C'était en février dernier, autant dire une éternité, lors de la 70e Berlinale où, au sortir d'une conférence de presse pour l'un des deux films qu'elle présentait lors de cette édition, la directrice photo Hélène Louvart a accepté de nous accorder une entrevue. Grande complice d'Alice Rorhwacher, d'Eliza Hittman, de Sandrine Veysset, de Nicolas Klotz ou encore de Jacques Doillon, Louvart a signé quelques-unes des images les plus poétiques du cinéma mondial au cours des dernières décennies. Avec Dunja Bialas, amie et collègue, éditrice de la revue de cinéma allemande artechock, directrice d'UNDERDOX (le festival de cinéma documentaire et expérimental de Munich), et programmatrice à la Semaine de la critique de Berlin (là où Louvart s'était entretenue la veille avec Dennis Lim et Sebastian Lojo), nous avons erré un moment à trois autour de la Potsdamer Platz, à la recherche d'un lieu tranquille où nous pouvions nous entretenir.
Dunja Bialas : Ce qui est frappant avec vous, c’est qu'on réalise en rétrospective qu'on connaît beaucoup, beaucoup de films où vous avez fait la caméra. Et ça m’a étonné de constater leur diversité. Je connaissais bien Alice Rohrwacher ou Karim Aïnouz, avec par exemple Invisible Life (2019), mais j’ai découvert cette relation très dense entre leur deux démarches du fait que je sais maintenant que vous avez fait leur direction photographique. Comment les projets viennent-ils vers vous ? Comment les choisissez-vous ? Ça m’apparaît toujours, si vous me permettez l’expression, comme des choix de projet de très, très haut niveau.
Hélène Louvart : C’est vrai que depuis que je fais ce travail, depuis le début, j’ai toujours fait des choix. Toujours. Des choix de films qui m’intéressaient. Et forcément, après, les personnes me contactent pour les films qu’ils ont vus. Donc, si ce sont des choix qui, pour moi, ont été pertinents, les personnes, les réalisateurs ou les réalisatrices qui me contactent ont forcément une envie de faire des films pertinents ou du moins qui me touchent, puisqu’ils ont envie, inconsciemment, de reproduire un monde visuel qu’ils ont vu chez moi. Et si j’ai fait auparavant des bons choix, les personnes qui me contactent généralement ont des beaux projets et cela se confirme dans le temps.
Mais effectivement, je suis très sélective dans les films sur lesquels je travaille. De par la qualité des réalisateurs et des réalisatrices, et même si ce sont quelquefois des premiers films. Je peux ressentir si les cinéastes qui font leur premier film ont vraiment leur film en tête et s’ils sont des vrais cinéastes en devenir et les autres personnes qui ont déjà fait des films, bien je peux voir si les films qu’ils ont faits me conviennent.
DB : Par rapport à l’esthétique ou par rapport à l’histoire ?
HL : C’est pas par rapport à l’esthétique, c’est plutôt par rapport aux histoires qu’ils racontent, à comment ils racontent les histoires... Et surtout si ils sont sincères en le faisant. Parce que pour moi, la sincérité dans le travail est très importante. Quand je dis la sincérité, c’est qu’on peut faire des choses quelquefois, qui peuvent être plus... pas forcément réalistes, mais il faut toujours être sincère, au début, quand on fait un film. Et c’est là où moi je suis très intéressée de faire ces choix, ces choix de film sincère, qui ont une portée pour une audience, mais aussi des films ont des thèmes qui peuvent faire évoluer la société ou faire évoluer le regard que le spectateur pourrait avoir à son tour.
:: Happy as Lazzaro (Alice Rohrwacher, 2018) [Netflix]
:: Invisible Life (Karim Aïnouz, 2019) [Canal Brasil]
:: Never Rarely Sometimes Always (Eliza Hittman, 2020) [Cinereach]
DB : C’est intéressant parce que vous parlez du réalisme, qui est important pour votre travail par rapport à la beauté. Mais ce qui me frappe, c’est que dans vos images il n’y a pas ce côté vraiment réaliste, ni la stylistique du réalisme, celle qu’on découvre par exemple chez les frères Dardenne. Chez vous, c’est beaucoup plus stylisé et beaucoup plus travaillé. Et j’ai l’impression que de là sort, en quelque sorte, un imaginaire, un surplus qui émane du réalisme.
