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Theodore Ushev : Dans le labyrinthe

Par Claire Valade

Cette entrevue a été réalisée le 12 septembre 2019, dans le cadre du 44e Toronto International Film Festival (TIFF) où Theodore Ushev présentait son tout dernier film, Physique de la tristesse, en première mondiale. Au TIFF, Physique de la tristesse a obtenu une mention honorable du jury IWC Short Cuts désignant le meilleur court métrage canadien de la compétition « pour son impressionnante réalisation cinématographique et son savoir-faire minutieux ». Puis, en octobre dernier, au Festival du nouveau cinéma (FNC) où il était présenté dans la section Les nouveaux alchimistes, le film a remporté le Prix Dada national du meilleur court métrage de la compétition nationale de sa section, présenté par Main Film et Mubi. Et ce ne sont que deux des prix et mentions que le film collectionne depuis son lancement torontois, alors que sa carrière internationale ne fait que débuter.

La rencontre d’une heure au TIFF a donné lieu de revenir sur l’œuvre de Theodore Ushev et sur sa collaboration unique avec l’Office national du film du Canada (ONF), qui a produit presque tous ses films. L’occasion est trop belle aujourd’hui d’en profiter pour la publier enfin, alors que l’édition 2019 des Sommets du cinéma d’animation de Montréal est sur le point de commencer, d’autant plus que l’incontournable grande leçon de cinéma des Sommets donne cette année toute la place au cinéaste d’animation d’origine bulgare. Le 5 décembre prochain, Theodore Ushev viendra en effet se poser à la Cinémathèque québécoise pour cette classe de maître de 4 heures, entre deux vols internationaux, alors qu’il parcourt actuellement le monde pour présenter Physique de la tristesse à des publics conquis d’avance, comme celui de Sofia, dans sa Bulgarie natale, où 3 000 personnes l’attendait le 18 novembre dernier dans la plus grande salle du pays.

Voici venu le moment de plonger dans les dédales de la tête de Theodore Ushev.

 


:: Theodore Ushev au travail [Stephan Ballard/ONF]

 

Claire Valade : Compte tenu de la sorte d’aboutissement que constitue Physique de la tristesse (nous y reviendrons), j’aimerais bien retourner en arrière jusqu’au début de votre carrière et parler de l’ensemble de votre œuvre. Le premier film que vous avez fait avec l’Office National du Film (ONF), c’est bien Tzaritza (2006) ?

Theodore Ushev : Oui, en fait, j’ai fait un autre film avant ça, qui s’appelait Vertical et qui était destiné uniquement au Web. C’était ma première expérience avec l’ONF et c’était en 2003.

CV : Pourtant, ce film-là n’est pas disponible actuellement sur la plateforme de l’ONF ?

TU : Je pense que le fichier a été perdu.

CV : Ah ! oui ?

TU : Oui. [Rires] Moi, je le garde. Mais les gens de l’ONF l’ont perdu. J’ai gardé une version bootleg. Il a disparu parce que le site Internet a disparu. Je ne sais pas… Donc, c’était ça, ma première expérience : c’était Vertical.

Tzaritza faisait partie d’une collection qui s’appelait « Les petits conteurs » — « Tailspinners ». C’était comme un concours. J’ai pitché mon projet et le film a été accepté au programme anglais. Mais ensuite, Marcel Jean est venu me chercher — il m’a volé du programme anglais — et ça, ça a été ma chance. Parce que, là, j’ai rencontré Marcel Jean et Marc Bertrand, qui est devenu mon producteur. Pour tous les films que j’ai faits. Je ne pense pas que j’aurais eu la chance de faire successivement tous ces films sans Marc Bertrand. On a établi une collaboration dans laquelle on a eu, en commun, le même désir de faire des films, des œuvres, même si ce n’était pas accepté par le… vous savez…

CV : Le comité, oui…

TU : Oui, c’est un comité qui sélectionne [les projets à l’ONF]. Mais nous, on était comme à part. Il me payait, par exemple, pour développer un film et, pendant ce temps, j’en faisais un autre. Ou j’arrivais avec un film déjà fait, je le proposais, il l’aimait — ça a été le cas avec Tower Bawher (2006), par exemple. Donc, c’était toujours un petit peu clandestin, ce qui n’est pas le cas avec les autres cinéastes. Mon entrée au programme français a été un peu comme ça, clandestine. C’est que, vous savez, quand j’ai la nécessité de faire un film, je le fais, peu importe le prix, peu importe la situation, peu importe l’ambiance. Et on se comprend, Marc et moi, sur ce plan. C’était ça, ma chance.

CV : Vous êtes tombé sur le bon partenaire, qui a compris exactement votre façon de fonctionner.

TU : Absolument. Parce que moi, je vous jure, je dis toujours : « Je ne peux pas travailler juste sur un film. » Il faut que je change. Si je commence quelque chose, il faut que je prenne une piste à côté pour réfléchir, pour chercher, pour expérimenter. Et ensuite, je retourne [à l’idée précédente]. Donc, j’ai toujours trois, quatre, cinq projets en même temps. Et ça, c’est super difficile pour Marc Bertrand [rires]. Je dois le remercier parce qu’il n’était jamais capable de me suivre — où est-ce que je suis ? qu’est-ce que je fais ? — dans mon esprit anarchique…

CV : Oui, votre trajet n’est pas de A à Z, c’est plutôt de A à G en passant par W pour arriver à Z, alors… [Rires] Pour une institution, j’imagine que ce n’est pas très évident parce qu’il y a des budgets, des comptes à rendre et ainsi de suite. Il faut que les projets soient terminés à l’intérieur d’années précises, qui correspondent aux budgets alloués, etc., alors c’est sûr que ce n’est pas facile.

