DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Oksana Karpovych : Politique de l'intérieur

Par Naomie Décarie-Daigneault

Oksana Karpovych, Montréalaise d’adoption et Ukrainienne d’origine, signe avec Don’t Worry The Doors Will Open une chronique poétique d’une Ukraine oubliée. Elle filme la nature qui s’immisce dans les structures métalliques et poussiéreuses des elektrychkas, ces trains électriques datant de l’ère soviétique qui continuent de desservir les banlieues avoisinantes de Kiev. Elle filme surtout l’humanité qui s’insère partout, au travers des cahots et du vacarme des machines, malgré la vieillesse, la pauvreté, les injustices. De wagon en wagon, s’arrêtant parfois dans les gares et encore plus rarement chez l’habitant, le film nous entraîne dans le rythme lancinant et hypnotique du voyage en train, permettant à l’esprit de vagabonder et de cueillir au passage des scènes d’une poignante beauté. C’est un film qui nous rappelle que la dignité humaine survit à tout, même aux assauts répétés de l’histoire.


Naomie Décarie-Daigneault : Don’t Worry, The Door Will Open s’est illustré dans les festivals, notamment en raflant un prix aux RIDM et une mention aux Hot Docs. Pourtant, j’ai l’impression qu’on en a très peu entendu parler au Québec. Il a y bien sûr le phénomène du trou noir provoqué par la COVID qui joue en sa défaveur, mais il mériterait davantage de visibilité.

Oksana Karpovych : C’est quelque chose que je ressens aussi. Ce qui me dérange, ce n’est pas quand je ne reçois pas d’attention en tant que réalisatrice, ce qui me dérange, c’est lorsque le film en manque pour des raisons politiques. Premièrement, la population ukrainienne n’a pas pu voir le film autant que je l’aurais voulu. Mes premières en Ukraine et au Canada se sont déroulées en ligne. Je n’ai eu que deux projections en salle. C’était donc la première et la dernière fois que je voyais le film sur grand écran !

Je voulais faire ce film parce que je sentais que cette population particulière de l’Ukraine que j’ai filmée est vraiment sous-représentée dans les médias et au cinéma. Pas seulement à l’étranger, mais en Ukraine également. Pour moi, il était primordial de présenter au monde cette partie de l’Ukraine et ces vies que personne ne connaît. C’est ce qui m’a davantage attristée : mon message ne s’est pas rendu à beaucoup de gens.

NDD : Il est assez risqué de faire un film sans personnages principaux et dans un espace fermé. Comment as-tu eu l’intuition que les elektrychkas étaient un sujet assez riche et complexe pour te permettre d’en tirer un film aussi évocateur ?

OK : Avant que ça ne se mue en projet de film, j’avais d’abord commencé par photographier les gens, car je suis également photographe. Je traînais mon appareil argentique et je faisais des portraits des gens que je croisais. J’ai vite réalisé que le train recelait un potentiel beaucoup plus grand que ces portraits figés. Il y a tellement de mouvement ! Il y a les mouvements des gens, de la lumière, les changements de lieux, de temps, de récits… L’image fixe ne pouvait pas traduire tout ça. Certes, elle peut révéler des atmosphères, mais ce n’était pas assez. Je me suis dit que le film permettrait de montrer tous ces éléments et d’en révéler les interactions.

J’ai étudié en cinéma et mon objectif est tout de même de réaliser des films. Don't Worry, The Doors Will Open est mon premier gros projet professionnel. Comme je n’avais pas tant d’expérience en tant que cinéaste — je n’avais réalisé que mes films étudiants — je n’avais pas conscience au départ de l’ampleur de la tâche ! Je faisais simplement ce qui m’apparaissait le plus intéressant et le plus à propos pour mon projet. Je n’avais aucune idée de la complexité qui m’attendait. D’abord, d’un point de vue strictement pratique et technique, filmer sur ces trains est tout un défi. Ensuite, au niveau structurel, c’était assez compliqué d’arriver à créer ce récit à plusieurs niveaux. Ce n’est que plus tard que je me suis aperçue de la grandeur du défi.