HL : Oui, c’est-à-dire que moi je pense que c’est bien de partir d'un réalisme, mais de le sublimer, un peu, de le monter, de l’interpréter. Ça veut dire que le réalisme, il est là autour de nous, visuellement, mais visuellement, ça implique de faire un choix de manière à ce qu’on le déréalise un peu, puisqu’il y a une interprétation qu'on assume. C’est-à-dire que faire un film, c’est interpréter par rapport à l’histoire et donc forcément, avec un cadre, une manière de filmer, mais aussi avec une lumière, puisque la lumière, c’est aussi une manière d’interpréter, de se demander comment on voit les choses.
Est-ce que ce qu’on voit ici autour de nous est quelque chose de très clair, de trop éclairé ? Ou de plutôt doux ? Chacun le voit, comme on le voit, mais quand c’est dans un film, il faut faire des choix. Et ces choix-là, c’est vraiment l’interprétation du réel. Alors, soit on interprète un petit peu et qu’on reste quand même assez proche d’un réalisme, comme le film avec Eliza Hittman [Never Rarely Sometimes Always, 2020]. Là, on interprète le réalisme, mais on reste réaliste pour que l’histoire et les personnages restent crédibles. On voit, on interprète, mais pas trop. Sur d’autres films, on peut interpréter beaucoup plus.
Mathieu Li-Goyette : Par rapport à ce travail d’interprétation, où s’arrête, disons, votre désir de couleur, de composition, de mouvement et où commence celui du metteur en scène avec qui vous travaillez ?
HL : C’est un mélange. C’est vraiment un mélange. C’est-à-dire que moi, je peux interpréter à ma manière, mais finalement, je ne le fais pas. J’interprète à ma manière, mais avec le regard du réalisateur au de la réalisatrice, et je passe du temps pour comprendre comment ils interpréteraient dans un monde imaginaire et je suis là pour le concrétiser. Mon interprétation, je viens l’additionner avec l’interprétation du réalisateur ou de la réalisatrice. Je peux guider, mais je ne fais pas quelque chose qui serait en désaccord avec leurs souhaits, même si quelquefois, c’est compliqué de dire et d’exprimer les souhaits que le réalisateur ou la réalisatrice veut.
Par contre, j’essaie de comprendre ce qu’ils ne veulent pas. Et si je comprends ce qu’ils ne veulent pas, logiquement, je suis censée comprendre ce qu’ils veulent.
MLG : Vous disiez tout à l’heure que vous travaillez parfois avec des premiers réalisateurs ou réalisatrices. Est-ce que dans ces cas de figure vous les guidez davantage ?
HL : Bien évidemment, je les guide, mais ils ont souvent, les réalisateurs ou réalisatrices de premier film avec qui je travaille, ils ont déjà beaucoup, beaucoup d’idées. Ils savent déjà ce qu’ils veulent et c’est pour ça aussi peut-être qu’ils me contactent, parce qu’ils savent que je vais pouvoir les amener là où ils souhaitent. Mais effectivement, je suis là aussi pour donner des « barrières » si je sens qu’ils ou elles pourraient faire des erreurs dans ces choix. Je suis là non pas pour leur dire : « Ne faites pas ce choix-là », mais pour mettre quelques alarmes en leur disant : « Attention, peut être que ça, ça ne sera pas très bien. Il faut peut-être faire un peu différemment ». Mais, en même temps, quand ce sont des premiers films, je fais attention quand même d’aller là où ils veulent aller, parce que quand on les laisse aller là où ils veulent aller, c’est souvent là où ils font des très bons premiers films. Il faut juste avoir les oreilles et les yeux bien ouverts pour savoir où est-ce qu’ils veulent aller et de les laisser créer leur propre langage, qui peut être un peu innovant. Et c’est ça, l’intérêt des premiers films. C’est qu’il y a un côté un peu « Pschitt ! » qui peut faire quelque chose de super. Mais bien évidemment, je dois un peu guider d’une manière visible ou invisible, mais ils savent que je peux guider tout en leur donnant confiance et jamais je ne m’imposerai en disant : « Non, on ne fera pas comme ça ». Jamais.