TU : En fait, je pense que l’une des raisons pour lesquelles Marc Bertrand aime travailler avec moi, c’est que je n’ai jamais dépassé les budgets et que mes films étaient toujours finis à temps, au moment où ils devaient être finis. J’ai toujours suivi les règles des livraisons, même si je prenais autre chose ou je travaillais sur un autre projet en même temps. J’imagine que je travaille vite. Quand je dois finir quelque chose, je le finis à temps. Pendant toutes ces années, je n’ai jamais dépassé le temps…

CV : … alloué pour le même projet.

TU : Jamais. Même que souvent je finissais mon projet avant la date de livraison prévue. Ça, ce n’était pas facile à suivre non plus, par contre. J’imagine qu’il a eu beaucoup de misère, Marc Bertrand, à travailler avec moi et à me garder… à me protéger.

 


:: Vertical (2003) [ONF]


:: Theodore Ushev (Portrait du cinéaste) (2016) [ONF]

 

CV : Oui, peut-être. J’ai discuté avec lui et on a parlé de votre processus de travail. Il me racontait que de travailler avec vous, c’est un peu comme un processus d’apprentissage extrême dans la mesure où c’était toujours dans la recherche, mais aussi toujours dans l’esprit d’essayer de faire le meilleur film possible. Pour lui, l’important est de s’adapter à chaque cinéaste, à ses besoins. Je crois qu’il a beaucoup de plaisir à travailler avec vous, même si ce n’est pas nécessairement évident… 

TU : [Rires]

CV : Donc après Tzaritza, vous avez réalisé Tower Bawher, c’est bien ça ? En fait, la date de sortie est la même pour les deux films, mais j’imagine que vous ne les avez pas faits l’un après l’autre. Plutôt en même temps, non ?

TU : Ils sont sortis la même année. En fait, j’étais en plein processus de faire Tzaritza et, comme je n’étais pas content du résultat — je n’aimais ce qui se passait avec le film, je n’étais pas content du tout… Un soir, en travaillant, j’ai eu cette idée [pour Tower Bawher], avec cette musique, la peinture de mon père, et j’ai fait le film clandestinement en trois semaines — pendant la nuit ! Je n’ai pas dormi. Puis, je l’ai proposé, je l’ai montré à Marc Bertrand et il a adoré le film. Il m’a dit : « Qu’est-ce que tu vas faire avec ce film-là ? » Moi, je pensais que ce serait un film indépendant — même que je l’avais envoyé au Festival d’Ottawa [NDLR : l’Ottawa International Animation Festival – OIAF]. Donc, je lui ai répondu : « Ben, écoute, il a déjà été sélectionné au Festival d’Ottawa. » Il me demande : « Est-ce que tu veux qu’on en prenne possession pour en faire la distribution et tout ? » Alors j’ai dit : « OK, allez-y, avec plaisir. » C’est pour cette raison-là que j’ai sorti deux films — en fait, trois films ! — en même temps.

C’est que j’avais un autre projet qui s’appelait L’homme qui attendait, que j’avais déjà commencé. En fait, c’était ma première rencontre avec le programme français. Ils avaient un concours qui s’appelait Cinéaste recherché(e). J’avais postulé avec L’homme qui attendait. Le film a été l’un des finalistes, mais n’a pas remporté le concours. Donc j’ai trouvé une compagnie privée qui a investi un peu d’argent, on a obtenu du soutien de la SODEC, et le film a été presque fini en même temps. Donc, dans une année, j’ai sorti Tzaritza, Tower Bawher et L’homme qui attendait, qui a finalement été coproduit [par l’ONF]. C’était la première coproduction externe de l’ONF avec une compagnie privée du Canada. Avant ça, ils avaient fait des coproductions avec [des compagnies] étrangères, en dehors du pays.

CV : Européennes.

TU : Oui, européennes, par exemple. C’était la première coproduction avec une compagnie canadienne. Ce n’était pas l’ACIC, ou quelque chose d’autre. Donc, les trois films sont sortis en même temps.

 


::Tzaritza (2006) [ONF]


:: L’homme qui attendait (2006) [ONF]

 

CV : Pour revenir à Tower Bawher, en fin de compte, vous avez sorti deux autres films, Drux Flux en 2008 et Gloria Victoria en 2012, qui ont formé une trilogie. Mais au départ, est-ce que c’était votre intention ?

TU : Non, Tower Bawher était juste un film expérimental. C’est par la suite que ça m’a donné l’idée de faire autre chose.

CV : N’empêche, vous les avez faits sur une période de six ans. Est-ce que c’était planifié de cette façon ? Ou est-ce que c’est simplement parce que vous avez fait 10 000 autres choses entre-temps ?

TU : Oui, exactement. En fait, l’idée pour le deuxième film de la trilogie m’est venue quand je suis allé présenter L’homme qui attendait à Stuttgart. J’ai visité une usine abandonnée en Allemagne et j’ai eu cette idée. C’était comme un corps humain dévasté, abandonné, avec tous…

CV : … les mécanismes…

TU : … les mécanismes, oui. Et je me suis senti comme si j’étais dans un corps gigantesque, métallique et industriel. Et c’est là que l’idée m’est venue. Je lisais en même temps le livre d’Herbert Marcuse L’homme unidimensionnel. La fin de l’histoire ? C’est ça qui m’a [inspiré]. J’ai dit à Marc : « Est-ce que tu veux qu’on fasse ce film-là ? » Il m’a dit : « Vas-y. » Alors je l’ai fait.

CV : Ces trois films-là proposent un travail sur l’art, mais aussi sur la musique. Qu’est-ce qui vous est venu en premier sur le plan de l’idée ? Le visuel ou le sonore ? Ou encore, est-ce une combinaison des deux ?

TU : Les deux. C’était une combinaison. C’était étrange, parce que ça m’arrivait en même temps. J’ai eu l’idée du film, avec la musique dans la tête, et exactement en même temps, l’idée des images.