NDD : Quel était ton rapport personnel avec les elektrychkas ? Qu’est-ce qui te liait à eux au départ ?

OK : J’ai grandi dans ces endroits que j’ai filmés. Comme enfant, j’ai pris le train des tonnes de fois avec ma famille. Et mes parents continuent à les prendre aujourd’hui. Je me souviens avec précision de différentes histoires qui sont survenues à bord de ces trains. Un jour, ma mère s’est fait voler son portefeuille. J’étais toute petite, nous voyagions toutes les deux et le train était bondé. Nous étions coincées au milieu des gens. Tout à coup, ma mère s’est mise à pleurer : « Mon portefeuille et ma montre ont été volés. » Je me souviens avoir été envahie de tristesse. Nous étions si pauvres. J’étais atterrée. Nous étions dans une situation très précaire à ce moment-là, dans les années 1990.

J’ai immigré au Québec il y a 8 ans, en 2013, avec mon amoureux de l’époque. Ma famille et mes amis y sont encore tous. L’Ukraine est au cœur de tous mes projets créatifs. J’ai une très forte relation à ma culture et à ma langue. Si je perdais cette relation, je perdrais mon âme ! C’est pour ça que je m’y accroche.
 


 

NDD : Crois-tu que les eletrychkas ont acquis cette dimension métaphorique pour toi et que leurs détails ont été magnifiés par la distance créée par l’immigration ?

OK : C’est une question qui m’a été posée autant en Ukraine qu’au Canada. C’est intéressant ; tous ceux qui ont vu le film ont remarqué cette distance que j’ai par rapport à mon sujet. Ce que je réponds toujours, c’est que l’immigration et la distance m’ont permis d’acquérir cette vision unique. Je considère que c’est le privilège d’être loin, tout en pouvant demeurer proche. Je crois que mon travail est enrichi par ça : le fait de n’être jamais tout à fait là…

NDD : Ces trains symbolisent bien cette société en mouvement, mais coincée entre deux âges. On a l’impression d’une capsule temporelle, comme si pour lutter contre la nostalgie, tu filmais tous ces micro-détails qui créaient la particularité de ce lieu.

OK : Cette distance émotionnelle et physique m’a donné une forme de patience. Si j’étais restée en Ukraine, je n’aurais pas pu avoir ce type de regard face à cette réalité et à ces gens. Quand tu vis cette réalité au quotidien, que tu luttes comme le font les personnages du film, tu es trop engagé émotionnellement pour acquérir cette patience. Tu es sois heureux ou malheureux, tu aimes ou détestes quelqu’un… Cette distance m’a donc offert une capacité de regarder différemment : ni dans l’amour, ni dans la haine ou dans le jugement. Même si mon pays m’habite constamment et que la distance est douloureuse, je pense que je ne serais jamais devenue une réalisatrice ou une artiste si je ne l’avais pas quitté. Tous les immigrants connaissent cette nostalgie, c’est inévitable, on ne peut pas y échapper. Mais les gens l’utilisent de différentes façons. Pour certaines personnes, ça peut devenir quelque chose de très lourd, qui les empêche de mener pleinement leur vie. Pour moi, c’est plutôt devenu une source d’inspiration et d’énergie.

NDD : Est-ce que c’est davantage ta relation personnelle et émotive aux eletrychkas, une envie de capturer les souvenirs qui te restaient, qui t’ont motivée au départ, ou bien c’était davantage un rapport rationnel, les eletrychkas te permettant d’offrir une perspective symbolique sur l’Ukraine ?

OK : Ces deux dimensions étaient imbriquées. En tant qu’artiste, je me fie beaucoup à mon intuition. Il y a toujours quelque chose qui me fascine au début que je ne peux expliquer dans tout ce que je fais. Ce n’est que plus tard que je trouve l’explication. Mais dans une autre perspective, je suis également un être pensant ! En tant qu’observatrice de ma société avec cette distance dont on parlait, je peux rapidement voir les luttes sociales et politiques qui se mènent. C’est évidemment une autre raison qui justifie que j’aille filmer. Ces deux dimensions sont toujours interreliées. Ce qui est important pour moi dans mon travail, c’est d’avoir ces deux couches de sens. Je veux créer des œuvres émouvantes, bouleversantes et atmosphériques, capables de transporter les spectateurs dans les univers des gens que je filme. D’un autre côté, je veux que les gens réfléchissent. Je veux montrer les enjeux politiques, les injustices, la pauvreté. Je veux que les gens soient sensibilisés et mis au courant de ces réalités après avoir vu le film.

