DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Chase Joynt : Les énergies de rencontres

Par Anthony Raynal

Un vrai gentleman (No Ordinary Man, 2020) est un documentaire écrit à plusieurs voix. D’abord celles de ses créateur.rice.s : Aisling Chin-Yee et Chase Joynt à la réalisation, Amos Mac à la co-écriture, puis celles des acteurs et actrices transgenres du film, qui acceptent d’éclairer un destin singulier à travers leur propre expérience et leur propre sensibilité.

Le documentaire se concentre ainsi autour de l’existence et de la carrière du jazzman transgenre Billy Tipton. Jusqu’à sa mort en 1989 à l’âge de 74 ans, tout le monde ignorait sa transidentité, de sa femme à son enfant adoptif. Il était perçu comme un homme dans l’intimité comme dans le public, et avait construit son existence autour de cette évidence. Or, la découverte posthume de son genre assigné à la naissance, attira rapidement la curiosité malsaine des talk-shows américains qui n’avaient jusque là que très peu prêté attention à sa carrière. Billy Tipton devient alors l’objet d’une multitude de réécritures, constamment ramené au sexe féminin et aux justifications hasardeuses de sa transition. Le documentaire est donc non seulement le moyen pour Joynt et Mac, tous les deux transgenres, de reprendre le contrôle de ce récit mais également d’interroger l’identité et la visibilité trans au présent. Pour ce faire, le processus documentaire est simple : utiliser l’archive (ou l’absence d’archive) et reconstituer, re-jouer la vie de Billy grâce à une multitude d’acteurs transgenres. Dans Un vrai gentleman se joue donc une véritable entreprise politique de visibilité et de rédemption.
 



Anthony Raynal : Comment est-ce que tu as découvert l’existence de Billy Tipton malgré l’invisibilisation à laquelle il a dû faire face ?

Chase Joynt : Le co-scénariste du film, Amos Mac, aurait probablement répondu la même chose que moi à cette question. Nous sommes tous les deux des hommes transgenres qui avons grandi à l’ère numérique. On a donc eu la chance de découvrir énormément de listes ou de blogues sur ce sujet. Il suffit de chercher quelques minutes pour tomber sur des articles tels que « les personnes trans que vous devriez connaître » ou « les personnalités queer à découvrir ». Et Billy Tipton apparaît constamment dans ces listes ! Pour tout dire, avant le projet du documentaire, je ne connaissais pas grand-chose de lui, seulement ce qui a été dit dans les médias populaires : le fait que sa transidentité n’ait été révélée qu’après sa mort et la façon dont cette information a été relativement mal traitée. Puis nous avons fait nos propres recherches avec Amos et Aisling Chin-Yee et on a rapidement pu se pencher avec plus d’intérêt, de nuances et de détails sur l’histoire et la vie de Billy Tipton.

AR : Justement à ce propos, comment en es-tu venu à collaborer avec Aisling et Amos ?

CJ : L’idée du projet est venue de Sarah Spring, co-fondatrice de Parabola Films à Montréal, où Aisling souhaitait débuter une création documentaire. Très vite, en faisant les premières recherches autour de Billy Tipton, elle a compris qu’il était nécessaire que le projet soit dirigé par une personne transgenre. Elle a alors approché Amos Mac, un scénariste vivant et travaillant à L.A., qui m’a lui-même contacté. Amos et moi avions l’habitude de discuter sur ces sujets qui nous concernent ; ça s’est donc présenté à nous comme une évidence et nous nous sommes lancés ensemble sur le projet.

AR : Au milieu du film, on peut entendre une archive inédite : une conversation téléphonique entre Kitty Kelly, la femme de Billy Tipton, et Diane Wood Middlebrook, la biographe du musicien. Dans cet échange, Kitty dit à Diane : « C’est entre tes mains. Tu as le pouvoir. » On sait maintenant à quel point la biographie écrite par Diane Middlebrook est violente et participe à simplifier l’identité de genre de Billy, voire à la nier. Ce documentaire permet-il, selon toi, de reprendre le contrôle sur cette histoire à travers ton regard de cinéaste et de personne transgenre ?