CV : Les trois films utilisent trois techniques différentes, mais qui se recoupent un peu, non ? Dans Drux Flux, ce sont des photos…

TU : Oui, des photographies découpées. En fait, les trois sont faits numériquement, mais en imitant le collage — en imitant une technique analogue. Avec Gloria Victoria, c’était mon deuxième essai avec la linogravure — la gravure sur bois. J’avais cette idée d’animer couleur par couleur et, après ça, de les superposer, puis de faire comme si elles avaient été imprimées, l’une après l’autre.

CV : Comme dans la linogravure…

TU : Oui, c’était ça, l’idée, pour Gloria Victoria. J’ai utilisé la même technique à l’ordinateur pour Tower Bawher, mais en cherchant quelque chose d’autre.

CV : Oui, dans Tower Bawher, l’iconographie est très, très précise. On reconnaît…

TU : … le constructivisme, le chaos, toute l’école des années 1900 révolutionnaire…

CV : la Révolution soviétique, l’iconographie léniniste et tout ça.

TU : Oui. Ce qui englobe ces trois films, il s’agissait de comparer l’art avec des thèmes différents… Par exemple, dans Tower Bawher, c’est l’art et le pouvoir. Drux Flux, c’est l’art et l’industrie. Et Gloria Victoria, c’est l’art et la guerre. Les trois trucs — le pouvoir, l’industrie et la guerre —, c’était, pour moi, les forces principales qui ont guidé le XXe siècle, dans tous les conflits qui ont eu lieu. L’histoire du XXe siècle pourrait être racontée par le pouvoir, l’industrie et la guerre. C’était ça, les trois trucs pour moi. On a eu deux guerres majeures, la Première et la Deuxième ; on a eu une explosion incroyable de l’industrie et aussi la mort de cette industrie-là — pour moi, l’industrie est morte à la fin du siècle.

CV : Oui, avec la technologie.

TU : Avec la technologie, toutes les usines ont été abolies, abandonnées. Elles ont fait faillite. Tout s’est envolé.

CV : En fait, c’est la technologie qui a pris le dessus sur la mécanique.

TU : Exactement. Exactement. Donc, ces trois trucs-là ont été très importants pour le siècle. C’est pour ça que la trilogie s’appelle « La trilogie du XXe siècle ». Mais tout ce qui était intéressant pour moi, c’était de voir comment toutes ces tendances se reflétaient dans le miroir de l’art. Parce qu’il y avait beaucoup d’artistes qui se sont inspirés de ces tendances. Il y avait des gens, des artistes qui adoraient la guerre, qui ont suivi la guerre, dont l’art était au service de la guerre, au service des militaires. Il y avait des gens qui se sont inspirés de l’industrie, incluant mon père, qui faisait des peintures abstraites industrielles. Et il y avait des gens qui se sont aussi impliqués dans le pouvoir, qui ont joué avec le pouvoir, les jeux politiques. En fait, qui ont suivi et servi le communisme, le fascisme. La propagande, quoi.

CV : L’affichisme, oui, c’est très emblématique du début du XXe siècle, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Même aux États-Unis. C’était un autre genre d’iconographie, les images étaient différentes, mais…

TU : … c’était pareil !

 


:: Tower Bawher (2006) [ONF]


:: Drux Flux (2008) [ONF]


:: Gloria Victoria (2012) [ONF]

 

CV : Alors comment la musique s’est-elle manifestée avec ces idées-là et ces iconographies-là ? Si la musique vous est arrivée en même temps que la façon de raconter, de quelle façon est-ce que ça s’est passé ? Les trois pièces sont particulièrement marquantes dans les trois films. Ce sont trois pièces de musique très entraînantes, mais aussi chacune avec un rythme extrêmement précis. Pourquoi ces trois pièces de musique classique, alors que, par la suite, dans vos autres œuvres, vous avez eu moins tendance à utiliser ce genre de musique ? Pourquoi ces pièces-là collaient mieux, pour vous, à ces films-là ?

TU : Comme je disais, l’idée de la musique m’est arrivée en même temps. Ce n’était pas juste un choix conceptuel, mais aussi très instinctif.

CV : Viscéral !

TU : Viscéral. Et intuitif, si je peux dire. Je n’ai jamais pensé à utiliser d’autres musiques. Je vais vous dire pourquoi. Par exemple, la musique de Tower Bawher, c’était écrit par un étudiant de Chostakovitch, Gueorgui Sviridov, qui en fait a mis tout son talent au service du pouvoir, du Parti communiste. Il était le président de l’Association des compositeurs soviétiques. Donc, il n’a pas écrit beaucoup d’œuvres, parce qu’il était, quoi… bureaucrate ! Mais il avait un talent immense et toute sa musique était utilisée dans les nouvelles de propagande du soir, pendant toutes les années du communisme. C’est pour ça que j’ai pris cette musique-là.

L’autre, par exemple, pour l’industrie, j’ai pris une pièce d’Alexandre Mossolov qui s’appelle, je pense, L’usine de fer ou Ballet mécanique [NDLR : Iron Foundry/Les fonderies d’acier], quelque chose comme ça. Ça s’était perdu, parce qu’il était enfermé dans un camp de travail, donc il n’a jamais écrit autre chose après ça. Toute la symphonie a été perdue. Pourquoi a-t-on réussi à la trouver ? Il y a eu un enregistrement à Philadelphie — par l’Orchestre symphonique de Philadelphie, en 1920 — qui a laissé un vinyle.

CV : Une trace, quoi.

TU : Toute la symphonie a été perdue, et tout ce qui en restait, c’était ce morceau-là, de quatre minutes. Donc, c’était quelqu’un d’hyper talentueux. Le premier compositeur minimaliste de l’Histoire, avant tous les autres — Philip Glass, John White — qui sont venus après ça. Et le premier qui a utilisé les outils industriels pour faire du bruit, parce que, dans la musique, on entend le marteau, le fer, les instruments et tout ça.

Et la troisième musique, bien sûr, c’était le morceau de Dmitri Chostakovitch, qui a été écrit pendant la guerre, durant le siège de Leningrad, quand les fascistes, les Allemands ont entouré Leningrad.