NDD : Tu adoptes une posture très intéressante qu’on pourrait qualifier de « politique de l’intérieur ». Plutôt que d’aborder frontalement tous les enjeux qui affectent l’Ukraine — la pauvreté, la guerre, les conséquences de la transition économique après la dissolution de l’Union soviétique —, tu choisis plutôt le camp de la vie quotidienne. On perçoit par la façon dont les gens bougent, parlent, interagissent, tous ces enjeux sous-jacents, via leur vie intime. Sens-tu que c’est plus utile ou signifiant ainsi pour le spectateur, qui peut dès lors davantage se projeter et s’identifier aux protagonistes ?

OK : Si je devais écrire une note d’intention d’artiste, je dirais que je crois sincèrement au pouvoir de l’empathie. Pour moi, une œuvre politique est une œuvre sensible qui provoque l’empathie chez les gens. C’est la seule voie pour que l’on commence réellement à se comprendre les uns et les autres. Comment quelqu’un vivant au Canada pourrait comprendre l’existence d’une vieille femme ukrainienne en province s’il ne comprend pas physiquement, sensoriellement, ce qu’elle vit ? Si tu n’as pas vécu d’expériences similaires, tu ne peux pas comprendre sa réalité, à moins que tu ne puisses la ressentir, à moins que tu ne puisses t’identifier à l’humanité de la personne. Encore une fois, c’est un processus très intuitif, je ne le rationalise pas souvent. Mais c’est ce qui émerge de mes expériences, de mes croyances et de ma sensibilité.

NDD : Lorsqu’on lit sur la dissolution du bloc soviétique, ce qu’on en sait principalement, ce sont les conséquences économiques et sociales catastrophiques sur la population : l’inflation des prix, les baisses drastiques de salaires… Étais-tu née au moment de la chute de l’URSS ?

OK : Je suis née en Union soviétique. Ça semble fou ! L’Ukraine est devenue indépendante des années plus tard. Donc, j’ai grandi durant cette période extrêmement difficile de l’histoire du pays, la transition d’un pays communiste à une société capitaliste. Ce fut une période très dure pour la plupart des Ukrainiens. Ça a eu un grand impact sur ma propre famille. C’était une période extrêmement traumatisante, même pour un enfant. Maintenant, avec la distance du temps, je peux concevoir à quel point ce fut une période traumatique.

Pour revenir à ta question précédente, ça m’a toujours affligée et fâchée de voir à quel point la vie des petites gens était invisibilisée. Quand on parle de l’Ukraine, de l’Europe de l’Est, de l’Histoire, on parle toujours des grands événements. Tout le monde a entendu parler de Tchernobyl. Tout le monde a entendu parler de la chute de l’Union soviétique. Mais on en connaît très peu sur la vie des gens qui ont vécu ces événements avec leur corps, qui les ont affrontés. Ce sont eux les véritables témoins. Ce sont eux qui connaissent la vérité de ces événements. C’est ce qui m’intéressait : de montrer comment ces petites gens ont vécu la grande histoire. C’est quelque chose que j’ai tenté de faire avec Don't Worry, The Doors Will Open, et c’est quelque chose que je veux amener encore plus loin dans le film sur lequel je travaille en ce moment.

NDD : Crois-tu que la population ukrainienne est en état de choc post-traumatique ? Parce que dans ton film, ce n’est pas ce qui saute aux yeux. Il y a de l’humour, de la légèreté, de l’esprit et une distance un peu ironique par rapport aux drames de l’existence. Crois-tu que ce soit une forme de stratégie de survie ? Ça doit être quand même utile d’avoir cette attitude ! On n’a qu’à penser à Gogol, le vendeur de journaux. Il a cette vision très unique de l’esprit ; il ne semble pas du tout être tétanisé ! Il avance dans la vie avec philosophie et une douce ironie.

