DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Entrevue avec Hirokazu Kore-eda

Par Élodie François et Mathieu Li-Goyette
QUAND LE STYLE S'EST FAIT MÉTHODE

C'était à la Cinémathèque québécoise, à l'occasion d'une rétrospective en trois volets consacrée au cinéma japonais : les films de l'ATG, une poignée de films contemporains et l’oeuvre intégrale d'Hirokazu Kore-eda. Nous le rencontrions en compagnie de son assistante et d'un interprète. Les salutations sont polies, brèves. Kore-eda est pensif, méditatif, alors qu'il répond parfois par l'évasion, d'autres fois dans une précision terre à terre renversante. Choc entre deux cultures, entre deux langues, nous avons préservé pour le plaisir de la lecture les preuves des disparités dans notre conversation. Les silences, les réflexions à voix haute et les incompréhensions furent donc retranscrites dans un besoin qui nous apparaissait à la fois documentaire et hautement révélateur, dans ses hésitations, ses précisions de l'esprit bouillonnant d'un grand, d'un de ceux qui, après Kurosawa, Ozu, Imamura et quelques autres, marquera l'histoire de son cinéma, du cinéma tout court. 

Panorama-cinéma : Êtes-vous croyant?

Hirokazu Kore-eda : Religieusement, je ne crois en rien [silence]. Mais je ne suis pas athée non plus. En occident, vous pensez qu’il y a un dieu absolu. Pour nous, c’est un peu différent. Chez Fellini par exemple, dans La Strada, Gelsomina dit : « Je ne comprends pas pourquoi je vis ». Pierrot prend alors une pierre qu’il trouve dans la rue et lui répond qu’il y a un sens dans cette pierre. En japonais, lorsqu’on dit qu’il y a un sens, c’est qu’il y a un dieu, un kami. Ce n’est pas tout à fait un Dieu comme vous, mais pour nous, il y a un dieu dans chaque chose. Ce genre de « conscience religieuse », je l’ai.

Panorama-cinéma : Comment expliqueriez-vous à des occidentaux, dont la conscience repose sur un système extrêmement manichéen qui nous vient de la bible, pourquoi tous les personnages de After Life ont droit à la béatitude éternelle et cela qu’importe leur passé. Pourquoi ne sont-ils pas jugés pour leurs actes? N’y a-t-il pas de différence entre le bien et le mal?

Hirokazu Kore-eda : Lorsqu’une personne meurt, son esprit patiente pendant sept jours. À la fin du septième jour, elle devient une présence divine. C’est du moins ce que l’on croit dans la culture orientale. Dans la culture occidentale, on m’a dit qu’il existait un espace entre la terre et le ciel. Il y a donc des similitudes. Ce que le film montre en revanche, c’est que les hommes ne sont pas jugés. Pour moi, c’est important. Les morts existent dans un monde relatif dont la finalité n’est pas le jugement. C’est l’individu qui détermine si sa vie a été riche ou pauvre, personne ne lui dira si ce qu’il a fait de sa vie était juste ou ne l’était pas.

Hirokazu Kore-eda

Panorama-cinéma : L’homme serait son propre juge?

Hirokazu Kore-eda : Il ne s’agit pas exactement d’un juge et l’objectif de ce film n’est pas de montrer qu’il y aura un jugement. C’est plutôt de montrer comment on fait face à sa propre vie, à ses souvenirs, à son passé.

Panorama-cinéma : After Life est un film qui montre des gens mettre en scène leurs propres souvenirs. Faut-il savoir se mettre en scène, soit faire sa propre introspection, pour être un bon cinéaste?

Hirokazu Kore-eda : Creuser sa mémoire est important. Par exemple, lorsque je fais un film qui implique des enfants, j’essaie de me souvenir ce qu’il s’est passé dans mon enfance. Un autre aspect important, pour que le film soit plus théâtral, est d’observer comment les enfants vivent de nos jours. J’observe constamment les enfants, pendant l’audition, après l’audition, pendant le tournage... Je regarde comment ils se comportent. Je cherche à savoir à quoi ils s’intéressent : quelle couleur, quelle boisson aiment-ils, etc. Souvenir, observation et imagination sont les éléments les plus importants lorsque je fais des films.

Panorama-cinéma : D’où viennent les souvenirs d’After Life? Sont-ils personnels, rapportés ou imaginés?

Hirokazu Kore-eda : La moitié des acteurs ont été recrutés sur audition. Ils racontent donc leurs propres souvenirs. L’un d’entre eux a parlé plus d’une heure. Dans la première partie, ils racontent leurs souvenirs, dans la seconde, j’ai essayé de prolonger.