Donc, tous ces choix étaient, conceptuellement, définis, déjà. C’étaient des artistes qui ont travaillé dans les mêmes conditions, qui se sont inspirés de toutes ces tendances dont je parlais. J’adore la musique classique, j’en écoute très souvent. En fait, j’en ai utilisé dans un film expérimental qui s’appelle 3e page après le soleil (2014) et aussi, dans Physique de la tristesse (2019), il y a une énorme quantité de musique classique aussi.

CV : Oui, c’est vrai, vous avez raison. Donc, pour conclure sur le sujet, c’est cette trilogie-là qui a un peu établi — j’hésite à dire votre « style », puisqu’il y a des choses très différentes entre vos films narratifs et vos films expérimentaux — mais disons votre « empreinte ». C’est qu’il y a quand même des échos de ces films-là jusque dans Physique de la tristesse. Par exemple, il y a certaines images, des thèmes visuels récurrents. Par exemple, des hommes qui marchent ou des hommes qui bougent de façon très volontaire, ça revient jusque dans votre dernier film. Est-ce que c’est une chose consciente chez vous ? Ou est-ce que c’est tout simplement votre univers ?

TU : Non. Merci de le mentionner. Je n’ai jamais pensé à ça !

CV : Je pense aux soldats, dans Physique de la tristesse

TU : Ah ! bien oui !

CV : Ce ne sont pas les mêmes que ceux de Tower Bawher, qui sont très ancrés dans l’iconographie léniniste. Mais il reste qu’il y a toutes ces rangées d’hommes qui marchent. Il y a beaucoup d’échos d’un film à l’autre, dans l’ensemble de votre œuvre.

TU : Merci de le mentionner ! Je n’ai jamais pensé à ça.

CV : Non ?

TU : Non ! Pourtant oui, c’est vrai ! Quand je pense, maintenant, oui, c’est vrai, c’est intéressant ! Je vais vous dire pourquoi les soldats marchent d’une autre façon, dans Physique de la tristesse. Dans Physique de la tristesse, il s’agit d’une autre personne, d’un petit con, qui essaie d’échapper au service militaire, qui essaie d’échapper au collectivisme, qui essaie de quitter la machine. Donc, il essaie de se libérer, de sortir de tout ça. Dans les autres films, c’est le contraire.

CV : Ils sont entrés dans le système.

TU : Oui, dans le système. Et ils n’ont rien contre ça. Dans Physique de la tristesse, c’est pour ça que je les ai dessinés plus libres, parce que, même si on est là, on a toujours essayé d’échapper, de se cacher, de ne pas aller, de ne pas marcher, de ne pas participer à tous les exercices. Donc, c’est à cause de ça. C’est déjà un homme qui cherche à être en liberté, qui cherche sa libération.

CV : Par un certain côté, Physique de la tristesse marque un certain aboutissement, par rapport au reste de votre œuvre. Je ne veux pas nécessairement parler de cycle, mais il reste que le film semble conclure quelque chose chez vous et que vous êtes maintenant prêt à faire autre chose. Ce n’est peut-être pas vrai ?

TU : C’est exactement ça.

 


:: Physique de la tristesse (2019) [ONF]

 

CV : Je ne sais pas trop comment définir ça, mais c’est une impression qu’on a en regardant Physique de la tristesse, parce qu’il y a beaucoup de vos autres films dans ce film-là, tout en étant complètement neuf. C’est comme si le film était un peu l’incarnation de Vaysha elle-même, comme si Physique de la tristesse avait un pied dans le passé de vos œuvres et un pied vers le futur.

TU : C’est une super bonne observation. Je vais vous dire quelque chose — je vais vous avouer en même temps quelque chose : pendant toutes ces années, pour moi, faire des films d’animation, ça a été une thérapie. C’était la raison pour laquelle j’ai fait Les journaux de Lipsett (2010). Je me souviens, à cette époque-là, j’ai vraiment souffert de dépression. J’étais pas mal « up-and-down ». Ça m’arrivait très souvent d’être dépressif. C’était comme ça. Et puis j’ai fait ce film-là. Et je peux vous dire que [ça a duré] jusqu’à ce moment-là — jusqu’à ce film [Physique de la tristesse]. Après ça, ma dépression a été guérie. Pas de médicaments, rien. Donc, j’ai effacé cette période de ma vie.

Autre chose : quand je suis sorti de l’armée, du service militaire obligatoire — on n’avait pas le choix : on y reste deux ans, mort ou vivant. C’était les meilleures années de ma vie et on nous force à passer par là. Je suis sorti en 1989, donc depuis presque 30 ans… Je suis resté traumatisé de ces années-là. C’était un traumatisme, pour moi, cette expérience-là. J’ai constamment des rêves depuis [mon service], pendant la nuit, dans lesquels je me retrouvais encore une fois dans l’armée. Et je leur dit : « Mais je suis sorti, déjà ! J’étais là ! Pourquoi vous ne me laissez pas… Tous mes amis sont sortis ! Depuis 30 ans, je suis encore là ! Quand est-ce que je pourrai sortir ? » Et j’ai eu ces rêves-là jusqu’au moment où j’ai fait Physique de la tristesse. Maintenant, je n’ai plus ces rêves-là, ils n’existent plus. C’était vraiment… J’en ai eu marre d’avoir ces rêves-là ! Encore et encore et encore et encore !

CV : Donc il y a quelque chose cathartique à faire des films d’animation.

TU : Absolument.

CV : Mais, en fait, pourquoi l’animation ? Simplement parce que c’est ça qui vous intéresse, c’est un type d’art qui vous parle ? C’est un hasard ? Ou c’est parce que nous n’avez jamais pensé à faire d’autres genres de films, avec des acteurs par exemple, ou encore du documentaire ? Non ? C’est juste parce que, pour vous, c’était ça ?

