DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Entrevue avec Sylvain L'Espérance (Partie 1)

Par Mathieu Li-Goyette
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AU LOIN, LE MALI

Avril 2010. Je rencontre Sylvain L'Espérance à l'occasion de la sortie d'Intérieurs du delta, son dernier film. C'est l'occasion d'un entretien de plus de deux heures, une manière de revenir sur l'ensemble de sa carrière, sur les projets à venir, mais aussi, et surtout, sur le Mali (partie 1), un cinéma de la parole (partie 2) et de l'interroger sur ce regard qui lui est propre (partie 3).*
 
Sylvain L’Espérance : J’ai toujours tourné avec peu d’argent tout en étant convaincu qu'en tournant, même sans argent, on permettait au film de voir le jour. J’ai presque fait tous mes films comme ça, sans qu'un financement complet soit acquis au départ. Pour chaque film, la recherche de financement a nécessité des périodes d'arrêt entre les étapes.

Panorama-cinéma : Et pourquoi le Mali?
 
Sylvain L’Espérance : J'ai d'abord tourné La main invisible en Guinée Conakry. Je cherchais à suivre l'itinéraire de la fabrication d'un objet, de l'extraction de la matière première à la distribution. Je voulais que le Québec fasse partie de ce trajet. Je me suis intéressé à la production de l’aluminium parce que je savais que cette industrie s'inscrivait dans une économie transnationale, de l’extraction de la bauxite, à la fabrication d’un objet manufacturé en Chine que l'on retrouve par la suite un peu partout sur les marchés du monde. Mais je n'ai pas réalisé ce film comme je vous le présente car je n'ai pas su trouver le financement nécessaire. En recherche par contre, j’ai appris que la bauxite utilisée dans la production d'aluminium au Saguenay venait de Guinée/Conakry. C'est ça qui m’a amené à faire un voyage dans ce pays. Ce premier voyage sur le continent africain a été pour moi une révélation. La réalité que je découvrais à chaque jour sous mes yeux était tellement différente de ce que j’imaginais au départ. Je ne connaissais absolument rien de ce continent, j’avais tout à apprendre. Après ce premier voyage, j'ai complètement transformé le projet pour en faire un film tourné entièrement en Guinée.
 
Or, le Niger prend sa source en Guinée et pendant mes voyages, j’ai longé ce fleuve à plusieurs reprises. Les riverains m’ont souvent parlé de l’importance de ce cours d'eau dans leur vie et celle du pays. De là est née l’idée d’un film sur le fleuve Niger. Au départ, j'avais imaginé un film sur le parcours du fleuve, de sa source en Guinée à son embouchure au Nigéria. Mais lors d'un premier voyage au Mali, j’ai séjourné dans la région du delta intérieur du fleuve Niger. C'est une région magnifique, un lieu dont la force d'attraction a amené des gens de tous les horizons d'Afrique de l'Ouest à s'y établir. Le delta est un lieu relativement étendu, mais en même temps circonscrit. Quarante mille kilomètres carrés d'eau, de terre et d'herbe. Et dans cet espace a lieu la rencontre de peuples dont l'histoire, la langue et la tradition sont fort différentes, mais qui ont su tirer profit des ressources du fleuve et cohabiter dans un environnement dont la particularité est d'être en constante transformation. Peuples nomades et sédentaires s'y sont installés, dont l'origine est souvent liée à un métier: bergers peuls, pêcheurs bozos, agriculteurs sonraïs, etc. J'ai eu la forte impression que la rencontre des peuples qui s'est produit dans l'histoire de cette région préfigurait d'une certaine manière ce que nous vivons aujourd'hui à l'échelle planétaire. Après ce premier séjour, c'était clair pour moi que le film devait se faire là. Donc, au départ, j'ai fait un film sur cette région du fleuve Niger, mais après j'ai réalisé à quel point on n’épuise pas un lieu en faisant un film. J'ai eu le désir d'y tourner à nouveau, de découvrir d’autres histoires, d’autres façons d'aborder la réalité.


UN FLEUVE HUMAIN de Sylvain L'Espérance

Panorama-cinéma : Pour faire une carrière…
 
Sylvain L’Espérance : Une carrière, c’est un grand mot. Disons pour y passer du temps. La vie est courte et tourner à l’étranger nécessite à chaque fois un nouvel apprentissage. Je ne suis pas un cinéaste comme Van der Keuken ou Joris Ivens, qui ont parcouru le monde. Dans le fond, je suis attaché à un lieu. Pour moi sortir du Québec, c’était déjà un geste important. Maintenant, je pense que pour arriver à dire des choses un peu substantielles, il faut passer un peu plus de temps. Je le dis avec un peu de recul parce que ça fait deux films que je tourne dans cette région et j’ai un troisième projet de film au Mali. C'est toujours le cinéma qui m’amène là. C’est par le cinéma que j'apprends à connaître ce pays et je sens que j’ai encore des histoires à raconter.
 