CJ : Oui, précisément ! Si l’on regarde en arrière les façons dont l’histoire de Billy Tipton a été racontée, on peut effectivement trouver des détails et des réflexions très importantes dans le livre de Diane Middlebrook. Mais on doit malheureusement aussi s’accommoder de son jugement et de la violence avec laquelle elle traite la transidentité de Billy. En tant qu’équipe créative, nous nous sommes beaucoup questionnés : que peut-on apprendre sur Billy Tipton ? Qu’est-ce que tout cela dit sur l’héritage qu’il a laissé si l’on s’intéresse et investit son histoire à travers une perspective transgenre ? La solution pour nous était de créer une approche polyvocale, c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas une seule personne pour dire « ce qui se rapproche le plus » ou la « bonne version » de l’histoire de Billy Tipton, mais plutôt une interrogation sur nos regards collectifs. Qu’est-ce qu’il se passe quand on crée un chœur de personnes concernées ? En quoi leurs voix et leurs expériences, parfois nourries par la rencontre avec l’histoire de Billy, peuvent-elles contribuer à éclairer notre rapport à la transidentité ?

AR : Oui, parce que les médias de l’époque continuaient d’affirmer que Billy se « travestissait » (sic.) pour accomplir ses ambitions de jazzman, prétextant qu’il était impossible pour une femme d’accéder à ce métier.

CJ : Oui, et tu sais, j’adore ce moment dans le film où Stephan Pennington, le musicologue transgenre que nous interrogeons, affirme qu’il y a des tas de femmes qui faisaient de la musique à cette période. Il n’y aucun moyen historique de trouver une justification aussi absurde à la transition de Billy.

AR : Je me posais également la question de l’éthique documentaire. Comme certains acteurs ou actrices le disent dans ton film, Billy Tipton a évolué dans une période durant laquelle les identités trans étaient constamment niées. Et qui plus est, les théorisations autour des études de genre étaient encore très minces. En tant que documentariste, comment as-tu réussi à représenter quelqu’un sans nécessairement savoir comment cette personne aurait voulu être identifiée ?

CJ : C’est une bonne question et je pense que c’est la partie créative qui a été la plus complexe à articuler. Un des moyens dont nous avons approché cette problématique était de constamment nous confronter aux différents niveaux d’interrogation que posait notre projet. Est-ce que Billy Tipton était un homme transgenre ? Nous ne le savons pas. Alors, organisons-nous peut-être autour de questions moins intrusives et concentrons-nous sur ce qui est pertinent pour notre regard contemporain. Billy Tipton s’est inscrit dans une partie de l’histoire et de la généalogie transgenre. Qu’est-ce que cela révèle et pour qui, si l’on suit cette perspective de lecture ? Je pense sincèrement que nous avons réussi à éviter le piège car, bien évidemment, on ne sait pas à quelle identité s’identifierait Billy aujourd’hui. On sait simplement qu’il s’identifiait comme père, comme homme dans la sphère publique, comme mari, comme musicien. Et on peut le croire quand il disait être cela et partir de ses propres affirmations pour construire notre œuvre.

AR : Tu as dit à propos du film que tu le voyais comme « une sorte de politique de reconnaissance ». Selon toi, il ne s’agit donc pas seulement d’hommes trans qui regardent en arrière mais plutôt de l’idée d’une résonance du passé dans le présent. Peux-tu m’expliquer un peu comment se joue cette « politique de reconnaissance » dans ton film ?

CJ : Je pense que ça apparaît à différents niveaux dans No Ordinary Man. Il y a un moment où cela devient très clair et lisible. Lorsqu’Alex Blue Davis, un de nos acteurs, reconnaît Amos Mac, de l’autre côté de la caméra et lui dit : « tu es très important pour moi et tu m’as beaucoup aidé dans la construction personnelle de ma transidentité ». Bien sûr, rien de tout cela n’était écrit, mais ils partagent ensemble, spontanément, cet incroyable et tendre échange. Et ce qui est particulièrement touchant dans cette scène, c’est qu’elle survient lorsque nous parlions avec Alex d’un moment précis de la vie de Billy : quand, pour la première fois, il croisa Buck Thomason, un homme transgenre, fils du propriétaire d’une radio locale. Ces énergies de rencontres étaient remarquables et très inspirantes pour moi. C’est cela que j’entends par « politique de reconnaissance ». L’autre moyen par lequel la reconnaissance passe dans le film, c’est Billy Junior, le fils de Billy Tipton. On peut sentir à quel point, tout au long du documentaire son regard change et il finit par reconnaître son père, potentiellement, comme une personne transgenre. Et cette « reconnaissance » s’articule toute en sensibilité, par une écoute mutuelle très touchante et bien loin de la façon dont les médias de l’époque avaient voulu s’emparer du sujet.
 



AR : Un autre moment très émouvant du documentaire est justement la séquence où tu dévoiles à Billy Junior que tu es toi aussi un homme trans.