TU : La meilleure façon de m’exprimer, c’était de faire des films d’animation. Après l’affichisme [NDLR : La première carrière de Theodore Ushev était celle d'affichiste], j’ai toujours rêvé de faire des films d’animation parce que j’adorais ça. En fait, quand j’étais à l’École d’art, j’ai fait un film d’animation en Bulgarie, dans des conditions scolaires, qui a même gagné un prix pour films étudiants en Belgique, à l’époque. Donc depuis, cet intérêt a toujours été là, pour moi. J’ai trouvé dans l’animation le meilleur outil pour m’exprimer. Mais l’année passée, j’ai fait un court métrage en prise de vue réelle et ça a obtenu pas mal de succès dans les festivals. Et maintenant, je suis en préproduction de mon premier long métrage en prise de vue réelle. Donc, je saute, je passe à autre chose…

CV : Oh! Alors Physique de la tristesse est vraiment un aboutissement !

TU : Pour l’instant, ça va être… je n’ai pas d’autre idée pour un film d’animation. Tout ce qui m’occupe maintenant, c’est ce projet-là en prise de vue réelle. Et une autre idée, qui va peut-être marcher, peut-être pas. Bien sûr, j’ai sept-huit idées de films d’animation, mais rien qui occupe mon esprit…

CV : … qui est à l’avant-plan dans votre tête…

TU : Exactement.

CV : En fait, si je comprends bien, vous travaillez toujours sur le film qui est le plus urgent pour vous, au moment où vous vous y mettez.

TU : Exactement. En ce moment, je n’ai pas d’urgence à faire un film d’animation. C’est la première fois que ça m’arrive dans ma vie.

CV : Peut-être parce que Physique de la tristesse a pris beaucoup de temps à faire ?

TU : Peut-être. Ou peut-être que j’ai dit tout ce que je voulais dire. [Rires] Je ne sais pas. Je ne sais pas. On verra. Mais vraiment, pour l’instant, c’est comme… Non… Je n’ai pas besoin de sauter et de faire d’autres films d’animation. C’est étrange. C’est la première que ça m’arrive.

CV : Bien, c’est que, dans Physique de la tristesse, il y a quelque chose… non pas quelque chose de final, mais plutôt un aboutissement. Un aboutissement, ce n’est pas une fin en soi ; c’est la fin de quelque chose, mais qui amène autre chose.

TU : C’est exactement ça. C’est cet aboutissement qui m’a amené ailleurs. C’est comme passer d’une étape à l’autre, dans une autre vie.

 


:: Les journaux de Lipsett (2010) [ONF]


:: Vaysha, l’aveugle (2016) [ONF]

 

CV : Il y a beaucoup d’éléments de vos films passés dans le film lui-même, comme je disais tout à l’heure. Je pense particulièrement à vos choix de couleurs. J’aimerais que vous me parliez de ça et de votre façon de « dessiner ». S’il y a certains éléments figuratifs dans votre Trilogie du XXe siècle (surtout Gloria Victoria, à cause de son sujet peut-être), ça reste très stylisé, même presque abstrait, très conceptuel. Et comme ce sont des films expérimentaux, on ne suit pas de personnages. Alors que, Vaysha, l’aveugle (2016), et Physique de la tristesse encore plus, sont des films narratifs, très figuratifs, mais qui sont aussi clairement réalisés par le même auteur que celui de la Trilogie du XXe siècle. Il y a une sorte d’uniformité, d’unité dans l’imagerie utilisée. Même si chaque film est très différent dans la forme ou la facture, il y a des échos très précis d’un film à l’autre.

TU : Oui. Pourquoi est-ce que ça se passe comme ça ? Je ne suis pas si cartésien dans mon approche. La technique arrive en même temps que l’idée, le concept. C’est donc juste une question d’apprivoiser la technique et de la mettre au service de l’idée. C’est juste ça, le cas, avec mes films. J’utiliserais n’importe quelle technique si c’est celle qui fonctionnait le mieux pour un film donné. Si, un jour, j’avais une idée de film qui devait être faite en animation 3D, je prendrai la 3D pour servir cette idée-là. Donc, pour moi, c’est l’idée et le résultat que je veux obtenir à la fin. Les couleurs arrivent toutes seules. Je ne fais pas de recherche. Je m’assois et je les ai dans ma tête, bien sûr, mais je m’assois et, bah, c’est sorti !

CV : Est-ce que c’est quelque chose qui serait culturel chez vous ?

TU : Je pense que oui.

CV : Au départ, dans La trilogie du XXe siècle, étant donné que les références graphiques étaient très précises, vous avez utilisé des couleurs qui avaient rapport…

TU : … avec le style, la technologie, la technique, les couleurs établies. Vous savez, dans la propagande, on a trois couleurs : noir, rouge et blanc. Et jaune aussi ! Ce sont les couleurs qui « clashent », qui frappent. Sur Physique de la tristesse, bien sûr, j’ai cherché une palette plus intimiste. Plus bleue, plus umbra, plus ocre, toute cette palette plus mémoiriste, plus intimiste. Je vais vous dire : quand je commence un film, j’ai déjà presque la moitié des images du film dans la tête. Je le regarde dans mon cerveau, projeté… Il faut que l’idée sorte d’un trait, formée.

CV : Pour revenir à vos films, dans Vaysha, l’aveugle, la technique que vous avez utilisée — la linogravure — est très spécifique. Mais vous n’avez pas gravé les images à la main ? Tout est à l’ordinateur.

