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Liens invisibles : Entrevue-miroir avec Theodore Ushev et Borislav Kolev

Par Claire Valade

Cette entrevue est un objet un peu inhabituel. Une expérience de conversation par intervieweuse interposée qui propose d’explorer la collaboration entre le réalisateur bulgare Borislav Kolev et le cinéaste bulgaro-montréalais Theodore Ushev à l’occasion de la sortie en salle du portrait documentaire Theodore Ushev: liens invisibles (2022). Les mêmes questions ont été posées séparément aux deux sujets: en personne et en français à Theo Ushev, à la Cinémathèque québécoise à Montréal, dans le cadre du Festival du nouveau cinéma en octobre 2022, puis, par voie de courriel et en anglais à Borislav Kolev, grâce aux bons soins de la relationniste de l’ONF [1], au printemps 2023. Quels chevauchements, quels échos, quelles interactions, quelles répliques, quels échanges attendus et inattendus surgiraient de cette « rencontre » entre le réalisateur et son sujet, séparés par une distance tant spatiale que temporelle? La « conversation » qui suit est donc le fruit du collage des réponses et des réactions obtenues de l’un et de l’autre, telles qu’elles m’ont été données.


:: Theodore Ushev dans Liens invisibles [ONF]


:: Borislav Kolev [ONF]

Claire Valade : La première chose que je voulais vous demander à tous les deux était : pourquoi faire un documentaire sur Theodore Ushev ? Et pourquoi le faire maintenant ?

Theodore UshevJe ne sais pas, il faudrait demander au réalisateur du film. (Rires) En fait, je donnais une classe de maître dans le cadre du Festival international du film de Burgas, en Bulgarie, à côté de la Mer noire.

Borislav Kolev: L’idée de faire un film sur Theo est venue de la scénariste et productrice de Liens invisibles, Maria Landova. L’idée a germé à la suite d’une classe de maître qu’a donnée Theo en 2019 [et dans laquelle] il abordait des sujets très intéressants. Maria et moi avions vu son exposition In the Mirror, Dimly, et aussi bien sûr ses films Vaysha l’aveugle (2016) et Physique de la tristesse (2019), inspirés des œuvres littéraires de Georgi Gospodinov. Maria et moi nous sommes dits que ce serait passionnant de réaliser un film sur Theo parce qu’il est un auteur de calibre mondial et de la génération née dans les années 1960 — un élément qui occupe une place importante dans notre œuvre. Maria lui a fait part de notre idée et il a accepté parce qu’il avait vu et aimé nos films précédents.

TUJe leur ai demandé : « Pourquoi moi ? Est-ce que je suis quelqu’un qui va intéresser le public ? » Et ils m’ont répondu : « Si, si, il y a un grand intérêt envers toi. »

CV : En fait, c’est drôle, la façon dont l’idée du film a germé parce qu’on voit des moments d’une classe de maître dans le film et j’ai eu l’impression que le scénario était construit, justement, à la manière d’une classe de maître, mais en plus élaboré. Comme un écho de celle-ci. Le film s’articule autour d’elle : on part de là et on y revient périodiquement avant de repartir ailleurs.

TU : C’est possible, oui. Borislav m’a dit aussi qu’il s’était beaucoup inspiré de Physique de la tristesse et des moments importants du film, parce que c’est une œuvre tellement personnelle.

CV: Donc, vous ne vous connaissiez pas personnellement avant le film. Comment avez-vous travaillé ensemble ? Comment s’est organisée votre collaboration ?

BKQuand Theo et moi, on s’est rencontrés pour la première fois en vue de discuter du travail qu’on allait faire ensemble, je portais toujours un t-shirt de Motörhead. On s’est mis à parler de heavy métal et de punk rock. On buvait du whisky tous les deux et, finalement, il a dit : « J’ai l’impression qu’on travaillerait bien ensemble, toi et moi. » Je pense que c’est ce qui s’est passé. Mais d’abord, Maria et moi avions évidemment vu et analysé en détail tous les films de Theo et les autres œuvres qu’il a créées en tant qu’artiste visuel.