OK : C’est sûr qu’il y a de l’humour. Sans humour, ce serait très dur de vivre cette vie. Je ne voulais pas faire un film déprimant. Je voulais montrer les côtés plus difficiles, mais également drôles et plaisants de la vie et comment les gens font face à leurs difficultés. Par rapport au choc post-traumatique, contrairement à certains pays du bloc soviétique qui ont mieux réussi leur transition, l’Ukraine a failli en quelque sorte. Je crois que l’un des problèmes est que ceux qui ont pris le pouvoir après la chute de l’Union soviétique étaient les anciens leaders. L’élite politique n’a pas changé. Les gens au gouvernement sont les mêmes et utilisent les mêmes stratégies. Le pays est si corrompu. Chaque année, nous avons de nouveaux traumatismes. Ça n’aide pas du tout ! Un des enjeux principaux de l’Ukraine aujourd’hui est la guerre. Elle affecte les gens au quotidien, pourtant les médias n’en parlent plus. Même si cela se produit dans l’est de l’Ukraine — ça ne touche pas tout le pays —, ça affecte le pays économiquement, et par le fait même, la population entière. Ces nouveaux traumatismes se superposent aux autres couches de souffrances et complexifient encore davantage la situation.

Ces situations difficiles poussent également les gens à développer des manières créatives de survivre. La complexité de la vie amène les gens à créer de nouvelles formes de liens, des communautés pour faire face collectivement aux problèmes. Dans cette optique, l’Ukraine est un pays très intéressant à observer de l’extérieur.

NDD : Dans ton film, on assiste à certaines scènes, comme celle où cet homme saoul vous interpelle pour parler du putsch qu’il a filmé. Sentais-tu que les gens avaient besoin de parler ? Même s’ils le font avec un certain humour ou détachement, on sent un grand besoin de partager leurs idées politiques, leurs désirs, leurs frustrations.

OK : Oui, et c’est drôle car c’est quelque chose que j’ai découvert en commençant à travailler sur le film. Je voulais parler aux gens et leur poser des questions, mais je me sentais gênée. J’avais peur qu’ils me repoussent et ne veuillent pas me parler. Mais dans les faits, plusieurs attendent l’opportunité de partager leurs expériences. En fait, personne ne veut les écouter. Ce sont les gens les moins représentés. Leurs histoires ne sont pas importantes. Et même eux, surtout les femmes, croient que leurs expériences ne valent rien parce qu’elles sont moins éduquées que les gens qu’on voit normalement à l’écran. Mais quand ces gens voient que quelqu’un est sincèrement intéressé et prêt à écouter, ils ont beaucoup à dire. La plupart venaient vers moi.
 


 

NDD : Le travail de ton directeur photo est absolument incroyable. J’ai compris qu’il était d’abord photographe. Comment l’as-tu rencontré ? Comment as-tu décidé de travailler avec lui ?

OK : J’ai trouvé Chris sur Internet. Étant moi-même photographe et ayant toujours été très intéressée par la photographie, je me promène souvent sur différentes plateformes. Un jour, je suis tombée sur son travail. C’était un petit zine à propos des chiens errants en Ukraine. J’ai trouvé si curieux qu’un étranger fasse un projet sur les chiens errants, ça m’a intriguée. J’ai adoré son esthétique. Et les portraits qu’il faisait des chiens étaient si humains en quelque sorte, il avait l’air si près d’eux ! On voyait toute l’intimité et la chaleur qu’il parvenait à capturer. Je suis simplement tombée en amour avec son travail. Je l’ai contacté sur les réseaux sociaux pour lui dire que j’avais beaucoup aimé son projet. On a échangé quelques idées et nous sommes devenus amis. Quand j’ai commencé à travailler sur le projet, j’avais Chris en tête et je me disais que c’était vraiment avec lui que je voulais travailler, même s’il n’avait aucune expérience en cinéma. C’est son premier travail comme directeur photo. C’était une super collaboration.

NDD : Étiez-vous seulement deux sur le tournage ?

