:: Monique Crouillère sur le tournage de Jeux de la XXIe Olympiade (J. Beaudin, M. Carrière, G. Dufaux, J.-C. Labrecque, 1977) [ONF]
Cette rétrospective dédiée aux directrices de la photographie a été l’occasion d’identifier l’apport significatif des femmes dans le travail de l’image à la fois sur le plan technique et esthétique. Parmi ces différentes explorations, nous avons valorisé le parcours de cheffes opératrices qui dans certains cas déjouent les conventions du métier et bouleversent les codes cinématographiques. Si nous reconnaissons plus aisément la signature d’une cheffe opératrice dans un film de fiction, comment se traduit-elle avec le documentaire ? Dans le contexte québécois, nous assistons dans les années 1960 à l’expansion d’une pratique documentaire, notamment avec l’émergence du cinéma direct et la naissance de nouvelles pratiques audiovisuelles féminines souhaitant s’extraire du regard masculin dominant.
C’est dans cette mouvance que Monique Crouillère débutera sa carrière dans le service caméra de l’Office National du Film au début des années 1970. Aujourd’hui, elle figure comme l’une des premières directrices de la photographie au Québec et réalise plusieurs documentaires importants sur des sujets aussi variés que l’art, l’alimentation, l’environnement, le travail, etc. Au-delà de ces préoccupations, Monique Crouillère se démarque par un regard singulier porté sur la condition des femmes dans les années 1970-1980. Son premier film, Shakti produit par Anne-Claire Poirier témoigne de son intérêt pour le travail des femmes en Inde et confirme ses qualités de directrice de la photographie. Cette première réalisation marque le début d’une série de documentaires explorant les expériences et le vécu de plusieurs femmes à travers le monde. Cette entrevue propose de retracer le parcours d’une directrice de la photographie et cinéaste québécoise importante à travers trois documentaires rarement diffusés, Shakti (1976), D’un coup de pinceau (1988) et Ferron, Marcelle (1989).
:: Monique Crouillère en tournage pendant l'ouverture des Jeux de la XXIe Olympiade [ONF]
Julia Minne : Tu me disais par téléphone que tu n’avais pas suivi de formation pour devenir camérawoman ?
Monique Crouillère : Non, j’ai plutôt fait des stages dans une petite école en France qui n’existe plus d’ailleurs. C’était une école où des gens travaillaient à temps plein et prenaient des ateliers à côté. C’était mon cas.
JM : Où es-tu née ?
MC : En France, dans la région parisienne. Quand je suis arrivée à Montréal en 1971, je voulais absolument travailler dans le cinéma, c’est pour ça que je suis venue. En France, je ne trouvais rien, c’était très hiérarchique, il fallait toujours commencer par le bas, comme stagiaire ou assistante-régisseuse, ou assistante-monteuse par exemple mais il n’y avait aucune femme du côté de la prise de vues. En général, cela prenait des années avant de devenir premier assistant-caméra. Quand je disais que je voulais être assistante à la caméra, les gens riaient littéralement. Ça n’existait tout simplement pas, ce n’était pas dans les mœurs, ce n’était pas un métier de femme. Point ! J’en avais marre de les entendre se moquer et je me suis dit qu’en Amérique, ce serait plus facile de trouver un travail. Je suis d’abord allée aux États-Unis mais c’était compliqué à l’époque pour avoir une carte verte, ça coûtait 10 000 dollars et je n’avais pas les moyens. Donc, j’ai pensé au Canada et je suis venue à Montréal en commençant par des petits boulots. J’ai travaillé à CTV et je montais les films commerciaux manuellement parce qu’à l’époque c’était de la pellicule. C’était difficile parce qu’il ne fallait pas se tromper en inversant les bobines, c’était la réalité des chaînes de télévision et surtout de la publicité parce qu’elles ne vivent pratiquement que de ça. Je travaillais les week-ends et ainsi je pouvais avoir du temps libre en semaine pour rencontrer des gens du milieu cinématographique. C’est Jean-Claude Labrecque qui m’avait conseillé de passer du temps à la cafétéria de l’ONF — qui était un lieu idéal à l’époque pour se trouver du travail et c’est comme ça que j’ai décroché mon premier contrat.