TULe tournage du documentaire s’est déroulé [partiellement] en même temps que celui de mon premier long métrage de fiction là-bas [en Bulgarie, pour Phi 1.618 (2022)]. Donc, l’équipe et Borislav sont venus sur mon plateau de tournage et ont filmé certaines scènes. Ça a apporté au documentaire un autre aspect à mon sujet. Ensuite, on a tourné deux semaines en voyageant dans les villes où j’ai grandi. Ils ont aussi pensé venir à Montréal pour filmer le lieu où je travaille maintenant, mais comme c’est tombé en pleine pandémie, ça n’a pas été possible. Alors ils m’ont demandé de tourner moi-même, avec une caméra, mes ateliers et tout. Je me suis filmé moi-même, à la demande du réalisateur. J’ai donc joué le rôle principal dans ce documentaire, et j’ai aussi fait la caméra et la lumière. Et comme il y a aussi certains extraits de mes films d’animation, j’ai aussi participé de cette façon-là. (Rires)


:: Extrait de Theodore Ushev : Liens invisibles [ONF]

CVAvez-vous parlé du scénario ensemble ?

TUJe n’ai eu aucun impact créatif direct sur le film. D’ailleurs, je n’ai même pas vu celui-ci avant la dernière projection parce que je ne voulais pas le voir avant. Borislav m’a demandé certaines archives. J’ai donné une entrevue pendant une journée qui a été la base du film, mais ça s’est arrêté là. J’ai vraiment uniquement « joué » dans le film. Je ne me suis pas mêlé de réalisation du tout. Je ne le ferais jamais, d’ailleurs. C’était son film.

CVEst-ce qu’il y a une part de planification ou de mise en scène dans le film ? Borislav, avez-vous demandé à Theo de faire des choses précises pour appuyer le scénario (par exemple, des scènes en compagnie de ses amis), ou le tournage s’est-il plutôt déroulé de façon spontanée, au gré des événements ?

BKOn a été forcés de tourner le film en 2020, au moment où la pandémie de COVID atteignait son point culminant. C’est la raison pour laquelle notre équipe n’a pas eu l’occasion de filmer au Canada. Et c’est pourquoi on a demandé à Theo d’enregistrer lui-même ses activités quotidiennes à Montréal et de nous envoyer les images, en discutant d’avance avec lui de ce qu’il nous fallait exactement. Je pense que cette façon de procéder a bien fonctionné pour le film parce qu’elle nous a permis de montrer l’auteur dans sa solitude — un aspect essentiel de l’œuvre de Theo. L’ONF, notre coproducteur et partenaire, nous a fourni des documents d’archives non seulement des films de Theo, mais aussi du processus de travail réel qui a mené à leur réalisation. Cela nous a également beaucoup aidés.

Par ailleurs, on a combiné les rencontres planifiées de Theo avec ses proches et la spontanéité des réactions des protagonistes aux rencontres elles-mêmes. On ne pouvait pas prévoir exactement ce qui allait se passer au cours de ces séquences, et je crois que ce côté sincère et décontracté des gens est évident dans le film.

TUOn n’a rien demandé à qui que ce soit. On est simplement allé [voir mes amis] et on leur a demandé de jouer quelques morceaux pendant qu’on filmait, mais on ne savait pas quelles chansons ils joueraient. Ça a été la même chose pour le reste du film. Quand on était dans la ville où j’ai étudié, il m’a demandé quelles personnes j’aimerais rencontrer et j’ai répondu « celle-là et celle-là ». Je n’avais aucune idée de ce dont on parlerait, ni quel monstre il me montrerait. Chaque soir, Borislav me disait : « Demain, on va là. » Et le tournage s’est déroulé comme ça. Par exemple, il m’a dit : « On va aller dans ton ancienne baraque. » J’ai dit : « Mais non, ce n’est pas possible. C’est encore l’armée qui est là. » Et il m’a répondu : « J’ai tout arrangé, on y va. » C’était super ! Tu sais, j’ai eu ce cauchemar, pendant des années, que je retournais là-bas encore et encore [pour recommencer mon service militaire]. Et là, j’y suis retourné pour vrai ! (Rires) J’ai dit : « Ce n’est pas possible. » Mon cauchemar était fait pour ce film-là. Imagines-tu ? Je me suis senti comme si je replongeais dans le cauchemar !

CVMais finalement, Theo, les baraques étaient vides et tout était à l’abandon, alors c’était rassurant. Tu as survécu.

TUC’était rassurant. D’ailleurs, j’ai arrêté de faire ce cauchemar depuis ce moment-là. Si les lieux n’existent plus, je ne peux plus y retourner ! (Rires)


:: Theodore Ushev dans Liens invisibles [ONF]

CVEt quel effet cela te faisait-il d’être dirigé et piloté ? Comme c’était la première fois que ce n’était pas toi à la réalisation.