DB : C’est un peu souffler des images au réalisateur, en même temps que vous établissez un dialogue.
HL : Ah oui. De travailler seule, comme opératrice, ça n’a aucun intérêt. Moi, je travaille en collaboration avec un réalisateur ou une réalisatrice. Après, je travaille avec une équipe, bien sûr, mais avant toute chose, c’est une collaboration. Et la collaboration pour moi est essentielle. Et même si quelquefois, c’est difficile de dire et de formuler en tant que réalisateur ou réalisatrice ce que l’on souhaite, je suis là pour les aider à ouvrir cette forme de « jardin cinématographique ».
DB : Vos images sont très physiques, et j’ai l’impression que ça vient du corps, vraiment, que vous allez contracter le corps des choses, des hommes, des femmes et à partir de là vous trouvez vos images.
HL : Oui, c’est très physique. L’idée, c’est quand même que tout film qu’on fait, dans les films sur lequel je travaille, on filme des gens, on filme des personnages qui sont des êtres humains qui interprètent et on fait en plus le point sur eux. Donc, forcément, moi, j’essaye toujours de monter cette impression qu’ils existent. Ils sont physiquement là, avec leur corps et leur visage. Et ça, c’est mon métier. Après, d’un point de vue du travail, je peux faire autant une prise de vue un peu physique ou alors une prise de vue en accord avec la personne qui réalise, beaucoup plus contemplative ou objective, et quelquefois, quand il faut être subjectif, c’est-à-dire de mettre aussi mon déplacement dans le cadre et de suivre les personnages, c’est aussi quelque chose que j’aime beaucoup faire. Il y a toujours un mélange entre objectif ou subjectif. Pour le film Todos os Mortos (Marco Dutra et Caetano Gotardo, 2020), on est beaucoup plus objectif. On regarde, on observe. On panote à gauche ou à droite, mais on les regarde. Pour le film d’Eliza Hittman, à nouveau, on est moins regardant, on est avec eux. Donc, il y a plus une part de subjectivité.
:: Todos os Mortos (Marco Dutra et Caetano Gotardo, 2020) [Dezenove Som e Imagem]
MLG : Todos os Mortos est une histoire d’appropriation culturelle, en plus de porter sur différents métissages culturels. Objectivement, donc, ça vous fait une donnée chromatique de base qui est la peau. De quelle manière est-ce que cela a impacté votre travail ?
HL : Bien sûr, bien sûr, puisque les protagonistes de peau blanche étaient très blancs. Ana (Carolina Bianchi) était particulièrement très blanche dans le film. C’était d’ailleurs son caractère, puisque c’est quelqu’un qui ne sort jamais de chez elle, donc qui ne prend pas la lumière, ne prend pas le soleil ou très rarement. Donc, elle était très blanche et Iná (Mawusi Tulani) à l’inverse, par exemple, était de peau beaucoup plus noire, donc forcément, dans mon travail, c’est une grande différence. C’est-à-dire qu’il faut pouvoir éclairer Ana ou Maria (Clarissa Kiste) d'une manière et Iná d’une autre manière et forcément, en lumière, c’est presque l’inverse. Il faut retenir la lumière sur les peaux très blanches et en donner plus pour Iná sans non plus avoir l’impression qu’elle est soudainement sur-éclairée. Parce que de sur-éclairer une peau noire, ça ne va pas. Ça fait des brillances. Donc, il faut aussi qu’elle émane d’une pénombre, qu’elle soit lumineuse sans pour autant la sur-éclairer. Et pour les peaux blanches, dans Todos os Mortos où ils sont vraiment très blancs, il faut retenir la lumière pour qu’ils ne soient pas trop blancs non plus.