JM : En parlant de Jean-Claude Labrecque, il me semble que tu étais camérawoman sur son documentaire Jeux de la XXIe Olympiade (1977), n’est-ce pas ?
MC : Je crois que c’était un sentiment d’immense fierté que Jean-Claude Labrecque m’ait choisie pour faire partie de l’équipe olympique de l’ONF. J’étais hyper contente et à la fois j’avais juste peur de n’être pas à la hauteur… En fait nous étions de très nombreux techniciens sur cette méga production, et chacun était programmé pour des tâches spécifiques. J’ai été affectée à filmer diverses compétitions, mais ce qui me reste en mémoire, c’est la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques. Je devais filmer l’arrivée de la Reine et le discours qu’elle devrait prononcer pour l’ouverture officielle. Donc on attend — très longtemps. Tout est en retard. Et brusquement, la reine arrive prononce son discours et voilà, c’est terminé, les Jeux sont lancés ! Ça résume un peu le métier : il faut toujours être en alerte et toujours prêt à ce qu’il se passe quelque chose, et être capable de le capter quand ça arrive car ça ne revient jamais ! C’est à la fois la beauté et le stress du direct.
JM : Pour revenir à tes débuts à l’ONF en 1973, pourrais-tu m’expliquer en quoi a consisté ton premier contrat ?
MC : À l’époque c’était encore le cinéma direct et je voulais vraiment travailler du côté de l’image, alors je suis allée voir le directeur du service caméra, côté français, Jean Roy.
Je me suis présentée à lui avec pas grand-chose sur mon CV. Il m’a dit : « Si tu étais un gars, je ne t’engagerais pas parce qu’il n’y a pas de travail, mais comme tu es une femme, je t’engage. Mais avant, je vais te donner une caméra, de la pellicule, une voiture et tu vas aller me faire un sujet pour que je vois ce dont tu es capable. » Et donc, je suis allée tourner avec un ami qui était cascadeur, loin, à La Prairie, une séquence de cascade en voiture — il fallait que ça bouge — et par la suite, Jean Roy a organisé un visionnement avec les cameramans de l’ONF qui étaient disponibles pour leur montrer ce tournage d’une dizaine de minutes sans montage. Je me souviens que Thomas Vamos était présent dans la salle. Puis, j’ai été engagée, contrat après contrat pendant plusieurs années comme assistante à la caméra avec différents cameramans et directeurs de la photographie. Dans le jargon de l’ONF, c’est-à-dire celui du « cinéma direct », on disait plus souvent « caméraman ». Directeur de la photographie est un titre trop spécifique… Avec le direct, nous faisions beaucoup de caméra à l’épaule, on suivait les gens et on était beaucoup plus rapide. Ce n’est pas comme en fiction où il est possible de faire plusieurs prises pour travailler la précision. Je regardais une entrevue avec Sara Mishara aux Rendez-vous du cinéma québécois et en l’écoutant, je me suis dit qu’elle était vraiment une directrice de la photographie exceptionnelle. D’ailleurs, elle a étudié en Europe à La Fémis, elle possède une expertise solide que je n’ai pas.
JM : Tu possèdes justement une autre expertise avec le cinéma direct, un travail de terrain qui n’est pas forcément reconnu si l’on aborde l’ensemble des pratiques liées à ce métier. Beaucoup de sources aussi te citent comme directrice de la photographie : la plateforme des Réalisatrices équitables, Le dictionnaire du cinéma québécois (Michel Colombe, Marcel Jean, ed. Du Boréal, 2006), etc.