TUC’était souvent très étrange pour moi d’être à côté. Parfois, je m’énervais de la façon de travailler avec l’équipe de tournage. Je disais : « Vous perdez trop de temps à arranger le son, la caméra, etc. » Mais comme je l’expliquais plus tôt, je venais de terminer le tournage de mon film, alors j’avais encore la tête dans ce rôle du réalisateur. (Rires) Mais je crois que, dans l’ensemble, je suis resté bien éloigné [de la réalisation], jusqu’à la fin. C’est vraiment Borislav qui a choisi comment raconter et comment illustrer mon travail.

CVEt vous, Borislav, quel effet est-ce que ça vous a fait de diriger un réalisateur qui n’a pas l’habitude de se trouver devant la caméra ?

BKPuisqu’il est lui-même un réalisateur, et qui plus est, de haut niveau, Theo saisit parfaitement ce qu’une ou un collègue veut obtenir au cours du tournage. Il s’est comporté de façon impeccable durant toute notre collaboration.

CVComment avez-vous procédé, Borislav, pour choisir les moments ou les aspects à privilégier dans l’histoire que vous souhaitiez raconter au sujet de Theo ?

BKLa principale tâche que s’est donnée notre équipe a consisté à explorer, à travers le parcours de Theo, les moments déterminants de l’histoire des pays d’Europe de l’Est au cours des 50 dernières années. La sphère politique, publique, sociale, puis le domaine des arts ont emprunté une trajectoire très similaire dans l’ensemble de ces pays, tant avant qu’après la chute du mur de Berlin. Theo fait lui-même partie de la vague très particulière de migrantes et migrants venus d’Europe de l’Est durant les années 1990, lorsque des millions de personnes ont cherché une vie nouvelle à l’Ouest. Le destin de Theo, du moins en tant qu’auteur, s’est révélé heureux. Mais il y a peu de migrantes et migrants véritablement heureux dans le monde. Physique de la tristesse, son film le plus personnel et dans lequel il se livre le plus, parle aussi de cela.

CV: Parlons donc un peu de la présence de la Bulgarie dans le film. Je comprends donc que le fait de filmer surtout en Bulgarie, de revenir aux racines de Theo, au lieu où son histoire a commencé, relevait d’un choix délibéré ?

BKOui, c’était un choix dramatique fondamental, et j’ose dire que notre équipe l’a défendu de façon convaincante dans le film. On trouvait important de montrer au public international le point de départ du parcours de Theo, de faire connaître les gens, les lieux, les événements de toute nature et les autrices et auteurs de différents secteurs artistiques qui l’ont incité à évoluer comme personne et comme créateur.

CVEt pour toi, Theo, comme s’est déroulé ce retour aux sources, dans le contexte de ce film ?

TUJe vais être sincère avec toi, ça a été vraiment dur pour moi. J’ai ressenti beaucoup d’émotion à parler… De la mort de mon père, par exemple, et tout ça. Et je me suis senti vraiment mal à la fin du tournage. C’était comme de repasser à travers toutes mes années là-bas, qui n’ont pas toujours été vécues avec un sentiment positif. J’ai eu des moments heureux, comme tous les enfants, mais aussi d’autres moments pas aussi appréciables. Donc voilà, c’était… c’était difficile.

CVAs-tu regretté, Theo, d’avoir accepté de faire le film ?

TUOui. À la fin du tournage, j’ai regretté.

CVEt aujourd’hui ?

TUAujourd’hui, non. Parce que [Borislav] a fait un film super touchant qui me montre d’une façon tellement humaine — je crois que c’est une des grandes qualités du film. Il ne parle pas de moi uniquement comme d’un cinéaste, mais il parle d’une essence plus grande, d’un artiste, pas juste d’une personne collée à l’animation. Et j’ai trouvé ça, je ne sais pas comment dire… J’évite toujours de me regarder (je ne regarde jamais mes entrevues à la télévision, par exemple), mais ce film-là, oui, c’est bon, j’ai accepté. J’espère que ce film motivera les gens, que ça leur dira quelque chose, je ne sais pas.

CVEt vous, Borislav, quel est votre point de vue sur le film, en rétrospective ? Qu’en pensez-vous aujourd’hui ?

BKÉvidemment, un film peut toujours être amélioré. Mais il n’y a rien que nous regrettons profondément d’avoir laissé passer.

TU: Il y a eu une projection en Bulgarie et, à la fin du film, quand je suis allé devant le public dans la salle, j’ai été ému. J’ai parlé de ma mère, qui était présente, et je l’ai remerciée. Elle a de la difficulté à bouger, elle est presque immobilisée maintenant. Elle m’a dit : « Peut-être que c’est la dernière fois que je suis dans une salle de cinéma. » C’était touchant, pour moi et pour elle. [2]

 

 

*

 

 

CVRevenons au film lui-même. Ma dernière question porte sur l’expression « liens invisibles », que tu utilises dans le film, Theo, à propos de ton ami écrivain, Georgi Gospodinov. Tu dis que vous n’avez besoin que de deux mots pour vous comprendre.

