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Entrevue avec Amos Gitaï

Par Mathieu Li-Goyette
ZONES DE CINÉMA

Journée pluvieuse, pantalon trempé au possible, c'était la journée la plus grise du mois d'octobre et le Festival du Nouveau Cinéma était lancé depuis à peine 24 heures. Déjà, les visionnements et les méandres du festival nous occupaient qu'il fallait rencontrer Amos Gitaï, cinéaste à l’oeuvre immense et complexe qui n'a que trop souvent été discuté pour le corpus de ses films de fiction. Nous voulions là introduire le spectateur au monde de Gitaï, son pays, ses passages par le documentaire et l'architecture tout en soulevant des questions éparpillées sur une carrière de près de 70 films, écrits, installations. « Définir le territoire, l'espace d'Israël », telle est la question qui traverse en filigrane l'homme et ce qu'il nous a donné à voir de la politique et de l'esthétique. Une rétrospective de son oeuvre était présentée à la Cinémathèque québécoise ainsi que sa toute dernière installation fraîchement débarquée de France, Traces.

Panorama-cinéma : Comment expliqueriez-vous votre parcours atypique (documentariste, réalisateur de fiction, architecte, artiste polyvalent) à un spectateur qui ne vous connaît que par vos derniers films distribués en DVD, soit Kadosh, Alila, Free Zone.

Amos Gitaï : Ça vous paraîtra sévère, mais je trouve que c'est le travail des spectatrices et des spectateurs de le trouver, car moi-même, lorsque je suis spectateur, j'aime être « spectateur-interprète ». Je n'aime pas regarder les choses comme si elles étaient un produit de consommation et dès qu'elles m'intéressent, je fais des recherches sur leur provenance et leur signification. Je conseille donc aux gens qui trouvent que les choses que je dis sont intéressantes de poursuivre leurs recherches personnelles sur mes films, à partir de mes films. Vous savez, nous, les cinéastes, nous ne sommes pas en position d'être distributeurs ou de choisir ce que le public verra de l'ensemble de notre oeuvre.

Panorama-cinéma : On voit bien à partir de House (1980) jusqu'à House in Jerusalem (1998) que votre style a radicalement changé, bien que ces deux films soient deux documentaires portant sur le même lieu. On voit bien que dans le second vous réutilisez des plans-séquences utilisés dans vos fictions. En vingt ans, vous avez appris à maîtriser la technique. Que pensez-vous du plan-séquence?

Amos Gitaï sur le tournage de KADOSH (1999)

Amos Gitaï : Je crois que la question de plans-séquences touche la question du rythme et de la perception. Je trouve que le Moyen-Orient est très intoxiqué par l'image médiatique - on pourrait dire qu'il y a là le plus grand nombre de caméras par mètre carré - et je trouve que c'est une situation particulière qui demande réflexion. Si le cinéma veut y apporter son regard, il doit changer son registre et l'utilisation du plan-séquence est une manière de modifier cette perception. Les films se composent d'éléments thématiques et formels. Les bons films présentent toujours un dialogue entre ces deux zones de discours.

Le cinéaste et l'architecte commencent par un texte. Pour le réalisateur, c'est un scénario ou un sujet pour le documentaire, mais c'est dans tous les cas une information verbale. L'architecte, pour sa part, prend des textes, des programmes et des contraintes disant qu'il faut faire une école, qu'elle doit avoir tant de pièces et occuper tant d'espace. Le texte n'a pas une forme visuelle et il doit d'abord passer par un processus intellectuel qui va lui en donner une. Pour moi, c'est la raison pourquoi l'architecture ressemble au cinéma et vice-versa. C'est aussi pourquoi elle m'influence.

Panorama-cinéma : Vous avez déjà dit que le cinéma avait besoin d'un contexte, vouliez vous l'opposer à une idéologie de « l'art pour l'art »?

Amos Gitaï : Oui, car si l'on est dans un souci formel d'art pour l'art, on ne dit pas grand chose et si l'on s'enterre dans une forme endoctrinée ou pamphlétaire, ça ne marchera pas non plus. Il faut trouver un équilibre entre les choses formelles et thématiques. Pour moi, les films qui me touchent le plus sont des films synthèses qui me racontent quelque chose tout en apportant à la forme du cinéma; je pense à Pasolini, à Fassbinder. Ces gens étaient formellement très créatifs tout en nous racontant quelque chose, nous donnant le goût de prolonger la réflexion. Les meilleures oeuvres commencent quand la projection est terminée, quand chacun des spectateurs peut explorer des idées différentes. C'est un travail d'interprétation, de digestion. Ce n'est pas un travail de consommation. Le cinéma doit nous apprendre à revoir le monde.