MC : Oui tout à fait, c’est une autre expertise. Même si je ne trouve pas cela très juste, je l’accepte (rires). Pour en revenir à mes débuts, j’ai travaillé comme première et deuxième assistante à la caméra. Mon premier contrat à l’ONF a été comme deuxième assistante à la caméra sur le film de Jacques Godbout pour son long métrage de fiction, La Gammick en 1975. L’image était assurée par Jean-Pierre Lachapelle, assisté de Martin Leclerc, premier assistant. Le rôle du deuxième assistant est principalement de décharger et de recharger les magasins de films. En 35 mm, la durée du magasin est très courte : environ 4 minutes 30 secondes…
Le tournage était super, j’étais passionnée, cela m’a permis d’enchaîner sur beaucoup d’autres projets en tant qu’assistante à la caméra, deuxième et première, comme Paow, Paow, t’es mort ! de Robert Poirier (1974), Les filles c’est pas pareil, d’Hélène Girard (1974), Les voleurs de job de Tahani Rached (1980). J’ai aussi été camérawoman dans Une classe sans école de Jean Beaudry et François Bouvier, produit par Marcel Simard (1980).
JM : Étiez-vous nombreuses à occuper le métier de camérawoman à l’ONF ?
MC : Dans les camérawomans de l’époque, il y avait Susan Gabori. Quand je travaillais à CTV, j’ai pris son poste parce qu’elle partait à l’ONF comme camérawoman. Susan Trow est arrivée après nous. Elle avait fait l’école de photographie Ryerson de Toronto pour devenir photographe. Tu sais, à l’époque, on était certaines qu’on avait notre place et on n’avait aucun doute là-dessus. Mais on ne parlait pas vraiment de féminisme, cela ne voulait pas dire que ça n’existait pas ailleurs, mais c’est un sujet qui ne faisait pas partie de nos conversations. On n’était pas beaucoup de femmes à travailler à la caméra, c’est un métier dur et les hommes avaient gagné plus d’expertise sur ce terrain. Il fallait transporter de lourdes caisses de matériel cinématographique — lentilles, caméras, trépieds, etc. — et surtout devenir aussi bonne qu’un homme sinon tu n’étais pas prise au sérieux. Il y avait un réel rapport de force. Par contre, les hommes m’ont vraiment aidée sur le plan technique. Les femmes avaient rarement l’occasion de pratiquer ces aspects donc beaucoup réalisaient des films sans connaître vraiment la technique. D’un autre côté, ce n’était pas toujours nécessaire puisqu’elles travaillent énormément sur le contenu. Personnellement, je ne recommande pas de délaisser les enjeux techniques, c’est très important de pouvoir les maîtriser pour donner de meilleures indications à ton équipe. Par nécessité, j’ai eu la chance de travailler un peu dans tous les métiers du cinéma : assistante-monteuse, assistante à la régie, directrice de production… Mais pour le travail à la caméra c’est vraiment Jean-Pierre Lachapelle qui m’a donné de précieux conseils sur le métier. Il y avait une bonne ambiance au département de caméra de l’ONF.
:: Captation d'une scène de mariage pour Shakti (Monique Crouillère, 1976)
JM : Quelle a été ta première expérience en tant que camérawoman ?
MC : En 1974, j’ai présenté un projet comme réalisatrice, et j’ai dit à Anne-Claire Poirier que je souhaitais faire la caméra sur ce film. Comme c’était un tout petit budget, elle a accepté. Il s’agissait de mon premier film, Shakti (1976), un documentaire sur les femmes en Inde. Quelques années auparavant, j’étais en Angleterre et j’avais fait la connaissance de Vinanti Sarkar, une Indienne qui a travaillé à l’ONU à New York quelque temps après notre rencontre. Je l’ai appelée pour lui proposer de faire ce film avec moi. C’était en 1974 lors de l’annonce de l’année internationale de la femme. Je ne parlais absolument aucune des 16 langues officielles de l’Inde, mais Vinanti Sarkar parlait le bengali et l’hindi. À l’ONF, il a finalement été décidé que nous serions seulement deux pour le tournage du film. Ce fut un exercice très difficile. L’ONF a proposé à mon amie un stage de deux semaines pour se former à la prise de son. Mais deux semaines c’était très peu pour quelqu’un qui n’a jamais fait de son. Elle était très peu sûre d’elle, donc plusieurs fois elle a paniqué pendant le tournage et la majorité du son fut inutilisable. Lors du montage Anne-Claire m’a suggéré de rencontrer Alain Clavier, un compositeur de musique de film, qui a reconstruit la bande sonore à partir de ce qu’il a pu récupérer et il a ajouté des bruitages pour harmoniser l’ensemble. Voilà pourquoi il n’y a pas de dialogue dans le film, il y a juste la narration de Marthe Blackburn et de la musique.
