DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Entrevue avec Guillaume Pelletier-Auger

Par Jérôme Bretéché


:: A Calming Vortex (2022)

Guillaume Pelletier-Auger est un artiste et cinéaste d’animation qui explore depuis 2016 les techniques liées aux arts génératifs. Ce qui caractérise ce courant d’art numérique est qu’il est entièrement fondé sur le code et l’écriture algorithmique. Les œuvres abstraites qui en émanent sont particulièrement immersives et comportent une grande complexité de motifs, de textures et de couleurs. Les films animés de cet artiste numérique autodidacte sont réalisés sans équipe et en dehors des systèmes classiques de production. Les outils qui en permettent la réalisation sont libres de droits, les animations se génèrent parfois en temps réel et peuvent se transformer à l’infini ; l’intégralité de son travail de programmation est consultable et les films sont visibles en dehors de toute contrainte. 

 

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Jérôme Bretéché : Tu es un artiste numérique qui réalise autant des films d’animation, des compositions musicales que des images fixes. Lorsque l’on voit les œuvres que tu produis, on remarque que tu possèdes des connaissances poussées en cinéma d’animation, en esthétique et en histoire de l’art, mais aussi en mathématiques et en programmation. Quel est ton parcours ? Comment as-tu accumulé toutes ces connaissances ?

Guillaume Pelletier-Auger : J’ai étudié en animation. J’ai fait le programme de dessin animé au CÉGEP du Vieux Montréal entre 1999 et 2002. Par la suite, j’ai réalisé des films d’animation avec les différents bailleurs de fonds publics comme la SODEC, le CALQ et le Conseil des arts du Canada. Je réalisais à l’époque des films narratifs dessinés sur papier avec une postproduction numérique. Chaque projet nécessitait une petite équipe et prenait quelques années de travail. À la fin d’un projet, on avait des piles de dessins de plusieurs pieds de haut. J’ai toujours eu un intérêt pour la programmation. J’ai eu un cours de programmation au secondaire et je me créais des programmes chez moi pour le plaisir. À 15 ans, je maintenais une correspondance avec des gens avant internet via des babillards électroniques (Bulletin board systems ou BBS) et j’avais donc créé une application pour gérer mes correspondances. J’avais envie de créer et de programmer, mais je ne voyais pas une utilité directe à ce moment.

JB : Quel a été le déclic ?

GPA : Je faisais de la musique en même temps en tant qu’amateur, mais je n’ai jamais eu de formation. Un jour, j’ai eu envie de faire un spectacle et je voulais que l’animation puisse répondre à ce que je joue. J’ai imaginé un film d’animation interactif avec un personnage qui réagit à la musique. La première découverte fut MAX/MSP. Ce logiciel était relié à Ableton Live que j’utilisais déjà pour faire de la musique. J’ai commencé à faire des recherches en ligne et j’ai découvert par la suite Processing et p5.js. C’est à ce moment que tout a explosé, j’ai trouvé des milliers de pages web sur le sujet. Un monde s’ouvrait à moi. C’est fascinant à quel point on peut passer sa vie dans le monde des arts sans connaître cela !

Concernant les connaissances mathématiques, je les ai apprises par moi-même à partir de 2016. J’avais avant une certaine aversion pour les mathématiques, comme la plupart des gens, avant que j’y trouve un intérêt. Depuis l’antiquité, de nombreuses personnes ont créé des connexions entre les mathématiques et l’art. L’art associé à l’informatique existe depuis les premiers ordinateurs.


:: Tilling (2017-2018)

JB : Je trouve justement qu’il y a dans tes œuvres une continuité avec le travail des artistes informaticiens des années 1960 comme Larry Cuba, les frères Whitney ou Bernard Longpré. Est-ce que ces artistes ont été des influences pour toi ?

GPA : Ils ont été des influences et particulièrement le film Calculated Movements (1985) de Larry Cuba que j’ai découvert en 2016. Il y a peu d’artistes dans le monde de l’art génératif qui se considèrent comme cinéastes. Leur travail est contextualisé dans le milieu de l’art numérique. Il peut être présenté dans des galeries, d’autres font des GIF. Il y a très peu d’artistes qui utilisent ces outils pour faire un film avec un début, un milieu, une fin et un générique. Il y a quelque chose de très « old school » dans cette pratique. Comme j’avais étudié en cinéma d’animation, il était important pour moi de garder cette structure. Les films de Larry Cuba ont le souffle d’un court métrage. Je pourrais aussi citer Jordan Belson et Mary Ellen Bute. Ce sont ces exemples qui m’ont fait découvrir qu’il est possible de faire de la programmation et des films. Lorsque je fais un film d’animation abstrait et que je l’envoie dans des festivals, je me sens un peu seul car c’est un milieu que les autres artistes numériques ne connaissent pas forcément. Ce que j’aime avec le réseau des festivals d’animation, c’est que c’est un milieu très ouvert, car toutes les techniques sont possibles et sont bienvenues. Le public est habitué de se faire présenter de nouvelles idées. Cela m’a permis de faire le pont entre une formation traditionnelle et ces nouveaux outils.