TU : Non. Sinon, ça m’aurait pris toute ma vie si j’avais fait ça à la main. Mais comme j’avais fait de la linogravure quand j’étais à l’école, je connaissais l’effet que je cherchais, à quoi ça ressemblait. Donc j’ai refait quelques linogravures, je me suis souvenu [de l’effet de la technique] et ensuite j’ai trouvé la façon dont je pouvais imiter la technique avec l’ordinateur, parce que c’est beaucoup plus facile et plus vite. Moi, j’aime être rapide, travailler le plus vite possible parce que, pour moi, je suis toujours dans l’urgence de finir un film. Il y a des gens qui ne veulent pas finir leurs films ; moi, quand je commence, j’ai envie de le finir le plus vite possible. Et de garder — c’est très étrange — j’essaie toujours de garder l’impression que le film a été fait « d’un seul pas », d’une façon très… comment est-ce que je pourrais expliquer… Même si le film est imparfait, je préfère un film imparfait, fait plus vite, avec l’énergie du commencement.

CV : Circonscrit dans un temps précis.

TU : Exactement.

CV : Un film qui parle de la personne que vous étiez…

TU : … dans ce moment-là. Exactement. Parce que, après ça, la vie change, la situation change, vous changez. Moi, je n’aime pas que l’idée change. J’essaie de garder la même idée, le même état d’esprit que j’ai eu au début. Donc, c’est une façon intuitive de faire un film. C’est presque 100 % la bonne énergie qui me guide tout au long du processus.

CV : Donc vous êtes tout l’inverse des réalisateurs qui veulent faire des director’s cut. On ne verra jamais un director’s cut de Vaysha, l’aveugle… 

TU : Jamais. Le director’s cut de Vaysha, l’aveugle, c’est le cut final qui existe actuellement.

CV : Ça ne changera plus.

TU : Ça ne changera plus. C’est fixé dans le temps. C’est un portrait instantané de Vaysha.

CV : Peut-être en fait que ça a un lien avec votre façon de travailler, justement. Si vous avez l’idée entièrement formée dans votre tête et il faut que ça sorte, vous n’avez plus rien d’autre à dire, à faire, à ajouter une fois que tout est sorti. C’est comme expulser un sentiment, une sensation.

TU : Exactement. Exactement.

CV : Ça correspond à ce que vous disiez tout à l’heure à propos de votre cheminement et de vos états dépressifs : une fois que tout a été sorti…

TU : … c’était fini. Oui.

 


:: Physique de la tristesse (2019)

 

CV : C’est intéressant. Faire des films, c’est exactement la même chose pour vous. Donc vous allez toujours vers l’avant.

TU : Oui.

CV : C’est très drôle, parce que vos films ont quand même quelque chose de… je ne veux pas dire « nostalgique », mais vous parlez beaucoup du passé.

TU : Oui, de la mémoire.

CV : Dans Physique de la tristesse, il y a un côté nostalgique par la narration et, comme le film est dédié à votre père, peut-être que, pour vous, il y a quelque chose de plus viscéral, de plus personnel dans ce film-là que dans d’autres que vous avez faits.

TU : Oui. Hum…

CV : Mais en même temps, ce n’est pas une nostalgie de regrets, d’apitoiement sur soi. C’est une nostalgie qui regarde le passé, mais sans sous-entendre « Ah ! tout était meilleur dans le passé. »

TU : Non, [c’est] plutôt psychanalytique. Qui cherche à apprendre ses leçons du passé et de les analyser d’une façon qui ressemble plus à la mémoire traumatique.

CV : Mais toujours dans le but d’aller de l’avant.

TU : Plus de l’avant. Vers le futur. Jamais dans le passé.

CV : Quoi que, dans Physique de la tristesse, la conclusion est assez ouverte. On ne sait pas vraiment…

TU : … ce qui s’est passé. C’est une apocalypse, mais une apocalypse ouverte. Vous savez, après l’apocalypse, on doit toujours avoir quelque chose pour laquelle on va recommencer. Le papier de chewing-gum, par exemple, est un bon départ, pour votre prochaine vie. Il y a toujours quelque chose qui reste. Même si vous pensez que la vie est finie, que toute la Terre est détruite, il y a toujours une chose à laquelle vous pouvez vous relier pour être capable de commencer à nouveau. C’est ça l’idée, c’est ça la fin du film. Il n’existe jamais de fin absolue. Toute la fin est un commencement, de quelque chose de nouveau.

CV : Mais un commencement apocalyptique. Un commencement qui raye beaucoup de choses pour commencer presque à neuf.

TU : Oui, pour faire un retour, pour essayer le plus de possibilités. L’immigration, en fait, c’est la fin d’une étape, la fin d’une vie. Vous recommencez presque à neuf. Tout ce que vous prenez avec vous, c’est une valise de 23 kg. Et qu’est-ce que vous allez y mettre ? C’est comme une apocalypse. C’est pour ça que les gens ont décidé de mettre la capsule temporelle [en terre]. S’il se passe quelque chose, les générations futures, dans 5 000 ans, pourront voir comment c’était [à ce moment-là]. Mais c’est limité. Ils ne pourront pas voir tout ce qui était. C’est comme nous : on a trouvé dans les tombeaux égyptiens certains objets qui nous permettent d’avoir une idée de comment les Égyptiens ont vécu à l’époque, mais on ne peut pas reconstruire leur vie au complet. Ce n’est qu’un certain portrait de ce temps-là. C’est la même chose avec la capsule temporelle. Et c’est la même chose avec ces films-là, si vous voulez. On ne peut pas dire qu’est-ce que ma vie était, de façon précise, mais j’ai mis les points importants — que je trouve importants pour ma génération, parce que le film n’est pas autobiographique, pas du tout. Ce sont des événements qui me sont arrivés à moi, ou à l’écrivain Guéorgui Gospodínov, ou à certains de mes amis, ou des histoires que j’ai entendues. Donc j’ai essayé de ramasser [tout ça] de façon plus convaincante — puisque je disposais de 27 minutes, j’étais assez limité dans le temps, et je voulais faire une œuvre qui soit compréhensive et claire dans sa construction.

CV : Comme dans le cas de Vaysha, c’est une adaptation de Gospodínov aussi. Donc, comment avez-vous travaillé à l’adaptation, étant donné que vous travaillez de façon très visuelle, très orale, en pensant à la musique, au son ? Comment vous êtes-vous approprié ces récits déjà existants ? Est-ce que le texte est venu des images ?