JM : Pourquoi avoir choisi l’Inde ?
MC : Je voulais que ce film soit un panorama assez représentatif de l’Inde. Nous avons tourné dans le nord puis dans l’ouest, dans le sud et l’est. J’ai eu la chance de partir avec mon amie Vina qui connaît très bien sa société et m’a aidé à la comprendre. Nous avions beaucoup de caisses d’équipement, je me souviens que nous sommes arrivées avec une quarantaine de caisses à l’aéroport de New Delhi. La douane a tenu absolument à tout vérifier avec la liste que nous avions apportée. Cela a duré des heures [rires].
Mon objectif était de rendre compte de l’atmosphère du pays, mais aussi de ce que vivaient ces personnes. C’étaient des gens très disciplinés et les femmes avaient beaucoup de tâches à accomplir dans une journée. Elles devaient faire des kilomètres pour aller chercher de l’eau par exemple et souvent leur temps libre était réservé à la méditation et à la prière. Je voulais montrer cette réalité que ne nous vivions pas en Occident. Aussi j’avais vu quelques films de Louis Malle dont celui contesté à l’époque, Calcutta (1969). Mais il est certain que j’ai toujours eu une attirance pour ce pays, et l’année internationale de la femme a été le déclencheur du film. C’était toute une expérience, parce qu’on a bougé beaucoup et on a eu des problèmes de caméra. D’ailleurs, je suis partie à Bombay pour la faire réparer. J’ai pris la caméra avec moi, je me souviens plus vraiment, mais il y avait une pièce qui était endommagée. J’étais en contact avec la High Commission of Canada à New Delhi et ils m’ont recommandé un artisan pour réparer la caméra à Bombay. Par chance, il fabriquait les pièces sur place et en une journée j’ai pu récupérer ma caméra pour reprendre le tournage le lendemain. En tout, ce tournage a duré trois mois.
JM : Comment as-tu travaillé l’image sur ce film ?
MC : Ce qui est bien quand tu es une femme, c’est que tu peux approcher les gens différemment et en particulier pour aborder le vécu d’autres femmes. Je pense qu’un homme n’aurait pas pu faire ce film parce qu’on était quand même dans leur intimité. C’est un film sur le quotidien des femmes indiennes. Puisque les traditions sont différentes, il fallait réussir à avoir une proximité avec elles et une ouverture d’esprit. Quand nous avons fait la recherche, j’avais quand même une bonne idée du scénario. Je voulais créer un dialogue intergénérationnel en instaurant une progression dans le film, de la petite fille jusqu’à la grand-mère dans des régions rurales différentes. J’ai tourné de très belles images du nord de l’Inde. J’ai filmé des situations inattendues comme un mariage traditionnel et un accouchement aussi, mais il n’est pas dans le film. Après visionnement, j’ai trouvé que la séquence était trop violente et en rupture avec le ton du film parce que c’était en gros plan.
JM : Quelle relation as-tu développée avec ces femmes ?
MC : Il fallait passer par un interprète parce que Vinanti ne parlait pas toutes les langues. Aussi, on a eu un problème assez grave. Comme je le mentionnais, Louis Malle avait tourné la série L’Inde fantôme : réflexions sur un voyage (1969), reflétant les problèmes politico-culturels du pays. En plus de la série, il a tourné ce film homonyme sur la vie à Calcutta. Ce documentaire montrait les dépouilles des défunts se consumant sur les bûchers des ghâts de Bénarès ainsi que les mouroirs de Mère Teresa avec les lépreux, et la misère terrible de la ville. Ce film a été projeté à Cannes en 1969 et beaucoup de journalistes du monde entier en ont parlé. C’est ce qui a fait scandale et cela a créé un incident diplomatique entre la France et l’Inde qui s’est sentie bafouée et jugée par les Occidentaux qui ne pouvaient comprendre leurs coutumes. Quand je suis allée en Inde, six ans après cet incident, la paranoïa existait toujours, on nous a imposé d’être accompagnées par un officier de censure tout au long du tournage. C’était une personne différente dans chaque État et nous devions la prendre en charge financièrement. Parfois, certains étaient très coopératifs et nous ont laissé travailler sans dire un mot et d’autres étaient omniprésents. J’ai été obligée de négocier des heures avant de tourner. Il fallait le convaincre de notre démarche et c’était éprouvant.