DB : Ce qui marque ici, c’est aussi la composition avec la lumière dans le film. Il y a des scènes où on va dehors, et c’est très, très clair, très lumineux, très blanc. Je dirais aussi que la lumière est souvent vraiment blanche et on la voit entrer dans l’intérieur par sa blancheur. Et aussi, on a les scènes avec les bougies qui présentent plutôt une lumière très sombre, plongée dans le noir. Tout ça fait écho au récit colonial du film.
HL : Oui, c’est-à-dire qu’en fait, dans Todos os Mortos, on a quand même tous les intérieurs, puis des scènes avec soleil ou sans soleil, mais qui est un soleil un peu fort et désagréable, surtout pour Ana. C’est-à-dire que c’est un soleil... qui l’a fait préférer de rester en intérieur. L’extérieur, c’est trop lumineux pour elle. Elle se sent nettement mieux en intérieur, sauf quand elle va dans le jardin. Mais dans le jardin, il n’y a pas de soleil. C’est un jardin un peu à l’ombre. Et ça, c’était vraiment un concept qu’on a vu avec Marco et Caetano, que l’extérieur est un peu un ennemi pour elle et c’est pour ça qu’elle reste en intérieur. C’est quelque chose qui n’est pas agréable, sauf quand elle sort dehors, derrière la grille et qu'elle rencontre une fois ce jeune homme.
À l'inverse, toutes les scènes de nuit avec les bougies, c’est seulement des scènes de bougies. Déjà, puisque c’était au siècle dernier, il n’y avait pas d’électricité et ils s’éclairent donc à la bougie. Mais toutes les scènes avec Iná, quand elle chante pour guérir la mère, forcément, il fallait que ça soit sombre. Il fallait que ça soit quelque chose qu’on ne voit pas bien. Et si soudainement on voyait plus clair, ça ne marchait plus. C’est un rituel. Et comme tout rituel, il faut que ça soit sombre et qu’en plus que les peaux noires, quand on est dans une ambiance sombre pour Ana, puissent refléter un peu sa peur tout en étant bien marquées dans l'obscurité. C’est pour ça que, à la fin, quand elle boit le vin avec sa sœur, elle voit des ombres dans le fond, dans le salon, où c’est sombre. Si c'était éclairé il n’y aurait pas d’ombre. Mais là, quand c’est dans le noir, on ne sait pas s’il y a des gens ou pas. Sa relation à la lumière et à l'obscurité fait partie de sa construction mentale.
:: Todos os Mortos (Marco Dutra et Caetano Gotardo, 2020) [Dezenove Som e Imagem]
:: Happy as Lazzaro (Alice Rohrwacher, 2018) [Netflix]
MLG : Dans Todos os Mortos, c’est très frappant, cette manière dont, justement, les lumières plus tamisées attisent une forme de croyance rituelle ou de foi inquiétante. Et j’ai remarqué que, d’une manière très différente, vous utilisez la lumière dans Lazzaro Felice (Alice Rohrwacher, 2018) pour souligner, souvent par la négative, d’autres types de rapports de croyance, cette fois-ci entre la foi et le monde contemporain. Évidemment, on associe généralement la lumière à la croyance. Est-ce que vous croyez en cette même association ou vous méfiez-vous de cette lumière « sacrée » ?
HL : Je m’en méfie. La lumière du soleil représentant la lumière céleste, moi, j’en suis pas très convaincue, évidemment. [Rires] D’autant que pour Lazzaro Felice, le soleil, pour Alice, ce n’est pas divin, c’est juste qu'il fait chaud et que les gens travaillent dans les champs. C’est une campagne pas vraiment agréable quand on travaille en plein soleil, donc, il n’y a rien de divin là pour elle. C’est un espace de campagne où on travaille avec du soleil ou une chaleur qui n’est pas du tout spirituelle. Absolument pas. Et on peut dire même que dans la partie hivernale, dans Lazzaro Felice, la lumière est beaucoup plus grise, mais c’est quand même là où on ressent plus le côté spirituel de Lazzaro. Et là où on le ressent le plus, c’est la nuit, principalement quand il est à l’église, alors que là, dans l’église, on est même dans une ambiance très sombre, sans ombres, donc sans « présence divine » et c’est là où on ressent le plus qu’il peut être un saint. Donc, en fait, avec Lazzaro Felice, c’est l’inverse de Todos os Mortos, c’est la pénombre qui peut faire resurgir éventuellement son côté d’homme bon.