Panorama-cinéma : J’ai remarqué que la plupart de vos films aborde la question de la responsabilité. Plus précisément, la responsabilité des uns envers les autres et la fuite de celle-ci : celle de la mère démissionnaire dans Nobody Knows, du père qui se suicide délaissant son foyer dans Maborosi, du fils qui, dans Hana, refuse de venger son père et fuit du même ordre le code du bushido. Mais aussi, la responsabilité qu’honore l’adolescent de Still Walking en visitant la famille de celui qui s’est sacrifié pour lui sauver la vie, ainsi que celle du jeune homme de After Life, dont le choix de ne pas choisir de souvenir est pour lui une manière de prendre la responsabilité de ses actes.

Hirokazu Kore-eda : [silence] Je n’en étais pas conscient. Non que vous ayez tort, un film n’est pas uniquement habité de la conscience du cinéaste. Je vais y penser…

Panorama-cinéma : Pensez-vous qu’un cinéaste a des responsabilités?

Hirokazu Kore-eda :Responsabilité… [il regarde ailleurs]. Par rapport à quoi?

Panorama-cinéma : Envers son public, envers son sujet, par rapport aux idées qu’il transmet.

Hirokazu Kore-eda : Transmettre des idées… [il regarde encore ailleurs]. C’est plus personnel que cela. Ultimement, un film révèle mes valeurs, mon point de vue sur le monde, et cela passe par l’amour ou la colère d’une personne envers une autre. Ceci est transmis, mais ce n’est pas un objectif.

Panorama-cinéma : Pensez-vous qu’un documentariste a plus de responsabilités envers son sujet?

Hirokazu Kore-eda : Je ne suis pas sûr de ce que vous entendez par sujet. Pour ce qui est des personnes que je filme, oui, j’ai une responsabilité envers eux.

Hirokazu Kore-eda

Panorama-cinéma : De nombreuses questions morales et sociales ont été posées dès le début du cinéma japonais classique. Nous pensions à Yamanaka Sadao, Naruse Mikio, Mizoguchi Kenji et Ozu Yasujiro. Aussi, votre rétrospective, programmée par la Cinémathèque québécoise, est présentée entre deux programmes de l’ATG (Art Theater Guild),qui abordent des questions sociales de manière plus radicale. Pensez-vous que le cinéma japonais contemporain a perdu cette tradition de conscience sociale?

Hirokazu Kore-eda : [long silence].

Panorama-cinéma : J’ai remarqué que vos films étaient très attachés à des questions sociales, vous avez fait beaucoup de documentaires. Nous pensions que ces préoccupations étaient en revanche moins présentes dans le cinéma contemporain qu’elles ne l’étaient dans celui des années 40 aux années 60. Pensez-vous que les jeunes cinéastes ont quelque peu oublié ce sens de l’engagement politique?

Hirokazu Kore-eda : Vous avez raison… Vous avez raison, mais cela ne concerne pas seulement le cinéma japonais. La situation veut que le cinéma ne soit plus l’objet culturel qui est au front pour décrire des phénomènes de cette nature. Évidemment il faudrait définir l’aspect social. Nous pourrions peut-être penser que les mangas abordent plus de questions sociales que le cinéma. Vous avez raison, car les genres sont de plus en plus diversifiés et je me demande si cela n’a pas amoindri le questionnement social. Dans cet ordre d’idées, ce qui m’importe, c’est la relation entre l’Homme et la société. Mais je n’irai pas jusqu’à nier les cinéastes qui n’abordent pas ces questions.

Panorama-cinéma : Vous parlez de genre. Croyez-vous que le respect des codes et de la notion de genre dans un film se fait souvent au détriment de l’engagement politique?

Hirokazu Kore-eda : Tout à fait… Tout à fait. Qu’il s’agisse de ma génération ou de celle d’après, l’aspect politique n’est plus un motif pour faire des films. C’est très problématique.

Panorama-cinéma : C’est la forme au détriment du fond. La mise en scène et en images détermine l’histoire que l’on raconte. Dans le cas du cinéma hongkongais, par exemple, les cinémas de John Woo et de Johnnie To se sont faits connaître pour leur style plus que pour leur discours. Quand Johnnie To réalise Exiled, il pousse à l’extrême le maniérisme de Peckinpah sans aller plus loin politiquement que The Wild Bunch. C’est actualiser un style sans en actualiser sa portée.

Hirokazu Kore-eda : Je ne connais pas bien Johnnie To.

Panorama-cinéma : Ou d’autres. Serait-ce une tendance du cinéma contemporain?

Hirokazu Kore-eda : [silence] Pour moi, c’est difficile de parler du cinéma contemporain. Je pense que le style est une valeur épuisée. Après Quentin Tarantino, le style est devenu une méthode. Jusque dans les années 70, le cinéma répondait d’une méthode pour recréer une impression de réel. Celle-ci éclate tout au long des années 60 et les styles, comme celui de Sam Peckinpah, fleurissent. Je n’aime pas beaucoup ce tournant, mais je ne dis pas non plus que ce que font Johnnie To ou Quentin Tarantino est mauvais. En ce qui me concerne, car je ne peux parler que pour moi, je détermine un style en fonction de la vision du monde que je souhaite offrir. Le sujet de Nobody Knows, par exemple, est très contemporain, de même que les scènes de famille de Still Walking. Dans mon cas, c’est le thème qui détermine le style.