TUMais c’est parce que c’est vrai, n’est-ce pas [cette connexion immédiate avec nos proches] ? Avec mes ami·e·s les plus proches, on se comprend avec juste quelques mots. On n’a pas besoin de parler beaucoup. Avec Georgi, particulièrement : on est nés la même année, en 1968, dans des familles qui se ressemblent beaucoup, un peu marginalisées, mises de côté, qui n’étaient pas liées au parti communiste. Donc on était toujours pauvres, sans beaucoup de droits, on courait toujours le risque d’être pris par la police ou d’être enfermés pour les mots qu’on disait. Quand on vit dans une ambiance comme ça, on commence à faire attention aux mots qu’on utilise, à cacher sa vie. Ça aussi, ça fait partie de ce film-là : la vie cachée. C’est de là que vient mon désir de liberté absolue. De liberté anarchiste même, parce que j’ai vécu trop longtemps dans une prison, enfermé comme un minotaure. Quand on a grandi comme ça, on veut juste qu’on nous laisse faire ce qu’on veut : travailler et penser ce qu’on veut. Et envoyer notre message au public, quand on est artiste. On veut être sincère avec les gens. Évidemment, on ne peut pas faire ça avec des inconnus. Donc il ne reste que les ami·e·s avec qui on peut être complètement sincère. Et c’est comme ça que l’on comprend qui sont nos vrai·e·s ami·e·s.

CVBorislav, vous avez choisi d’utiliser cette expression, « liens invisibles », comme titre pour votre film. Qu’est-ce que ça signifie, qu’est-ce que ça représente pour vous ?

BKEn fait, Theo a utilisé l’expression après que le titre provisoire du film, Liens invisibles, ait été trouvé. Ce titre a été adopté au début du projet et il n’a pas changé. Je ne sais pas si c’est le titre qui lui a inspiré ces mots ou s’il s’agit d’une coïncidence, mais ça prouve seulement que nous avons choisi un titre approprié. Il témoigne de la variété d’influences qui sous-tendent l’évolution personnelle et créatrice de Theo. Le but du film est de révéler au public au moins un certain nombre de ces liens invisibles. On espère y être parvenus.

CVTheo, vois-tu d’autres liens invisibles exprimés dans le film ?

TUOui, bien sûr, il y a plusieurs autres liens invisibles. Par exemple, plusieurs personnes importantes dans ma vie ne sont pas dans ce film, comme ma fille et ma femme, qui sont très importantes pour moi. Je ne sais pas pourquoi Borislav ne voulait pas parler avec ces gens-là. J’imagine que c’est parce qu’il pensait qu’ils ne seraient pas sincères. Il cherchait vraiment la vérité sur moi. Donc il cherchait vraiment des personnes qui seraient capables d’expliquer qui je suis, mais pas nécessairement les personnes les plus proches de moi.

Ce qui manque, évidemment, c’est ma période à Montréal, mon producteur [Marc Bertrand, de l’ONF]. L’une des raisons de [cette absence], c’est que Borislav n’a pas pu venir ici, bien sûr, mais aussi il n’a pas voulu utiliser ce cliché documentaire [têtes parlantes], des gens autour de vous qui parlent de vous. Il cherchait quelque chose d’autre, dans cette rencontre avec moi et avec d’autres. Mais en ne venant pas ici à Montréal et à l’ONF, il a dû utiliser des éléments que j’ai tournés [pour lui] ou du matériel qui existait déjà. Ça, c’est aussi un autre des liens invisibles: ma formation à l’ONF [qui n’est pas montrée explicitement dans le film, juste évoquée]. Et pourtant, c’est [l’événement] le plus important, parce que c’est à Montréal que je suis devenu cinéaste. Pas en Bulgarie. Là-bas, la Bulgarie a créé un personnage, pas toujours agréable, mais c’est Montréal qui m’a fait réalisateur et artiste. C’était ici ma vraie école, de cinéma en particulier, mais pas juste de ça non plus. Ma vraie école qui m’a permis d’exister. Si j’étais resté en Bulgarie, je ne serais jamais devenu cinéaste. On ne m’aurait jamais, jamais laissé le devenir. Donc, le plus gros lien invisible du film, c’est toute ma vie montréalaise, personnelle et professionnelle. Je ne sais pas pourquoi Borislav a laissé tout ça de côté. Peut-être qu’il pensait surtout au public bulgare. Si c’était moi qui avais fait ce film, je l’aurais fait complètement différemment. Mais heureusement que ce n’était pas moi [derrière la caméra] parce que peut-être que lui connaît plus la vérité… Ceci dit, le cinéma documentaire, c’est le plus grand mensonge au monde, tu sais. (Rires) Il y a moins de vérité dans les films documentaires que dans les films [de fiction].