DB : Justement, dans Todos os Mortos, il y a ce plan de caméra qui s’enfonce dans le noir et c’est là que vous employez une sorte de zoom. C’est un élément de film d’horreur.
HL : Oui, c’est exactement ça. On a utilisé, avec Marco et Caetano, un zoom juste pour ce moment-là et on l’avait commandé que pour ce jour-là. On savait que là, il y avait un zoom. Évidemment, ce n’est pas un travelling, parce que c’est une projection mentale de ce qu’elle voit alors qu’elle ne bouge pas, donc ça ne pouvait pas être un travelling. C’est forcément un zoom, puisqu’un zoom, s’il est utilisé à sa première expression, c’est pour exprimer qu’on ne bouge pas, mais que l’on concentre notre vision sur un élément. Donc le zoom, pour ce moment-là, c'était pour représenter ce qu’elle ressentait. Et on a fait un contrechamp également en zoom pour montrer que s’il y avait une entité qui était cachée dans la pénombre, cette entité ne bougeait pas et resserrait quelque chose sur elle et sur Maria, pour aussi donner l’impression qu’il y a quelque chose qui se passe. Oui, comme un truc où on se sent regardé. Il y a un côté qui amène une petite notion de paranoïa à cet instant du film.
DB : Oui, c’est une image mentale.
HL : Et le zoom était pour ça. Exactement l’outil dont nous avions besoin.
MLG : Dans Todos os Mortos, il y a des bonds dans l’Histoire, voire des superpositions historiques. Ces arrières-plans avec la ville moderne par exemple ou encore, à la toute fin, quand Ana décide de partir de chez elle, puis d’aller dans la lumière et d’entrer dans les grands espaces publics urbains modernes, anachroniques au récit. Est-ce que ça vous fait vouloir d'éclairer différemment pour fuir l’époque précédente ?
HL : Ce n’était pas trop la peine d’éclairer différemment parce que c’était déjà suffisamment clair. En fait, quand elle sort de chez elle, après ce moment d’aube et de jour qui arrive après la nuit, déjà, la différence est telle qu’il ne faut surtout pas la double marquer à l’image. Ce serait, comme on dit, un « fois deux ». L’image doit rester la même, sinon qu’on est plus large en cadre pour voir les immeubles. Mais la manière de filmer et la texture de l’image étaient la même puisque c’était déjà évident que le bond dans le temps était assez surprenant, puisqu'en très peu de temps ont fait un bond d'un siècle.
:: Vers Mathilde (Claire Denis, 2005) [Arte France Cinéma]
:: Pina (Wim Wenders, 2011) [Neue Road Movies]
DB : Pour revenir aux corps, vous avez déjà travaillé sur deux films de danse différents, le premier avec Claire Denis et Agnès Godard pour Vers Mathilde (2005), le second avec Wim Wenders et une caméra 3D pour Pina (2011).