JB : C’est justement grâce aux festivals que j’ai découvert ton travail et particulièrement le film What the Walls Feel as they Stare at Rob Ford Sitting in his Office (2020), qui est une collaboration avec le compositeur de musique minimaliste Frank Horvat. Est-ce que tu peux contextualiser ce projet et nous expliquer quelle était ta vision au départ ?

GPA : Frank Horvat est un musicien de Toronto très productif et versatile. Tu l’as présenté comme compositeur de musique minimaliste, mais il fait plein d’autres choses. En 2019, il a composé un nouvel album et il voulait que chacune de ses pièces soit adaptée en film par des cinéastes d’animation expérimental. Il a découvert mes films et ceux de Moïa Jobin Paré [NDLR : Elle a réalisé entre autres le film 7 Pianos (2020)] grâce au Festival du film d'animation d’Ottawa. Je me suis retrouvé avec la pièce avec le titre le plus mémorable et coloré et je trouvais intéressant comme défi de le mettre en image. Le sujet était libre et je voulais réaliser un film abstrait. Le titre est très verbeux et imagé, mais la musique ne révèle rien de précis, il y a peu d’emportements et elle est presque léthargique.

J’ai eu cette idée de mur, de créer une surface plane composée de pastilles rondes. Spatialement, c’est un mur, très plat sans profondeur et ça évoquait le titre. Cela me donnait aussi un cadre restreint. Cela allait devenir mon carré de sable dans lequel m’amuser. La décision créative était de me coller le plus possible au son, de ne pas créer de contraste. Le grand défi venait de la durée de 9 minutes et du fait qu’il n’y a pas de nouveau matériel musical introduit. Il fallait créer un monde qui ne change pas mais ne se répète jamais.


:: What the Walls Feel as they Stare at Rob Ford Sitting on his Office (2020)

JB : Il y a certes une corrélation entre le son et l’image, mais il n’y a pas une volonté de synchronie ou d’illustration sonore. J’y vois plus un cheminement, quasi hypnotique, qui se développe de manière autonome.

GPA : Oui, c’est un bon point. Je voulais me coller au son sans pour autant faire de « Mickey Mousing» et que chaque élément soit accentué. Pour résumer et sans trop endormir les lecteurs, les cercles sont répartis également sur un plan cartésien et je les fais passer à travers des transformations mathématiques. Cela tord la grille de différentes manières et génère un sens narratif à travers leurs déplacements. Le titre demande à quoi pensent les murs et en voyant cette surface se déformer, je me suis mis à voir un mur en train de s’exprimer d’une manière que l’on ne peut pas comprendre. Je pensais beaucoup à Solaris (1972) de Tarkovski lorsque l’astronaute se retrouve face à la surface complètement noire de Solaris. On sait que Solaris est vivante, mais on ne peut pas savoir comment cette pensée existe et est articulée. Il y a cette notion d'incommunicabilité qui me plaît. Le potentiel narratif provient des torsions plus douloureuses ou harmonieuses, les ruminations, les brisures de rythme. J’ai écrit beaucoup plus de transformations mathématiques que l’on voit dans le film et il y a eu ensuite un travail de sélection et une volonté de créer un fil narratif.

JB : Justement, concernant cette méthode de travail, tu as un parcours en animation traditionnelle où généralement tout est anticipé avec un story-board et une animatique. Dans cette approche des arts génératifs, il y a une plus grande part d’inconnue. Je me demandais comment cela a changé ta manière de faire des films et quelle place est laissée à la machine ?

GPA : Il est clair que cela change tout. Ça a brisé tout ce que j’ai appris en faisant de l’animation narrative. En animation tout est très télescopé, on ne dessine pas cinquante fois un personnage si on ne sait pas ce qu’il va accomplir dans la scène. Tout doit être anticipé et il y existe toute une structure de préparation. Je trouve très le fun le fait de mettre la hache là-dedans et de réaliser qu’il existe de nouvelles façons de faire des films d’animation. On peut créer une multitude de choses et faire des choix après coup. Concernant la place de la machine, on passe notre temps devant un ordinateur, mais l’acte de programmer, contrairement à l’utilisation de programmes existants, permet de créer une multitude de workflows, de modi operandi.

JB : En effet, tu développes tes propres outils pour réaliser tes œuvres et même créer ton site internet. Est-ce une façon d’avoir plus de contrôle ou bien te sens-tu limité par les logiciels grand public ?