OK : Non. Il y avait quelqu’un qui faisait la prise de son. J’avais également une assistante qui nous aidait pour une multitude de tâches. Elle s’occupait de la logistique en plus de nous conduire et de s’occuper de l’hébergement. Toute la durée du tournage, nous avons vécu ensemble. Mon idée était de recréer une vie à l’image de ceux que nous filmions. Nous dormions près des gares de train. Nous étions vraiment une équipe soudée. Il fallait également être très mobile, car nos horaires changeaient sans cesse. Nous montions dans le train en espérant filmer quelque chose de précis, puis nous nous retrouvions à filmer toute autre chose. Quand nous prévoyions monter trois heures sur le train, nous nous retrouvions à filmer toute la journée. C’est pour ça qu’il fallait être une petite équipe flexible. Ça a été absolument parfait. Je veux continuer à travailler comme ça. J’ai beaucoup aimé cette approche.

NDD : J’imagine que tu avais en tête plusieurs choses que tu souhaitais capturer. Comment t’y prenais-tu ? Te laissais-tu entraîner par ce que tu rencontrais sur le train ?

OK : On dit qu’en documentaire, il faut être très ouvert. Il faut suivre et s’adapter au rythme de la vie, des gens que tu suis. Mais la seule manière de vraiment capter ce rythme, c’est de bien connaître son sujet et d’être prêt. Il faut être toujours sur le qui-vive et avoir en tête ce qu’on cherche. J’ai fait une très grosse recherche avant de me mettre à filmer. J’ai pris ces trains de milliers de fois seule. Parfois avec la caméra, parfois avec un preneur de son. J’ai filmé, parlé aux gens. Parfois, j’écrivais. Je prenais des notes pour comprendre quel genre de situation, quel genre de moment, vraiment, illustrait la beauté et la complexité de cet endroit et de ces vies. Sur le tournage, j’avais beaucoup de choses en tête. J’ai rédigé un traitement, un genre de scénario, où j’avais noté le type de scène que je cherchais. Il y en a certaines que nous avons réussi à filmer.

NDD : On sent ta présence dans le film. Les gens te parlent, s’adressent à la caméra, rient. As-tu eu l’impression que ça t’a aidée à amener les gens à se confier ?

OK : La plupart du temps, j’étais agacée par le fait que les gens s’adressaient à la caméra, à moi ou à mon équipe. Une partie importante de mon processus était de participer aux conversations avec les passagers, mais je ne voulais pas être vue ou entendue dans le film. J’ai toujours pensé qu’au montage, nous pourrions « tricher » et couper les moments où le 4e mur était brisé. Il est vite devenu évident que c’était impossible à faire d’un point de vue technique ; ma voix était littéralement partout, ne se superposant pas aux voix des autres, mais y participant. Nous avons donc réalisé au montage que cette voix est partie prenante du film et ne fait qu’ajouter à l’honnêteté et à l’intimité de la relation nouée entre moi et mes personnages. De toute façon, c’est le matériel qui dicte le film. On ne peut pas lutter contre ça. Parfois, je pense que cette approche dépersonnalisée ou neutre, sans intervention, est une caractéristique du cinéma masculin. C’est peut-être une façon pour les hommes de cacher leur propre vulnérabilité ?

NDD : Il y a des moments magiques, comme cette scène où de jeunes soldats qui font des mots croisés ou les grands-mères qui parlent de leurs plants de haricots. As-tu senti sur place que tu filmais quelque chose qui se retrouverait dans le film ?

OK : Oh oui. Je pense qu’il n’y a rien de plus gratifiant pendant un tournage que les moments où toute l’équipe réalise soudain que quelque chose d’unique et de beau se manifeste devant nos yeux et que nous sommes capables de le capturer.

NDD : Le film se déroule dans les elektryckhas, et à certains moments particuliers, vous décidez d’en sortir ? Comment cette décision a-t-elle été prise ? Était-ce une question de rythme ?