TU : Oui, c’était au même moment, en fait. Le texte et l’image me sont toujours venus en même temps. Vaysha, c’était simple. C’était un conte. Mais Physique de la tristesse, j’ai cherché certains moments précis du livre qui convenaient à ma construction, pour établir la structure, et c’est à partir de ça que j’ai commencé à créer l’image. Ensuite, j’ai enlevé certaines parties et en ai ajouté d’autres. C’était tout un processus : jusqu’au dernier montage, j’ai toujours continué à chercher, à ajouter des trucs et à enlever des trucs. Donc, c’était plutôt complexe — parce que le film est plus complexe. C’était toujours : « Bon, je vais mettre le début ici, et ça, là. » J’ai toujours changé la place de la capsule. Même avant de montrer le dernier montage, j’ai toujours cherché ce que je pouvais changer. C’était comme un puzzle. J’ai toujours rêvé de faire un film-labyrinthe. Un film dans lequel je vous guide dans une certaine direction, mais ensuite je vous perds pour vous emmener dans un autre chemin, pour vous en faire sortir.

CV : En fait, c’est carrément un film-labyrinthe : vous avez littéralement le Minotaure et son labyrinthe dans le film, alors…

TU : Exactement. C’est pour cette raison. Je ne voulais pas que ce soit linéaire.

CV : Il y a aussi beaucoup d’échos à l’intérieur du film, qui accentue cette sensation : des échos au reste de votre œuvre, mais aussi des échos internes, provenant du film lui-même. Par exemple, plusieurs répétitions : les listes (pas toujours les mêmes, mais des listes quand même) comme motif récurrent ; la quête du cirque ambulant ; l’apprivoisement de la noirceur. Tout ça revient, encore et encore. Et aussi, pendant toute la première partie du film, le personnage principal a une tête — il est incarné —, alors que la seconde où il s’est vraiment libéré, qu’il est parti, qu’il est ailleurs, il a perdu sa tête — il est désincarné.

TU : Absolument, oui, c’est ça.

CV : Pourtant, c’est à ce moment qu’il est le plus libre.

TU : Exactement.

CV : Mais alors pourquoi est-il désincarné alors qu’il est libre ? Est-ce que ça signifie qu’il ne l’est pas tout à fait ?

TU : Ça signifie qu’il est libre, mais qu’il a perdu son identité. Quand on se libère, ça veut dire qu’on a enlevé notre mémoire, tout ce qui nous avait empêchés d’être libre. Ça n’existe jamais, une liberté absolue. Jamais, malheureusement. Toute liberté vient avec un certain prix.

CV : Oui. En fait, c’est assez clair dans le film. Lorsqu’on le regarde, on ne réalise pas tout à fait immédiatement que le personnage n’a plus de tête. Ça prend un certain moment pour qu’on s’en rende compte. Au début, on pense que c’est peut-être son costume, puis on comprend enfin que, non, sa tête est disparue. C’est très graduel et subtil comme transformation.

TU : Oui, oui, c’est ça. En fait, la tête pourrait être — il n’a pas de tête, alors il commence à se voir avec une tête de Minotaure. En fait, c’est ça l’idée du Minotaure, avec sa tête de taureau.

CV : En terminant, pour la dernière partie de l’entrevue, je voudrais simplement parler un peu de la technique utilisée dans Physique de la tristesse. L’encaustique, c’est quand même assez particulier.

TU : Oui, c’est un médium particulier.

CV : Je ne sais même comment vous avez eu l’idée d’utiliser cette technique-là pour ce film. D’abord, c’est vraiment une technique spéciale, antique…

TU : … très difficile.

CV : Oui ! Très difficile. Alors, pourquoi vous donner autant de mal ?

TU : Autant de mal ? Parce que je cherche à rendre ma vie toujours plus difficile ! [Rires] Parce que j’aime me faire souffrir ! Dès le début, quand j’ai lu le livre et que j’ai eu l’idée de ce film-là, j’ai pensé : « Il faut que je fasse ce film avec une technique particulière. » Ce n’était pas assez juste de m’asseoir à l’ordinateur et de dessiner.

CV : Vous avez bien fait les dessins, pour vrai ?

TU : Oui ! Oui, oui !

CV : Je veux dire, c’est impossible d’imiter l’encaustique à l’ordinateur…

TU : Non, ce n’est pas possible. Pas possible. Je voulais que chaque image porte une souffrance — un effort physique, si vous voulez. C’est une technique dans laquelle vous devez beaucoup vous investir physiquement. Il faut être en forme. Ça, je ne le savais pas au début, quand j’ai commencé. Je pensais que ça allait être plus facile — et je ne connaissais pas la technique ! Donc, en premier, j’ai dû demander à mon père, qui est un peintre, de m’expliquer comment ça fonctionne. Il m’a donné une recette qui est sortie d’un de ses livres anciens. Auparavant, j’avais essayé de commencer en utilisant des produits préfabriqués (il y a certaines compagnies qui fabriquent les produits pour l’encaustique, de la peinture déjà préparée). Mais ça n’a pas fonctionné. Je ne sais pas… Je n’ai pas beaucoup aimé l’expérience. Donc, à un moment donné, j’ai commencé à mélanger mes propres peintures tout seul, avec cette recette trouvée par mon père. Et c’est à ce moment-là que j’ai compris comment ça fonctionnait.

Au début, les premières scènes ont été un désastre. Les trois premiers mois, ça n’a pas fonctionné du tout et, plus tard au montage, j’ai enlevé presque toutes les scènes faites au début. J’ai eu peur ! J’avais dit à mon producteur : « Je connais ça, ça va être super ! » Et quand j’ai commencé et que ça n’a pas fonctionné, je me suis vraiment demandé : « Mais qu’est-ce que je vais faire maintenant… ? » Et tout à coup, il y a eu un déclenchement et j’ai commencé à comprendre.