Panorama-cinéma : Dans Kadosh, Kedma et Kippur, on voit trois scènes dans des lits conjugaux, était-ce une comparaison prévue?

Amos Gitaï : Oui, je voulais faire de la comparaison, filer le sens d'un film à l'autre. C'est une trilogie de films avec des personnages différents, mais qui se relient justement à cause de scènes comme celles que vous évoquez.

Panorama-cinéma : Il y a un plan d’oeufs brassés dans Kadosh qui a été coupé. Vous l'avez inclus dans les suppléments DVD tellement vous l'aimiez.

Amos Gitaï : J'adorais ce plan, mais je devais le couper et c'est pourquoi je l'ai inclus dans les suppléments, sinon il n'aurait jamais été vu.

Panorama-cinéma : On parle d'ailleurs souvent de votre rapport à l'architecture, mais vous semblez aussi attaché à la peinture et aux jeux de couleurs. On pense, par exemple, aux premiers plans de Kippur.

Amos Gitaï : Je crois que c'est clair dans Kippur que la peinture m'attire. D'une certaine façon, la couleur crée de l'espace. Certaines sont plus attirantes que d'autres qui établissent des distances avec le regard.

Panorama-cinéma : Nous parlions de contextes. Vous êtes ici à Montréal pour une rétrospective de votre oeuvre, mais aussi pour présenter votre installation Traces. Après cette ancienne base militaire et le Palais de Tokyo, quel contexte avez-vous trouvé pour la Cinémathèque québécoise?

Amos Gitaï : D'une certaine façon, avec Lullaby to my Father et avec l'installation, on prévoit ce que sera le prochain film et c'est la démarche opposée. Normalement, on fait un film et on prépare une installation à partir de ses images. Là, on montre des fragments du film futur avant qu'il ne soit présenté. Je n'avais pas de lien possible à tisser avec la Shoah, mais bien par rapport au cinéma lui-même, d'annoncer ce film qui sera peut-être projeté ici même l'an prochain. Le tournage est d'ailleurs presque terminé.

Panorama-cinéma : Il y a quelques semaines, à Montréal, était projeté dans le cadre du Festival des Films du Monde, le dernier film d'Eran Riklis, Playoff, l'histoire de l'entraîneur juif dirigeant l'équipe allemande. Pour un Juif, est-il encore difficile de parler de l'Allemagne malgré sa nouvelle image hypermoderne?

Amos Gitaï : Je crois que oui et ça restera longtemps difficile d'en parler. J'ai bien aimé la réponse du grand architecte Peter Eisenman qui a fait le mémorial de la Shoah à Berlin où il y avait beaucoup de résistance à son projet architectural - c'est un véritable cimetière. Un des journalistes lui a dit : « C'est très moche », ce à quoi Eisenman lui a répondu : « C'est très moche et en plus ça restera en place mille ans », en référence au troisième Reich qui devait dominer la planète durant mille ans.

Panorama-cinéma : En parlant de votre installation et de votre père architecte du Bauhaus, vous parliez du fait que les nazis trouvaient que le courant était « dangereux ».

Amos Gitaï : En effet, car c'était modeste et ce n'était pas monumental. Ils considéraient que c'était un défi à leur vision du monde. L'architecture peut être un moyen de résistance. Il faut que l'architecte prenne en compte aujourd'hui qu'il y a une grande tendance pour les choses grandioses et les grands musées. L'architecte doit redevenir celui qui fournit des solutions d'habitation pour des gens plus modestes, pour la classe ouvrière. Ils ne peuvent pas construire que des palais et cette mission première que d'héberger la population doit être retrouvée. Que ce soit par rapport aux habitations, aux places publiques ou aux stations de transport en commun, ils doivent retrouver un désir plus fonctionnel, sinon ils trahiront leur profession.

TRACES, l'installation d'Amos Gitaï sur les traces de son père

Panorama-cinéma : À quelques années près, vous êtes né presque en même temps que votre pays. Par rapport à cet idéal de l'état juif qui avait été prononcé à la fin de la Seconde Guerre, pensez-vous qu’Israël est allé dans la bonne direction?