CVEt pourquoi dis-tu ça ?

TUJ’ai vu comment s’est fait ce film-là, avec toutes les prises de vue — « tu passes par ici, par là », « est-ce que la lumière est bonne ? », etc. Tout ça, c’est comme [de la fiction] ; j’ai joué mon propre rôle. Dans les plus grands documentaires du monde, tout est de la manipulation. C’est toujours comme ça. La propagande, par exemple.

CVIl y a toujours un point de vue.

TUUn point de vue très personnel. Parfois, le cinéaste s’impose absolument. En fait, c’est de la manipulation de masse, manipulation des spectateurs. John Grierson le disait bien : « Je prends les moyens du cinéma et je les utilise comme un marteau. »

CVBorislav, êtes-vous d’accord avec Theo lorsqu’il affirme que, toute chose étant relative, le cinéma documentaire est un mensonge et qu’il y a moins de vérité dans un documentaire que dans un film [de fiction] ?

TUAu cinéma, qu’il s’agisse d’un documentaire, d’un long métrage [de fiction], d’une œuvre d’animation ou d’un mélange de genres, les choses ressemblent à la vraie vie: tout dépend du point de vue et de la perception de chaque personne. Rappelons-nous Rashômon de Kurosawa (1950). Liens invisibles est naturellement le point de vue subjectif d’un auteur à propos de Theo et du contexte historique et esthétique dans lequel se situe le récit. Mais je peux vous assurer d’une chose: notre équipe a fait un film honnête.

CVAlors, Theo, en fin de compte, quel regard as-tu sur le film aujourd’hui?

TUTout est vrai. Il n’y a aucun mensonge, Borislav n’a rien inventé. Et ça, c’est positif.

   


:: Extrait de l'affiche de Liens invisibles [ONF]

En guise d'épilogue, une révélation surprenante, tout à fait inattendue, de Theo...

CV: Il n’y a pas que des choses positives dans Liens invisibles, Theo. Tu dis certaines choses négatives, mais qui sont intéressantes et révélatrices. Par exemple, tu dis dans la classe de maître que tu n’aimes pas Vaysha l’aveugle.

TU: Oui, c’est vrai. Et je continue de ne pas l’aimer.

CV: Tu dis que tu ne renies pas le film, mais que tu ne l’aimes pas.

TU: Comment je peux dire… Je n’ai pas honte du film, je le prends tel quel. Mais je ne crois pas que ce soit le film le plus réussi de ma carrière.

CV: Ah, bon?

TU: Non, pas du tout. Je peux nommer au moins cinq films que je trouve plus importants dans ma carrière: Physique de la tristesse, L’homme qui attendait (2006), Les journaux de Lipsett (2010), Gloria Victoria (2013), Tower Bawher (2005). Tous ces films-là ont beaucoup plus de valeur pour moi que Vaysha l’aveugle.

CV: C’est intéressant, ne serait-ce que parce que c’est ton film le plus connu.

TU: C’est peut-être pour cette raison-là que j’ai commencé à avoir ce sentiment. (Rires)

CV: C’est peut-être aussi parce que c’est un film moins personnel ?

TU: Oui, c’est ça. Mais en tout cas, ce que j’aime de Vaysha, c’est qu’il est complètement différent de tout ce que j’ai fait. Donc, ça, c’est super. Je vais continuer à faire des films différents. Ça, ça me plaît. Écoute, l’expérience avec les Oscars, c’était tellement difficile pour moi. Ça m’a pris tellement d’énergie, je n’ai pas vraiment aimé ça. C’est lourd, être pendant un mois et demi en mode entrevue, publicité et présentations… En mode « vente », à Los Angeles, avec toutes les petites conversations dont les gens de Hollywood sont capables, avec tous les « Wow! », « Incredible! », « How awesome! ». Ce n’est vraiment pas mon genre. Ça, ce n’est pas moi.

CV: Ça ne fait pas partie des liens invisibles.

TU: Non.

 

 


[1] Merci d’ailleurs au Service de traduction de l’ONF pour l’excellente version française fournie de l’entrevue avec Borislav Kolev.

[2] Cette entrevue avec Theo a été réalisée avant le décès de sa mère, qui est survenu quelques semaines plus tard, le 3 janvier 2023.

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Article publié le 21 mai 2023.
 

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