:: Monique Crouillère filmant les ghâts de Khajurâho pour Shakti (Monique Crouillère, 1976) [Vinanti Sarkar]
JM : Est-ce que le film a beaucoup circulé ?
MC : Après la sortie du film au Canada, j’ai déposé une copie en Inde. J’aurais vraiment voulu organiser une diffusion là-bas mais je n’ai pas réussi pour des raisons budgétaires. Sinon il a été diffusé plusieurs fois à Radio Canada et dans les universités. Je ne sais pas réellement comment le film a été reçu parce qu’il n’y avait pas de dossiers de presse. À notre retour au pays, quand on a regardé les rushes avec toute l’équipe de production, Anne-Claire a dit : « une camérawoman est née ».
JM : À l’époque, il y avait cette volonté à l’ONF comme ailleurs de fonder des collectifs et des équipes de tournage entièrement féminines et quand je regarde ton parcours, je vois que tu as travaillé avec de nombreuses artisanes du cinéma.
MC : Oui, un film sur lequel j’ai travaillé aussi c’est Some American Feminists (1978) de Luce Guilbault, Nicole Brossard et Margaret Wescott. J’étais assistante à la caméra. Elles ne voulaient pas d’hommes sur le tournage et elles étaient très féministes. Je me souviens qu’elles n’étaient pas souvent d’accord entre elles. Je pense qu’elles avaient une vision différente des choses.Nous étions seulement quatre sur le tournage. J’ai trouvé le sujet très intéressant et j’étais plutôt fascinée de rencontrer ces monstres sacrés qu’étaient ces femmes. Toi, qu’as-tu pensé de ce film ?
JM : Je pense que c’est un film très important qui témoigne du mouvement féministe de l’époque et reste un document précieux pour une nouvelle génération de féministes qui s’intéressent à son histoire. On entend les témoignages rares d’autrices telles que Kate Millett, Margo Jefferson ou encore Betty Friedan. C’est un geste politique et artistique très fort qui résonne encore avec notre actualité… D’ailleurs, en regardant ta filmographie, je vois que tu t’es investie dans des projets assez différents mais aussi en relation directe avec l’actualité de ton époque.
MC : Oui, tout à fait et des sujets très variés comme l’environnement, l’alimentation, les femmes, l’art, le travail. C’est toujours un peu par hasard que je trouve les thématiques de mes films. Shakti, c’était une coupure de journal ; Les gens du fleuve (1986), c’était parce qu’il y avait un colloque organisé par l’organisme SUCO [Solidarité Union Coopération] sur les grands barrages en Afrique.J’ai trouvé ce sujet passionnant alors j’ai pris les numéros de téléphone des personnes à la fin du colloque et j’ai commencé à faire de la recherche pour faire un film. C’est arrivé comme ça. J’ai proposé le projet au producteur, Jean-Roch Marcotte, et il a accepté de me suivre.
JM : Avec qui as-tu travaillé sur ce film ?