Amos Gitaï : Ce serait une réponse longue et très complexe, mais je crois que selon certains aspects, Israël est resté une société ouverte et une démocratie. Sous certains autres aspects, elle n'a toujours pas fait la paix avec ses voisins. Le rôle du cinéma dans ce « mixed bag », c'est d'avoir un rapport de vigilance et de protéger les droits de l'homme...

Vous êtes né à Montréal?

Panorama-cinéma : Oui, mais d'origine chinoise.

Amos Gitaï : Vous voyez, la Chine est un pays très impressionnant et la liberté, dans son contexte, est une question très importante, car c'est la seule manière de faire avancer les choses. Une carence de liberté limite le développement d'un pays et c'est important de la conserver lorsqu'elle est acquise. La force de production de la Chine, sa vitesse de construction, ses transports en commun sont tous très impressionnants, mais avec ses réussites doit arriver la liberté. Malgré tout, je trouve que le modèle occidental dans lequel on prône la liberté individuelle est un modèle valable. Les choses strictement socialistes ont des limites et se sont systématiquement autodétruites. C'est vrai pour tous les pays. Les libertés du peuple, les libertés de l'individu, de la femme, des minorités, de la presse, sont toutes vitales, car leur disparition nous condamnerait. Rien ne peut justifier de les supprimer, et ce, même au nom du bonheur des nations, car là on touche à la démagogie. La liberté, c'est la chose la plus précieuse que l'humanité puisse avoir et même lorsqu'elle paraît lointaine, elle demeure ce qui optimisera le mieux la condition de vie des citoyens.

Mon film Roses à crédit a été invité au Festival de Shanghai et ils m'ont demandé de couper un plan où l'on voit un sexe masculin. Je leur ai répondu que je n'avais jamais été obligé de couper dans mes films, qu'ils pouvaient appeler leurs collègues en Israël et qu'ils leur diraient la même chose. Ils m'ont dit qu'ils ne pourraient pas m'inviter alors je leur aie répondu qu'ils étaient autonomes de choisir et que je ne céderais pas.

Panorama-cinéma : Beaucoup de vos personnages sont des femmes fortes, autonomes. Vous avez déjà dit que le grand point commun des trois grandes religions monothéistes était la place de la femme.

Amos Gitaï : Oui. Que ce soit David, Moïse, Jésus, Mohammed, Bouddha, ce sont toujours des mecs. Le temps est venu de dire qu'il n'y a pas une seule sagesse et qu'elle ne vient pas d'un seul sexe ou d'une seule nation. Il faut arriver à optimiser cette richesse humaine qu'est la religion. La création de l'État d'Israël était quelque chose de politique, pas religieux. C'était la conclusion de toutes les souffrances des Juifs depuis des siècles, car ils sont parvenus à survivre tout au long des quatre ou cinq derniers millénaires. C'est l'une des cultures les plus anciennes avec les cultures chinoises et indiennes. C'est aussi pourquoi il faut la renouveler.

Panorama-cinéma : Vous avez réalisé de nombreux films autour de la guerre et des escarmouches. Pourtant, on y sent une certaine tension, un contre-pied absent des films américains. Pensez-vous qu'il existe un héroïsme juif au XXIe siècle?

Amos Gitaï : C'est une bonne question, car je crois qu'il y a un héroïsme, mais il n'est pas toujours où on le penserait. Il y a aussi de l'héroïsme chez les victimes et cette perspective de héros est plutôt floue en plus d'être influencée par plusieurs éléments culturels.

Panorama-cinéma : On voit dans votre oeuvre que vous racontez la création d'un espace israélien. Existe-t-il un espace palestinien? Peuvent-ils partager une certaine homogénéité?

Amos Gitaï : Homogène, non. Mais le dialogue et la coexistence sont possibles. Nous ne sommes pas obligés d'être identiques. Chacun est dans sa culture et il faut apprendre à dialoguer plutôt que de lancer des guerres dès que nous ne sommes pas d'accord. Nous pouvons bien être en désaccord, mais il ne faut pas tuer pour autant. Il faut que les Israéliens et les Palestiniens fassent des progrès en ce sens.

La place du cinéma n'est pas si claire, mais il doit être repolitisé, dans mon pays comme ailleurs. Les grands créateurs comme Rossellini ou Fassbinder sont toujours parvenus à avoir, comme on le disait, un grand équilibre entre les questions esthétiques et politiques. Le cinéma doit marcher sur ses deux pieds.
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Article publié le 31 octobre 2011.
 

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