OK : Ce qui est intéressant avec les elektrychkas, même s’ils sont délabrés, c’est que ces trains peuvent vous amener dans des endroits absolument uniques, impossibles à atteindre avec d’autres moyens de transport. J’ai connu certains des endroits qu’on voit dans le film. Par exemple, l’un des lacs devant lequel passe le train est un lac où j’ai appris à nager. Je trouve le contraste entre le train et la nature qui l’entoure très intéressant. Historiquement, le train était un symbole d’urbanisation et d’industrialisation. Aujourd’hui, il sert pour moi de véhicule de liberté et d’évasion de la ville vers des lieux relativement plus naturels. Puis, pendant le tournage, nous avons visité plusieurs maisons, même si aucune de ces visites n’était prévue. En Ukraine, inviter des gens chez soi et partager la nourriture avec eux est une expression normale de l’hospitalité. Une seule de ces maisons a été retenue dans le film.
 


 

NDD : Certains personnages sont plus visibles, ou deviennent presque des personnages principaux, notamment le vendeur de journaux, Gogol, qui est un être vraiment touchant et philosophe. Comment cela s’est-il passé ?

OK : Je connais Gogol depuis 2016 où je l’ai rencontré pour la première fois sur l’elektrychka. C’est un individu aux qualités humaines exceptionnelles et une personne dont l’histoire et le combat sont représentatifs du type d’êtres qu’on rencontre dans ces trains. Il n’est un « personnage principal » que dans le sens où il est si commun. En tant qu’homme ordinaire, comme l’aurait dit Arthur Miller, sa tragédie consiste à défendre un sentiment de dignité personnelle dans des circonstances qui font tout pour la détruire.

NDD : Peux-tu nous parler du processus de montage ? Avais-tu déjà en tête la structure ?

OK : Je ne vois pas le monde de façon linéaire. Je voulais que le film ait la structure d’un rhizome. Pour moi, il n’y avait pas de hiérarchie entre les personnages, les lieux ou les scènes. Une telle vision représente cependant un grand défi pour le montage, car le film doit nécessairement avoir un début et une fin ; il doit guider le spectateur et le maintenir engagé. En ce sens, le montage était compliqué. Nous devions tenir compte de tant d’éléments différents, doser et jouer avec les émotions et les messages que chaque scène et chaque coupe transmettent. Ce processus a été à la fois frustrant et gratifiant.

NDD : As-tu eu l’occasion de comparer les réactions des Ukrainien.ne.s à celles des Canadien.ne.s lors des projections ?

OK : Les pandémies ont déplacé ma première ukrainienne en ligne. Docudays UA, le principal festival du film documentaire en Ukraine, a diffusé le film pendant 24 heures sur sa plateforme et nous avons eu 1300 et quelques vues. Je ne sais pas si c’est beaucoup. Tout me semble important, car c’est mon premier film long. J’ai été très touchée de lire des messages d’inconnus qui me remerciaient pour le film. J’avais l’impression que le film leur laissait tout de même un sentiment de tristesse. Ce qu’ils voient à l’écran, ce sont eux-mêmes et les conditions injustes dans lesquelles ils vivent. À l’inverse, lors de notre première à Montréal, le public a surtout réagi aux moments d’humour du film.

NDD : Peux-tu nous dire un mot ou deux sur ton prochain projet ?

OK : Je travaille actuellement sur un projet de film portant sur génération plus ancienne de femmes ukrainiennes et sur leurs expériences de divers traumatismes personnels et sociaux. Ce projet est une suite naturelle de Don't Worry, The Doors Will Open, à la fois poétique et politique. Dans mon film précédent, nous avons eu l’occasion d’examiner l’histoire de l’Ukraine moderne principalement du point de vue des hommes. Cette fois, je veux délibérément me concentrer sur les histoires orales des femmes. Le film commence par l’histoire de mon arrière-grand-mère qui, en 1934, a été violée et assassinée alors qu’elle se rendait de son village d’Ukraine centrale à une gare. Il se compose de plusieurs récits autobiographiques de différentes femmes. Apparemment sans rapport, ce que tous ces fragments révèlent finalement, c’est que l’histoire féminine de l’Ukraine est une histoire de violence, de perte et de deuil.

 

index du numéro

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 14 juin 2021.
 

Entrevues


>> retour à l'index