MC : Il y avait Guy Borremans à la caméra : j’adorais son travail, mais il est malheureusement tombé malade et j’ai dû le remplacer au pied levé. Nous n’étions pas nombreux, il y avait une régisseuse et des assistants que j’ai embauchés sur place pour la lumière et pour aider à la caméra. Nous avons tourné trois mois en Afrique, ce fut un tournage compliqué, parce que nous avons tourné dans trois pays différents. Nous sommes même allés en prison [rires]. Nous étions à la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie et nous voulions traverser le fleuve en bac. Quand nous sommes arrivés en Mauritanie, les autorités nous ont arrêtés parce qu’un mois auparavant, une fausse équipe de tournage avait tenté de faire un coup d’État. Alors ils ont pensé que nous étions venus pour faire la même chose. Nous avons subi de longs interrogatoires séparés puis ils nous ont finalement relâchés en s’excusant après de longues heures passées entre interrogatoires et attentes [rires].
:: Monique Crouillère sur le tournage des Gens du Fleuve (Monique Crouillère, 1986) [Chantal Lapaire]
JM : Peu de temps après ce film, tu retournes à l’ONF et tu présentes à Josée Beaudet le projet de film D’un coup de pinceau sur la peintre Francine Simonin, un film que nous avons choisi de diffuser dans le cadre de la rétrospective. Par ce film, tu t’inscris une nouvelle fois dans un projet de mise en valeur du travail des femmes puisqu’il sera produit dans le programme Regards de femmes. Comment as-tu rencontré Francine Simonin ?
MC : Je l’ai rencontré dans les années 1980. Nous avons tout de suite sympathisé, j’aimais beaucoup ce qu’elle faisait. C’est une peinture très spontanée, masculine, presque violente.
JM : Tu associes la violence au masculin ?
MC : Oui, on dirait (rires). Ce qui n’est pas nécessairement le cas. Mais là, oui. Le titre D’un coup de pinceau fait référence à cette violence. Ce sont vraiment des coups de pinceau, très forts. En plus c’est quelqu’un qui se renouvelle beaucoup. Chaque année, elle fait des choses différentes. Elle est très créative. Josée Beaudet voulait que ce soit une équipe entièrement féminine et nous avons tourné tout le film dans l’atelier de Francine. Pendant le tournage, nous étions un peu en compétition avec Francine. Parce qu’elle était assez suspicieuse et je pense qu’elle était plutôt jalouse des possibilités du cinéma. C’est-à-dire qu’elle ne pouvait pas obtenir autant de visibilité avec la peinture. Elle a une forte personnalité et intervenait souvent pendant le tournage. Par contre, c’était très inspirant de travailler avec elle. Le film a beaucoup été diffusé dans des galeries d’art à Montréal et à l’étranger, mais il n’a jamais été montré à la télévision parce que selon moi, le modèle féminin nu au début du film posait problème quant aux critères de beauté de l’époque.
JM : Sur le plan technique, comment exprimais-tu ce travail documentaire ?
MC : Dans le genre documentaire, on prend souvent la caméra à l’épaule, donc c’est sûr qu’il faut réussir à obtenir une stabilité de l’image rapidement. Je me rappelle que nous avions rencontré avec Michel Brault, Jean-Pierre Beauviala, qui était venu donner quelques séminaires à l’ONF. Il avait inventé la caméra Aaton et disait toujours à son sujet : « la caméra, comme un chat sur l’épaule ». C’était une caméra très légère et très stable. Nous pouvions faire de très belles images à condition de travailler avec son corps et d’adopter la bonne démarche. Avant cela, j’aimais beaucoup la caméra Éclair NPR, elle était lourde, mais elle se portait bien. Il y avait la question des objectifs aussi : quand j’étais en Inde, j’ai beaucoup utilisé le zoom. J’aurais préféré tourner avec des lentilles, mais je n’avais pas d’assistants. Il faut savoir improviser techniquement et faire avec les moyens du bord. Si tu connais mal ta technique alors tu ne pourras pas te concentrer sur le contenu et en documentaire, il n’y a pas de répétitions. Les bons moments n’arrivent qu’une fois. Le caméraman qui selon moi réussit très bien cet exercice, c’est Martin Duckworth, il a fait de très belles images empreintes de réalisme.
:: Monique Crouillère, Marcelle Ferron et Pierre Blanchette sur le tournage de Ferron, Marcelle (Monique Crouillère, 1990) [ONF]
JM : En 1989, tu réalises un documentaire sur Marcelle Ferron dans le même programme, Regards de femmes. Peux-tu revenir sur la création de ce film ? De ta filmographie, il me semble que c’est le seul film accessible sur le site de l’ONF ? C’est bien cela ?