GPA : Je suis attiré par les solutions et le plaisir d’avoir des objets sur mesure. Il y a quelque chose de très plaisant dans le fait d’avoir des outils parfaitement adaptés à nos besoins. Le logiciel que j’ai créé pour faire mon site web est très simple. Il ne sert qu’à ça et le fait exactement comme je veux. Il y a une simplicité que je trouve séduisante, contrairement aux logiciels plus généralistes qui servent à faire plein de choses différentes et de manière plus complexe. J’ai un père qui est ébéniste, donc j’ai grandi dans une maison où tous les meubles ont été faits par lui. Il me faisait des jouets en bois. Le plaisir lié à ces jouets était complètement différent de ceux achetés en magasin. Je créais aussi dans mon enfance mes propres jeux de table avec leurs règles, des nouveaux jeux de cartes. Ce désir de créer ses propres outils vient de ce plaisir qu"il y a à interagir et à changer notre environnement.

JB : L’art génératif est complètement virtuel, cependant ton travail est très ancré dans le réel. Je trouve tes œuvres très organiques, vivantes et parfois végétales.

GPA : Oui, c’est vrai. Malgré le fait que les outils que j’utilise sont très efficaces pour faire de l’art abstrait, je reste très attaché à l’art figuratif, ou du moins j’en suis moins éloigné que je le pense parfois. Il y a en effet beaucoup de plantes.

Il y a aussi une certaine ouverture au fait que l’abstraction évoque le monde figuratif. Quand je regarde le matériel que je crée, j’imagine à travers certaines lignes des arbres ou un lac vu du ciel. Je reste ancré dans le réel. Il y a aussi une volonté de ne pas être dans la pure abstraction. J’aime beaucoup Sophie Taeuber-Arp qui était une artiste dada et dont l’art abstrait rappelle des formes ou possède des titres comme « 3 bateaux» ou «Chapeaux colorés». J’aime cette approche où l'on accepte le fait qu'on puisse se projeter des images lorsqu'on voit de l’art abstrait.


:: Ravines (2019)

JB : Tes films sont constitués d’images totalement virtuelles et cependant on remarque qu’elles sont très texturées. Il y a beaucoup de grain, des effets de netteté et de flou. Dans Ravines (2019), les lignes semblent être dessinées à la main. Qu’est-ce qui te pousse à te rapprocher autant des techniques analogues ?

GPA : Je suis très attaché à l’aspect physique et texturé malgré l’utilisation de l’ordinateur. Lorsque je faisais des films narratifs, je trouvais que la postproduction numérique était plus froide en comparaison aux films composés de cellulos réalisés à la peinture à l’huile et photographiés au banc-titre avec une caméra 35mm. Je choisissais du papier texturé, j’y ajoutais des saletés. J’y pense beaucoup avec mon travail numérique. Je mets peut-être beaucoup d’effort dans des choses que les gens ne verront pas forcément. J’ai beaucoup travaillé sur le grain et le flou pour le film de Horvat. Malheureusement le grain est la première chose qui part lorsque l’on regarde un film compressé sur YouTube.

Je me suis aussi intéressé aux algorithmes qui simulent le trait de crayon au graphite par exemple. Je suis attaché à l’esthétique analogique sans pour autant être un puriste. Cette beauté peut ou pourra être recréée numériquement. Les premières caméras numériques étaient très critiquées il y a 20 ans, maintenant, il est parfois très difficile de percevoir la différence entre numérique et analogique et cela va encore évoluer durant les prochaines décennies. Il y a des gens attachés à interagir physiquement avec les bobines et je peux comprendre, mais je préfère avoir des outils peu onéreux et continuer à modéliser cette chaleur analogique.

JB : Tous tes codes qui ont permis de réaliser tes films sont accessibles, tu proposes des cours, tes films sont téléchargeables en haute qualité sur ton site internet. Peux-tu nous parler de ta vision du partage et de la communauté autour de ta pratique ?

GPA : Quand j’ai commencé à faire des recherches sur Processing, p5.js, j’étais très enthousiaste de voir à quel point il était facile de lire les codes des artistes. J’ai passé beaucoup de temps à lire le travail des autres. Il y avait quelque chose de très accueillant dans cette approche. Il y a une certaine terreur dans l’acte de programmer, c’est très intimidant. Certains pourraient utiliser ce caractère intimidant pour avoir du pouvoir et du prestige, mais c’est absolument l’inverse qui se produit. Cela m’a fait sentir que c’était possible de le faire, même s’il faut être à l’aise avec l’idée que l’on ne comprend pas. Quand je me suis mis à faire la même chose, j’avais le désir de tout partager.

C’est cependant une question épineuse actuellement car il y a beaucoup de gens qui utilisent l’art et le code des autres pour créer des NFT sans demander des autorisations. Donc c’est une situation qui évolue. Certains logiciels libres ajoutent maintenant des restrictions pour éviter que cela se produise. Même s’il y a parfois des abus, je veux continuer à partager mon art.

 

Tous les films de Guillaume Pelletier-Auger sont accessibles gratuitement sur le site internet de l’artiste : https://pelletierauger.com/

 

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Article publié le 20 octobre 2022.
 

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