Panorama-cinéma : Il y a quand même eu une certaine mode de courts et de moyens métrages documentaires, à cause de Destination monde, de cinéastes globe-trotter qui visitaient cinq, six pays dans l’année. Votre démarche a été, une comparaison peut-être facile, plus près de Pierre Perrault qui s’est installé à l’Île-aux-Coudres pour faire trois films.
 
Sylvain L’Espérance : Au cinéma, ce qui est merveilleux, c'est que ce sont les descendants qui choisissent leur héritage. Et ils n'ont pas besoin de l'accord de ceux qui lèguent leur patrimoine. L'héritage des premiers cinéastes issus du cinéma direct est important pour moi. C’est mon école, c’est de là qu’est né pour moi le désir du cinéma documentaire. J'ai emprunté ce sentier, mais je bifurque de temps à autre sans demander de permission. Mais vous avez raison, il y a quelque chose de commun entre les habitants de l’Île-Aux-Coudres et ceux du delta, entre mes films et ceux de Perrault : la place de la parole y est primordiale tout autant que celle des gestes. Les gens du delta se reconnaissent une appartenance aussi forte à ce lieu que les gens de l'Île-Aux-Coudres.
 
Panorama-cinéma : De toute façon, la comparaison est facile, mais elle est quand même rare. Je pense à Hommes à louer de Rodrigue Jean qui accordait une importance particulière à la parole tout en filmant le dispositif mis sur le torse des intervenants. Le cinéma québécois a quand même une belle tradition par rapport à ça, par rapport à laisser les gens parler.
 
Sylvain L’Espérance : Quand on regarde le cinéma de Perrault, il s'agissait déjà de nous amener là où personne n’était allé avant. Il portait attention à une parole inédite et qui, dans une certaine mesure, nous faisait honte parce que nous pensions que la réalité des gens du peuple n'était pas « présentable ». Perrault nous a fait réaliser que la vie des pêcheurs de l'Île-aux-Coudres était aussi fabuleuse que celle des grands personnages de l'histoire - réelle ou inventée. Aujourd'hui, on reconnaît leur histoire comme un héritage. Quarante ans plus tard, Rodrigue Jean nous emmène en pleine ville pour nous faire découvrir des jeunes qu’on ne veut pas entendre. On ne veut pas les entendre ces jeunes-là, on ne veut pas les voir, car ils nous font honte. La force d'Hommes à louer, c’est de se planter là où on ne veut pas regarder, de nous forcer à écouter ces jeunes pendant deux heures et demie. Et ce qui surgit de cette écoute, c'est la dimension politique de leur parole. Ces jeunes ne sont plus seulement des marginaux, des prostitués, mais nos fils qui nous renvoient comme un miroir déformé le monde que nous leur laissons en héritage. À travers ce film, le cinéma direct se réinvente en affirmant le dispositif par lequel il se met en scène, mais toujours pour faire advenir la parole qui, ici, n'a jamais eu autant de force dénonciatrice.


INTÉRIEURS DU DELTA de Sylvain L'Espérance

Panorama-cinéma
: Oui, ça paralyse. Sinon, j’ai une question qui est toujours un peu plus délicate, en fait c’est de demander au magicien quels sont ses trucs : où est la part de mise en scène dans vos deux films? Parce qu’il y a eu quand même une part de mise en scène, les cadrages...
 
Sylvain L’Espérance : Oui, il y a un travail sur la forme, mais c’est fait de manière très intuitive. Au Mali, parce que je ne comprends pas la langue, il y a toujours une part du film qui m'échappe. Je me vois obligé de mettre les choses en scène et de donner une direction à ceux que je vais filmer. Je travaille toujours avec des interprètes, donc c’est grâce à eux que j’arrive à entrer en contact avec les gens, à leur expliquer pourquoi je suis là, ce que je cherche à faire dans le film et pourquoi je veux leur présence. Donc, il y a tout ce travail-là qui se fait amont. Mais au moment où je tourne, ils prennent la parole librement, même si leur intervention est guidée par des préoccupations ou des directions que j’ai données. C'est pour ça que dans Intérieurs du delta, j'ai privilégié les rencontres entre deux ou plusieurs personnes.
 