MC : C’est grâce à Babalou Hamelin, une des trois filles de Marcelle Ferron qui trouvait cela insensé qu’aucune copie du film ne soit disponible gratuitement sur le site de l’ONF. Comme c’est un film où il y a quelques archives de Radio-Canada, au début, cela représentait un certain coût pour acquérir les droits. Et cela bloquait la possibilité de mettre le film en ligne… Pour répondre à ta question sur la création du film, comme je le disais, Josée Beaudet était productrice du programme Regards de femmes. Elle avait sollicitéde nombreuses réalisatrices à lui soumettre des projets. J’ai soumis trois propositions. Donc, il y avait le projet sur Francine Simonin, celui sur Marcelle et un troisième sur Lucie Laporte, une artiste plus jeune. D’un coup de pinceau a été programmé en premier parce que Francine Simonin était moins connue que Marcelle Ferron au Québec. Marcelle, je ne la connaissais pas personnellement, je l’avais rencontrée une fois ou deux. Je trouvais que c’était quelqu’un d’important et qu’il fallait absolument la filmer. C’était vraiment un modèle pour beaucoup de jeunes artistes.
J’en ai parlé à Babalou, que je connaissais déjà à l’époque, en disant que je voulais faire un film sur sa mère et elle n’était pas tout à fait d’accord au début. Puis j’ai réussi à la convaincre que c’était un projet important. J’ai donc travaillé avec Marcelle une fois par semaine pendant six mois pour l’interviewer et amorcer la recherche. C’était une femme extraordinaire, très moderne, concernée par la problématique sociale, des femmes, des prisonniers et des handicapés. C’était vraiment quelqu’un de spécial et une conteuse exceptionnelle en plus de cela. Je n’ai eu aucune difficulté à la faire parler [rires]. Au début, elle n’était pas tout à fait d’accord non plus que je fasse un film sur elle mais en lui parlant de la jeune génération d’artistes et du modèle qu’elle était pour elles, elle a fini par me faire confiance. Quand j’ai commencé le tournage, elle ne m’a jamais demandé quoi que ce soit. J’avais vraiment une liberté totale. Elle avait un franc-parler et souvent elle trouvait les mots justes. Heureusement pour moi, elle a bien aimé le film [rires].
JM : Sur le site des Réalisatrices équitables, tu mentionnes que tu as toujours aimé traiter certes de sujets variés, mais de ta filmographie se dégage un intérêt plus marqué pour des thématiques portant sur les femmes. As-tu cette même impression aujourd’hui ?
MC : Aujourd’hui ce que je pourrais dire, c’est qu’il est certain que j’ai toujours eu un intérêt plus grand pour les thématiques reliées aux femmes. Ça revient toujours dans ma filmographie, mais de manière différente à chaque fois. Cependant, je ne pourrai pas te dire que ce soit véritablement conscient de ma part. Je me suis entourée de personnes plus politisées que moi. Je pars du principe qu’on a toujours un cheminement qui vient de l’intérieur et qu’il faut le partager. Ce ne sont pas des idées toutes faites, cela vient toujours de moi. Pour le féminisme, je ne me sentais pas très concernée à l’époque, c’est venu beaucoup plus tard.
Quand j’étais plus jeune, personne ne m’a dit qu’il était impossible pour moi de faire certaines choses. J’ai été élevée comme un garçon. Mon père était transporteur et souvent je l’aidais. C’était très physique, mais j’adorais ça. Tout ce qui était technique m’intéressait. Globalement, j’ai pu faire ce que je voulais dans ma carrière. Mais ça n’a pas toujours été facile. Je sais que dans les années 1980, après Shakti, j’aurais bien voulu continuer le métier de camérawoman. Mais il y avait une période de récession et on n’engageait plus de femmes à la caméra, seulement des hommes. C’est comme ça que je suis passée véritablement à la réalisation.
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