possession ou la transe. On peut la provoquer, on peut la voir, on peut la regarder. On peut assister à des messes vaudou en Haïti, comme je l'ai fait par curiosité absolue. Mais on ne sait pas ce que c'est. Le cerveau est encore un animal, un organisme aussi inexploré que l'Afrique au 19e siècle… on ne sait pas et, pourtant, c'est là. Comme on ne sait pas ce que c'est que l'actorat – pourquoi vous jouez, pourquoi on peut être acteur? Qu'est-ce que c'est que ce phénomène, cette volonté, cette facilité? Est-ce que c'est la suite de l'enfance? Pourquoi les enfants jouent au lieu de boire et de manger? C'est très curieux. Mais ce n'est pas seulement l'enfant humain qui joue, ce sont les enfants de pratiquement toutes les espèces animales… C'est comme quand on demande à Sir Hillary pourquoi il est monté sur le mont Everest. Il a répondu : parce que c'est là. Eh bien, ceci dont on parle est là et je ne sais pas ce que c'est, mais je sais m'en servir. Le plus stupéfiant, c'est que si vous approchez ces phénomènes parfaitement naturels et parfaitement compréhensibles avec beaucoup de respect, ils aident à ouvrir, par exemple chez les acteurs, des zones d'épanchement qu'eux-mêmes ne savent pas qu'ils ont en eux. C'est très utile de savoir ça.
Panorama-cinéma : Y a-t-il un film que vous jugez « définitif », parmi ceux que vous avez tournés?
Andrzej Zulawski : Non. Je n'ai pu en faire que douze, parfois avec beaucoup de difficulté et ils sont tous absolument à égalité. C'est comme si j'avais douze enfants. Vous ne pouvez pas demander à un père… en fait, vous pouvez mais ça ne se fait pas. (Rires)
Panorama-cinéma : Vous avez énormément recours au travelling circulaire. C'est quelque chose qui revient un peu partout dans votre oeuvre.
Andrzej Zulawski : C'est parce que personne ne le faisait. Maintenant, tout le monde le fait alors je ne le ferais plus! (Rires)
Panorama-cinéma : Mais c'est un mouvement de caméra « possédé »!
Andrzej Zulawski : Ah oui… c'est un vertige!
Panorama-cinéma : Ça a quelque chose de très dantesque…
Andrzej Zulawski : Absolument… et à l'époque où l'on faisait ces films, il n'y avait pas de steadicam. La caméra était lourde et bruyante et c'est uniquement le génie du garçon, qui portait la caméra à la main, qui faisait que ces mouvements étaient possibles. Donc, c'était en plus une espèce de challenge physique pour tout le monde de faire ça. Mais ça donnait exactement ce que vous dites, c'est-à-dire cette impression de vertige psychologique – et ce n'est utilisé que dans ces moments-là.
:: Szamanka (Andrzej Zulawski, 1996)
Panorama-cinéma : Au cours des dernières années, vous avez principalement écrit des romans. Est-ce par choix ou parce que vous ne trouviez plus de financement pour faire les films que vous vouliez faire?
Andrzej Zulawski : J'écris depuis toujours. J'ai écrit avant de faire des films. C'est donc toujours allé en parallèle. Dans les moments où je n'avais pas de film à faire parce qu'on ne me permettait pas de le faire, qu'on ne me donnait pas d'argent pour le faire, j'écrivais plus. Pendant un film, on n'écrit pas. On est tellement submergé au fond d'un océan… Mais dès que je ne faisais pas un film, j'écrivais.
Panorama-cinéma : Votre oeuvre s'inscrit dans le grand courant du cinéma fantastique. Croyez-vous que votre démarche s'inscrit d'une quelconque manière en opposition à une vision que l'on pourrait dire plus « conventionnelle » du fantastique?
Andrzej Zulawski : Non, je m'en fiche de la vision de qui que ce soit, je m'en fiche complètement! Si vous regardez attentivement mes films, vous verrez qu'ils sont presque tous composés d'un mélange de genres. Il y a de la science-fiction autant que du petit réalisme psychologique.
Possession se passe autant dans la cuisine d'un couple qui se déchire qu'avec une bête qui se tortille sur un matelas. Mais c'est à égalité. Je n'aime pas ce mot : « genre ». Les très beaux films que j'ai vus dans ma vie procèdent tous à un mélange des genres : le fantastique, chez Fellini, qui se mélange avec le néo-réalisme italien plus cru… ou Bergman quand il fait des films d'horreur, comme
L'heure du loup ou
L'oeil du diable…
Retranscription : Alexandre Fontaine Rousseau