Panorama-cinéma : En parlant de style, la plupart des occidentaux vous comparent à Yasujiro Ozu quand votre cinéma a en réalité plus d’affinités avec celui de Mikio Naruse.

Hirokazu Kore-eda : Tout à fait.

Panorama-cinéma : Que préférez-vous chez Naruse?

Hirokazu Kore-eda : C’est mon cinéaste préféré.

Panorama-cinéma :Mais qu’aimez-vous en particulier?

Hirokazu Kore-eda : Parmi ses oeuvres?

Panorama-cinéma : Pas exactement. Qu’est-ce qui vous remplit?

Hirokazu Kore-eda : [silence] Dans les films de Naruse, il n’y a pas de présence divine. [rires] C’est ce que j’aime. On n’est pas jugé. Il n’y a aucune volonté d’action, c’est ce qui me plaît.

Panorama-cinéma : Est-ce lié à une valeur documentaire, un rapport d’authenticité entre le sujet et le réel?

Hirokazu Kore-eda : C’est exactement ça. Il me semble qu’il n’y a pas de fausseté, que chaque chose est emprunte du réel : « l’homme est ainsi ».

Panorama-cinéma : Il y a en creux d’After Life et de Hana la question de la mise en scène : dans l’un, il s’agit de réaliser des films basés sur des souvenirs précis, dans l’autre, il s’agit de mettre en scène une pièce de théâtre dont le sujet s’inspire de la vie du personnage principal. Cette mise en abyme nous renvoie à votre position, celle du cinéaste dont les mémoires sont une donnée importante du processus créatif. Ce motif a-t-il dirigé l’écriture ou s’est-il révélé au fil de celle-ci?

Hirokazu Kore-eda : Le point de départ est très modeste et le processus d’écriture peut paraître répétitif. Une partie du scénario est écrite avant le casting, mais sa structure est valeur à changement. L’histoire évolue en fonction de mes rencontres avec les acteurs et actrices. Pendant le casting, après, mais aussi pendant le tournage. Mes idées évoluent à mesure que le film prend forme et bien souvent, c’est la combinaison de mes idées et de celles des comédiens qui donne à l’histoire et au film leurs formes définitives.

Panorama-cinéma : L’exergue de Hana est écrit dans un phylactère. Aussi, vos gendai-geki (les films dont l’action se déroule dans le monde contemporain) me font beaucoup penser à l’oeuvre de Taniguchi Jiro (Quartier lointain, Le gourmet solitaire). Vous sentez-vous proche de son univers et plus généralement du manga social?

Hirokazu Kore-eda : C’est ce qu’on me dit souvent. J’aime beaucoup son travail. Je me sens proche de lui dans sa manière de décrire des gens ordinaires dont les vies ne sont pas forcément traversées d’événements majeurs. Ce sont des personnages simples pour des sujets simples.

Panorama-cinéma : Préférez-vous faire des films documentaires ou des films de fiction?

Hirokazu Kore-eda : [long silence] Difficile de répondre. Je ne me réjouis pas lorsque pendant un tournage tout se déroule selon les plans. Lorsque des imprévus surviennent, pendant une prise ou entre deux prises, quand ce qui a été planifié ne fonctionne pas, j’aime me remettre en question : « Que devrais-je faire? Que devrais-je faire de mon scénario? ». Je dirais que j’aime le documentaire pour son processus de création. C’est d’abord une découverte, puis ce sont des changements. Après le tsunami, je suis allé sur les ruines d’une ville qui avait été entièrement détruite par un séisme. J’avais emporté ma caméra, mais j’ai été incapable de filmer. Beaucoup de personnes de mon entourage sont allés tourner des documentaires dans la région de Fukushima, et cela dès le lendemain de la catastrophe alors que moi j’étais même incapable de braquer mon objectif sur ces scènes. De retour chez moi, j’ai réalisé que je ne ferai plus de documentaires. Je ne réponds peut-être pas complètement à votre question, mais le souvenir de ces paysages dévastés et de leur odeur est pour moi une expérience très précieuse et je suis certain que mes prochains films de fiction refléteront ces images. Elles donneront probablement une nouvelle orientation vers l’avenir.

Panorama-cinéma : Il y a donc du documentaire dans la fiction.

Hirokazu Kore-eda : Oui, ça existe. La distinction entre les deux n’est pas si nette.

Photos : Cécile Lopes  |  Traduction : Minoru Tsunoda  |  Transcription : Élodie François

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FILMS CONCERNÉS

AFTER LIFE
de Hirokazu kore-eda (1998)
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Article publié le 4 octobre 2011.
 

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