En fait, cette idée-là m’est venue exactement des tombeaux des Égyptiens. Dans les sarcophages, ils mettaient des portraits faits à l’encaustique. Ces portraits-là sont les premières peintures réalistes, les premiers portraits réalistes de personnes — celles qui étaient enterrées dans ces sarcophages, dans ces tombeaux. Comme les premières capsules temporelles étaient ces sarcophages, avec tous les objets de leur vie quotidienne, je trouvais que, conceptuellement, ça marchait super bien pour le film. Pour moi, comme je voulais vraiment faire un portrait de ma génération — c’est un film-portrait —, je me suis dit : « Oh ! OK, il faut que je le fasse avec cette technique-là ! » Ensuite, j’ai commencé. C’était juste la question d’inventer comment animer ça, cette technique-là.

CV : Oui ! L’encaustique est déjà suffisamment compliquée pour faire même…

TU : … une seule image.

CV : Oui ! Une image fixe, qui ne bouge pas.

TU : Oui, faire de l’animation avec, c’est malade… C’est malade.

 


:: Physique de la tristesse (Theodore Ushev) [ONF]

 

CV : C’est la cire ! Il faut utiliser la cire de façon à l’animer, ça doit être l’enfer !?

TU : Oui. Le plus difficile, c’était de contrôler la façon de fondre la cire. Pour changer l’image, il faut la réchauffer à nouveau. Donc, ça doit redevenir liquide, pour enlever une partie. Donc, ça se passe avec un séchoir à cheveux ou avec un hot gun (un outil qui permet de chauffer des trucs). Parfois, on met la température un peu trop élevée et, avant même de s’en rendre compte, toute l’image est détruite. Parce qu’on a mis [l’appareil] un peu plus près ou un peu plus loin. Il faut réagir immédiatement, très vite, et dessiner très vite. Tous les pigments sont dans une plaque chauffante, avec la cire chauffée, liquide — ça dépend de la température, ça dépend aussi de la cire d’abeille que vous avez utilisée — et juste bouger votre main, déjà, c’est fait [le dessin est changé]. Vous devez faire très vite votre dessin, et encore, et encore, puis chauffer, et encore, et encore.

CV : Et vous n’avez même pas encore filmé l’image !

TU : Vous faites votre image, ça sèche, ça reste fixé, alors vous faites « clic » et vous filmez. Et on recommence pour la prochaine.

CV : C’est pire que la peinture sur verre !

TU : Ouf, bien pire. C’est beaucoup plus difficile. La peinture sur verre, ça reste toujours « ouvert », dans le sens que ça ne sèche jamais. Si ça sèche, c’est perdu. Moi, j’aimais beaucoup cet aspect-là [de l’encaustique], qui produit des images fixes, qui ne bougent pas et qui sont « fermées ». Il faut les « rouvrir », donc c’est comme fermer son sarcophage et le rouvrir encore une fois. C’était ça, le principe. Après un certain moment, je suis devenu vraiment très rapide et j’arrivais à faire six secondes par jour, ce qui est pas mal… Je pense que même les Chinois ne sont pas capables de faire ça. J’ai trouvé mon rythme, ma façon. Je vais vous dire : je n’ai jamais, jamais été aussi heureux que pendant que je faisais ce film-là.

CV : Ah ! oui ? Malgré le fait que c’était si difficile ? Ça doit être la technique la plus difficile que vous avez employée…

TU : Oui, c’était incroyable. Je me suis senti dans un état incroyable. Juste de sentir l’odeur de la cire d’abeille, c’était incroyable. C’était comme un… comme un narcotique, parce que c’était très bon, ça sent très bon. J’adore le miel et tout ça. C’était comme ça. Je dois remercier Marc Bertrand qui m’a donné cette possibilité. C’était vraiment un moment spécial, juste de faire ce film. Je me sentais vraiment comme au paradis en faisant ce film. Je ne voulais pas finir ! C’est la première fois que je me suis dit : « OK, s’il me laisse trois années de plus, je peux faire un long métrage avec ça. » Mais bon, ce n’était pas ça l’idée. Ça ne serait pas si efficace si c’était si long.

CV : Qu’est-ce que vous espérez pour ce film-là ? Vaysha est quand même allée aux Oscars. Est-ce que vous pensez à ça ?

TU : Pas du tout. Je ne pense pas que [Physique de la tristesse] sera en nomination aux Oscars, pour trois raisons. Les gens de l’Académie n’aiment pas les films qui sont si complexes (le film est un labyrinthe, comme je disais, la dramaturgie est trop complexe pour eux). Ils n’aiment pas les films qui parlent de tristesse, jamais (ils adorent les films qui sont optimistes). Et enfin, la durée du film est absolument anti-Oscar (ils n’auront pas la patience de s’asseoir et de regarder un film de 27 minutes). Mais bon, je ne fais pas de films pour être nommé aux Oscars. Je fais des films pour m’exprimer, et je pense qu’il y a beaucoup de gens qui ont aimé le film. Jusqu’à maintenant, il a été sélectionné dans tous les festivals auxquels il a été envoyé. Et, pour tout le monde qui a vu le film, le premier commentaire est toujours : « C’est ton meilleur film. » Je reçois ce commentaire de 100 % des gens qui me connaissent, qui ont suivi mon parcours et qui savent ce que j’ai fait. Le premier commentaire, c’est toujours : « Ça, c’est ton magnum opus. » Et je l’ai senti comme ça en faisant le film. Je suis hyper content, peu importe si le film est envoyé aux Oscars ou pas, peu importe s’il est éliminé ou pas, pour moi, ça reste mon meilleur film et je suis plus que satisfait.

La grande leçon de Theodore Ushev aux Sommets aura lieu le jeudi 5 décembre à 9 h 30
Physique de la tristesse sera présenté en clôture le dimanche 8 décembre à 19 h

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Article publié le 3 décembre 2019.
 

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