CJ : La plupart du tournage s’est déroulé avec Billy Junior et c’était important pour nous de passer du temps ensemble, d’éclairer l’histoire de son père à travers sa propre expérience. Il nous a très gentiment et généreusement invités chez lui et nous a même présentés à sa famille. Et il y a aussi le fait, bien sûr, qu’il soit le garant des archives de son père, ce qui nous a permis d’approcher la vie de Billy de façon plus sensible : comprendre ce que cela fait de toucher ses partitions, d’observer sa bague de mariage, ses instruments de musique… Et au fur et à mesure que nous échangions lui et moi, c’était évident qu’il y avait une impasse éthique qui m’obligeait à être honnête. Billy Junior était vraiment généreux et nous offrait des parties très intimes de sa vie, son intimité et même sa vulnérabilité au service de l’histoire que nous écrivions. Et j’ai pensé que c’était une évidence, qu’il fallait que je sois clair et explicite sur pourquoi l’histoire de son père m’intéressait, qui j’étais et ce qui motivait mes questions ciblées.

AR : Il y a également toute une réflexion autour de l’essentialisation des identités trans par les médias populaires. À la fin du film, Marquise Vilson par exemple dit qu’il est très important de comprendre la complexité de la nature humaine en général et des identités trans en particulier. Est-ce que ce documentaire est un moyen pour toi de rendre plus complexe une histoire qui a longtemps été simplifiée, voire niée ?

CJ : Oui, c’est exactement cela. Mais aussi de reconnaître que notre compréhension de la transidentité n’est pas stable. On peut regarder en arrière historiquement et penser à certaines définitions ou structures théoriques d’il y a quelques années et observer la façon dont elles ont évolué depuis. Et il faut bien admettre que notre film s’intègre dans cette continuité instable : un texte imparfait qui suit de nombreux autres textes imparfaits qui pensent à voix haute la transidentité, la non-conformité de genre, la non-binarité et leur(s) signification(s).

AR : Dans quel contexte les séquences d’auditions ont-elles été tournées ? Était-ce un choix important, pour vous, de faire rejouer des scènes de la vie de Billy à des acteurs transgenres ? Étaient-ils au courant que ces images seraient utilisées telles quelles dans le film ?

CJ : Une des choses dont nous étions conscients très tôt en commençant nos recherches et le développement du projet, c’était qu’il n’existe pas de vidéos ou de films de Billy Tipton, seulement quelques photographies. Nous avions également des enregistrements de ses musiques ou de répétitions et quelques objets privés conservés par son fils. Mais aucune image animée. Je pense que certains documentaristes auraient pris ça comme une véritable contrainte, là où nous avons décidé de nous en saisir comme d’une opportunité, une ouverture. Tous les acteurs savaient exactement dans quoi ils s’embarquaient. On a posé des annonces de castings à New York et à Los Angeles destinées à des acteurs trans. Nous avions mis en valeur le fait que c’était un documentaire, et non une fiction, au sujet de Billy Tipton en particulier et de l’histoire trans-masculine en général. Une des choses que cette spécification « documentaire » mettait en valeur c’était une volonté d’inviter ces hommes à se présenter naturellement, sans jouer de rôle si ce n’est eux-mêmes. Effectivement, c’était important pour nous qu’ils soient aussi acteurs, pour leur permettre d’apprécier ce moment face à la caméra, de s’exprimer plus facilement. Mais il était nécessaire pour nous qu’ils comprennent que nous les invitions à s’inspirer de leur propre expérience et de leur relation personnelle et intime à l’histoire trans.

AR : Je me doute que ce devait être un moment très fort pour toi aussi, de les voir jouer Billy tout en y intégrant leur propre sensibilité.

CJ : Totalement. Ces sessions de casting étaient très excitantes à tourner parce qu’elles amenaient une véritable collaboration avec les acteurs. Et je pense qu’une des choses que le casting, en tant que structure scénaristique, permet, c’est de nous inviter à expérimenter une nouvelle forme d’échange. En revoyant ces images, je me suis dit que l’émotion qui en ressortait était vraiment fidèle à celle que nous avions ressentie en direct, le jour du tournage. Les acteurs étaient très généreux et tentaient d’explorer les potentiels de chaque scène de « reconstitution ». Ils étaient heureux d’exprimer à voix haute leurs interprétations sur ce que cela pouvait avoir signifié pour Billy. Et certains dialogues qui ont pu survenir avec Marquise Vilson par exemple créaient un travail actif de partage qui permet d’explorer des interprétations alternatives. Et c’est pour moi ce qui était le plus excitant sur ce projet et ce en quoi je leur suis très redevable.
 