HL : Agnès Godard, elle a toujours été pour moi — et on est très amies donc c’est pour ça que je peux en parler — un peu un symbole, puisqu’elle est d’une génération avant moi et qu'elle a été quelqu’un qui faisait des images qui m’ont toujours beaucoup touchée, surtout quand elle travaille avec Claire Denis. J’ai toujours eu beaucoup de respect pour Agnès. Avant que je ne la rencontre vraiment, quand elle ne pouvait pas faire des projets, bizarrement, les gens, après, se tournaient vers moi. Quand Agnès ne pouvait pas, ils appelaient Hélène. Et un jour, Agnès m’a dit qu’elle ne posait même plus la question. Elle disait même plus : « Alors, qui est-ce que vous allez contacter ? », car elle savait que c’était Hélène Louvart. Ce n’était pas parce que Godard-Louvard riment, [rires] mais on a toujours eu une continuité comme ça. Et puis pour le film Vers Mathilde avec Claire, que je connais bien aussi, moi, je respecte toujours énormément les couples dans le travail, le fait que des gens travaillent en binôme, ce qui est le cas pour Claire et Agnès. Ça m’a toujours procuré beaucoup de force et de chaleur, de savoir que deux personnes peuvent continuer à collaborer avec les années qui passent et que Agnès a aussi compris en moi que je ne l’allais jamais interférer, jamais, dans leur collaboration. Et une fois, Claire, puisqu’on est devenus amies après, Claire avait dit : « Quand Agnès ne sera pas disponible, on pourra travailler ensemble », tout en gardant sa collaboration par la suite avec Agnès. Et c'est un respect que j’ai toujours eu pour elles.
Donc on a fait Vers Mathilde en collaboration. Comme j’ai beaucoup de respect pour Agnès, elle n’a jamais ressenti en moi quelqu’un qui pourrait passer devant elle, jamais. Et on est maintenant encore plus amies, profondément, avec le temps qui passe.
DB : Et comment s’est passée cette collaboration avec Wim Wenders sur Pina ? Est-ce qu’il se référait à Vers Mathilde ?
HL : Je pense qu’avec Wim, ça s’est passé parce qu’il avait effectivement vu le film de danse de Claire. Il avait appelé Claire pour avoir quelques informations sur moi, comme ça, j’avoue. Et Claire lui avait dit des choses. Je ne sais pas ce qu’elle lui avait dit, mais en tout cas, il m’avait appelé et également, à ce moment-là, je travaillais en Allemagne sur un film produit pour un producteur de Cologne, et donc Wim avait appelé. Il avait compris que je travaillais pour l’instant avec ce producteur et lui avait dit : « Claire m’a parlé de cette opératrice, elle travaille en Allemagne ». Et comme il avait choisi une équipe de stéréographie française, il souhaitait quelqu’un de français qui puisse faire l’interface entre le côté français et allemand, et qui pouvait aussi filmer de la danse. Quand on s’est rencontrés, il m’a posé une question. Il m’a dit : « Est-ce que vous connaissez le relief ? Est ce que vous savez filmer en relief ? ». J’aurais pu dire oui et mentir et je lui ai dit : « Non, je ne connais pas ». Et je pense que ma sincérité dans ma réponse l’a touché puisqu’il a vu que je ne mentais pas et que j’étais comme je suis. Et il m’a juste demandé d’être en collaboration avec l’équipe de stéréographie. Et voilà. Il m’a fait confiance.
DB : Et c’était la première, mais aussi la dernière fois que vous avez travaillé en stéréographie ?
HL : Oui, parce qu’après, j’ai eu d’autres projets en stéréographie, mais qui ne se sont pas vraiment faits. Et puis, j’avais beaucoup d’autres propositions en 2D et donc du coup...
DB : Et ça n’intéresse déjà plus grand monde la stéréographie...
HL : Voilà.
MLG : Ça peut ressembler à une évidence, mais l’industrie du cinéma a un long historique de sexisme. Selon votre expérience, mais aussi selon votre expérience d’avoir tourné dans plusieurs industries nationales différentes, est-ce que la situation vous a semblé pire dans un métier qui est technique ?
HL : Alors moi, je n'ai jamais ressenti vraiment de sexisme me concernant. Peut-être un petit peu, au début, quelques interrogations sur le fait que j’étais une fille, mais ces interrogations sont passées. Et peut être quelquefois, avec certaines personnes masculines, de se demander si ce que je demandais était justifié, mais très vite, les gens comprennent, que ce soit dans l’équipe technique, donc lumière, machinerie, caméra et production, très vite, les personnes ont compris que mes demandes n’étaient pas injustifiées. Et donc, du coup, il n’y a jamais eu l’idée de « Ah c’est une femme et donc elle ne sait pas ce qu’elle veut ». Pas du tout. Moi, je n’ai jamais, jamais, à part quelques petits détails, je n’ai jamais eu de soucis par rapport à ça. Les gens m’ont toujours pris pour qui j’étais, c’est-à-dire une Hélène qui fait son métier le mieux possible et qui, surtout, ne joue pas sur le fait que je sois une femme ou pas, c’est-à-dire que je suis un être humain avec ma propre sensibilité. Mais je n’essaie pas de m’imposer en tant que femme et surtout, je n’essaie pas de dénigrer le travail des gens avec qui je travaille. En fait, comme je travaille toujours en collaboration, je n’ai jamais eu de soucis de sexisme, puisque je n’ai jamais amené le miroir de ça dans mes relations de travail avec les collaborateurs avec qui j'ai acceptés de travailler.