Dans Un fleuve humain, je voulais établir un rapport entre la parole et le lieu. J'essayais de voir comment la parole peut être à la fois un guide, qui m’aide à saisir le territoire et, inversement, comment le territoire filmé peut être habité par la parole. À chaque fois que je filmais un paysage, je voulais que le point de vue soit lié à celui qui prend la parole, comme un paysage intérieur. Avec Alassane, le capitaine du bateau Tombouctou, je savais que l'espace qu’on allait découvrir avec lui allait se faire à partir du bateau, alors que pour le pêcheur ça allait être par la pirogue et le berger à travers la marche sur les pistes de transhumance. À chaque fois, il y a une façon différente de découvrir le territoire.
 
Il y a, certes, une part de mise en scène, mais l'essentiel repose sur l’improvisation. Le berger, par exemple, il m’amenait à un endroit où je n’étais jamais allé auparavant. Je l'ai accompagné pendant un petit moment et c'est devenu clair pour moi que je devais filmer sa marche, parce que je voyais bien que c’était là une part essentielle de sa vie. À la fin de la rencontre avec ce berger, un poème est récité par son apprenti. Ce poème, c’est vraiment lui, Hamadou, qui me l’a proposé : « si tu veux, on peut te faire l’éloge aux bovins ». Le soleil se couchait, j’ai dit qu'il fallait faire vite parce que la lumière baissait à vue d'oeil. Cette séquence est complètement improvisée. Ce n'est qu'à mon retour à Montréal que j’ai découvert l'importance de la tradition poétique chez les Peuls, dont l’éloge aux bovins est l'une des manifestations.
 
Panorama-cinéma : Au fond, vous ne comprenez exactement ce que vous filmez qu'une fois le film traduit?
 
Sylvain L’Espérance : Oui, évidemment, je compte beaucoup sur l’équipe qui m’accompagne. On était finalement, trois, quatre personnes, dont Molia et Mouta, deux pinassiers qui sont originaires de la région et qui m’ont amené vers des gens qu’ils connaissaient. Ce sont eux qui m’ont présenté Hamadou le berger, un homme qu'ils connaissent depuis leur enfance. Sitaï, la marchande de poissons, c’est la belle mère de Mouta. Finalement ça reste un film de famille. J'ai fait le voyage seul sur le bateau et j’y ai croisé le capitaine. Quelqu’un de l'équipage m'a alors servi d’interprète, mais les jeunes pinassiers connaissaient eux aussi Alassane alors, comme à chaque fois, un lien famillial se tissait. Par ailleurs, le pêcheur que j’avais rencontré pendant mes recherches était déjà parti en migration au moment du tournage. On a alors choisi de partir vers le lac Debo, au coeur du delta, en sachant qu'on allait trouver des pêcheurs sur place. On a rencontré Sékou Niantao, le pêcheur d'Un fleuve humain. Le lendemain de notre première rencontre, j’étais en tournage avec lui. Pourtant on a l’impression qu’il y a eu un long travail de recherche, mais c’est un travail d’équipe qui permet de faire rapidement ces contacts. Dans le delta intérieur, les gens se sentent marginalisés et reprochent à l’administration malienne de ne pas les écouter. Lorsque quelqu’un comme moi se déplace et propose de les filmer, ils y voient peut-être une possibilité de faire entendre ce qu’ils ont à dire. C’est un peu ça le contrat qu’on avait ensemble. J’expliquais que ma raison d’être là était de faire un film et l’engagement que je prenais était de revenir leur présenter le film terminé. La veille de notre départ, Sekou Niantao m’a vraiment pris à part et m’a dit : « Ça fait deux jours que je te parle et que tu me filmes, mais si le but de tout ça c’est que tu repartes et que je n’aie plus de nouvelles de toi, ça aura vraiment été une rencontre inutile. Par contre, si tu reviens, je n’aurai pas perdu mon temps ». C’est à peu près ça qu’il m’a dit. Je n'avais plus le choix. Il fallait revenir.

Transcription : Élodie François

* Mes remerciements vont au réalisateur Simon Galiero qui a d'abord permis cette rencontre en plus d'avoir apporté une grande aide à l'élaboration de l'entrevue ainsi qu'à Sylvain L'Espérance qui a lui-même pris le temps de réviser la retranscription et de nous éclairer sur l'orthographe des mots en langue bambara.
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Article publié le 23 novembre 2010.
 

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