AR : Tu as fait le choix de diffuser certaines archives dans lesquelles Kitty et Billy s’expriment sur des talk-shows américains comme Oprah. Ce sont des images très violentes. C’était nécessaire, pour toi, de faire face à la violence avec laquelle l’identité de Billy était constamment niée après sa mort, même par son entourage intime et sa famille ?

CJ : Je pense qu’il ne faut pas ignorer notre passé médiatique et la prédominance de débats autour de la transidentité dans les talk-shows est très importante pour notre pensée et notre histoire. Notre équipe a pensé ces archives de deux façons différentes. La première était de mettre l’accent sur cette violente curiosité. La seconde était de souligner à quel point les personnes trans ont également pu trouver importante la présence de ces sujets à la télévision. C’était certes une forme imparfaite de représentation mais c’était une représentation tout de même qui permettait enfin de se reconnaître et de voir une résonance avec sa propre existence. Ça a permis d’être conscient qu’il y a des gens qui partagent nos expériences, nos doutes, nos sentiments. Mais tu sais, une chose qui m’a vraiment frappé dans ces archives, c’est que l’on ne voit pas, en fait, de personnes trans. On observe des personnes non-trans parler de la transidentité. Nous avons vraiment eu l’opportunité en réutilisant ces archives télévisuelles de comprendre la pression posée sur la famille de Billy et la façon dont les talk-shows s’organisent, du présentateur au public, pour produire une certaine lecture de la transidentité.

AR : Justement, à propos des archives, il y a un véritable enjeu politique autour de l’archivisation queer aujourd’hui et la façon dont les institutions invisibilisent toujours les minorités dans l’histoire de l’art. Comment avez-vous réussi à vous les procurer ? Sont-elles conservées institutionnellement ?

CJ : Il y a plusieurs façons dont les archives sont arrivées dans le projet. La façon la plus majoritaire est à travers la collection de Diane Wood Middlebrook, sa biographe, conservée à l’Université de Stanford. Ce qui nous a beaucoup aidé, même si nous avons dû, comme je l’ai dit, construire notre projet sur un manque : celui des images animées. Mais ensuite, effectivement, Billy Junior lui-même possède littéralement une boîte avec les affaires de son père. Il y avait également d’autres types d’archives qui me semblent très importantes à souligner, comme la présence d’articles sur Billy Tipton dans le FTM International Journal [NDLR : une publication transgenre indépendante créée en 1986]. Jamison Green en parle dans le film lorsqu’elle rencontre Billy Junior. Cela met en valeur le fait que les personnes trans elles aussi produisent des archives, des affiches, des articles sur leur propre histoire. Ce mélange a permis de faire co-exister des contre-archives à des archives plus traditionnelles.

AR : Ma question est certainement un peu naïve, mais est-ce que tu penses que la mort de Billy Tipton aurait été différente si elle avait eu lieu aujourd’hui, en 2021 ?

CJ : Je crois. Surtout si l’on repense à une de tes questions précédentes autour du langage et des théories du genre par exemple. L’émergence d’une histoire comme celle de Tipton dans le contexte contemporain aurait immédiatement été absorbée et interprétée en utilisant une rhétorique contemporaine sur la transidentité, sur la non-conformité du genre, sur la non-binarité. Cela aurait permis de créer un langage dans un contexte culturel qui permettrait de comprendre son histoire différemment. Ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de langage ou d’attention sur ces sujets dans les années 1990, mais c’était tout de même différent. Pour ces raisons, je ne pense pas que nous verrions son existence de la même manière aujourd’hui.

AR : À la fin du film, tu demandes aux acteurs et actrices quelle question ils et elles poseraient à Billy Tipton, s’ils et elles avaient l’occasion de le rencontrer aujourd’hui. À mon tour de te le demander…

CJ : Pour être honnête, ma réponse est très méta, peut-être un peu irritante ! (rires) Mais j’aimerais énormément m’asseoir avec lui et lui montrer notre film. Je pense que ce serait très intéressant d’avoir une conversation avec Billy sur ce que cela signifierait pour lui et d’avoir du temps pour lui poser toutes les questions présentes dans le film.

 

 

index du numéro

 

Biographie de l'auteur
Anthony Raynal
est né en 1997 dans le Sud de la France. Il est désormais doctorant en études cinématographiques à l'Université de Montréal. Après avoir effectué sa maîtrise à Paris, il se spécialise dans les études de genre et la représentation de la sexualité. Son domaine de recherche s'attache à interroger les liens entre artistique et politique à travers la représentation de l'homosexualité et de la séropositivité.

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 14 juin 2021.
 

Entrevues


>> retour à l'index