DB : J'imagine que votre travail a beaucoup changé depuis la numérisation du cinéma. Et pourtant je vous imagine en tant que photographe d’images analogiques plutôt que d'images numériques. Êtes-vous nostalgique de la pellicule ?
HL : Pas du tout. Je continue de filmer en analogue pour certains projets. Moi, je n'ai de nostalgie de rien. C’est-à-dire que j’aime autant travailler en film qu’en numérique. Ce sont juste des outils différents. On peut vraiment s’amuser aussi en numérique. On peut même quelquefois aller assez loin, tout comme en film. C'est-à-dire que c’est un stylo un peu différent. Après, il faut savoir quoi écrire avec le stylo. Il s’agit pas d’avoir des stylos différents, mais il faut savoir remplir la feuille blanche et en fait, pour moi, je m’amuse autant, peut être toujours d’une manière un peu enfantine, mais je m’amuse avec les outils, que ce soit avec une petite caméra, avec une caméra un peu plus grosse, qu’on soit en film ou en numérique, pour moi, je m’amuse. Après, en film, ça rend peut-être les choses un peu plus sérieuses, un peu plus concernées quand on commence à tourner, un peu plus organique et on se laisse un peu plus surprendre par le résultat. Donc peut-être qu'inconsciemment, on s’applique plus, puisqu’on a peur de la surprise. Et que si c’est une bonne surprise, c’est super. Et quelquefois, ça peut être une forme de déconvenue sur telle ou telle scène. Mais on sait aussi qu’après, on fera mieux.
MLG : Et comment faites-vous pour déterminer avec quel format vous allez tourner un film ?
HL : Alors déjà, ça dépend du choix de la personne qui réalise, mais essentiellement, ça dépend surtout de la production et du budget et du pays dans lequel on tourne. S’il y a encore des laboratoires ou pas déjà... C’est-à-dire que de moins en moins, je suis décideuse et même le réalisateur décide de moins en moins si son projet sera en film ou en numérique. Par exemple, pour Alice, elle, dès le début, elle dit : « Je ferai des efforts dans le budget, mais je veux filmer en film, en analogue ». Les gens, ils le savent, donc, il n’y a pas de questions. C’est clair pour elle, mais en même temps, j’ai aussi filmé avec elle en numérique l’été dernier et c’était très bien. Donc elle a compris qu’on peut faire des choses en numérique. Mais voilà, c’est différent.
DB : La pellicule rappelle aussi une question de confiance en l’image. Et c’est l’essence du cinéma. Quand j’ai vu le film d’Alice, Lazzaro Felice, pour moi, ça a été comme un soulagement. Enfin, un film, vraiment un film de cinéma, qui parle par l’image. Et en fait, c’est grâce à vous. On se le disait tout à l'heure : on a un peu l’impression que lorsque vous faites la caméra d'un film, ça devient un film de caméra.
MLG : Presque des films de direction photographique.
HL : Oui, c’est très important ce que vous soulevez-là, mais il ne faut pas non plus que ça soit des films d’opérateurs. Ça, c’est pas bien du tout. Il faut que l’opérateur reste invisible, accompagnateur. Si un jour on me dit : « Ah j’ai vu un film, mais c’est un film d’image » et c’est tout, pour moi, ça serait le pire. Autant rester chez soi et faire soi-même ses images. Au moins, comme ça, on n’embête personne.
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |