DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Entrevue avec Radu Mihăileanu

Par Guilhem Caillard
LE PRINTEMPS DES FEMMES

On lui doit Va, vis et deviens (2005) et Le concert (2009) : le réalisateur français d'origine roumaine Radu Mihăileanu était présent à Montréal pour le lancement de son dernier film, La source des femmes. En compétition officielle au Festival de Cannes en 2011, le film s'inspire d'un fait divers survenu dans un petit village turc : une tradition imposait aux femmes de se rendre chaque jour jusqu'à une source éloignée pour rapporter de l'eau dans leurs foyers. Enceintes pour la plupart, il leur arrivait de trébucher sur les chemins étroits, entraînant des fausses couches. Les hommes, par attachement à la tradition, ne faisaient rien pour prévenir ces accidents, ce qui aura finalement provoqué la colère de leurs conjointes, décidées à lancer une grande « grève de l'amour » : abstinence sexuelle généralisée...

Panorama-cinéma : Si La source des femmes s'est attiré les faveurs du public en France, la presse s'est montrée plus réticente. Un critique vous disait défenseur d'un islam libre et d’un sexisme modéré, pointant le fait que vous n'êtes pourtant « ni musulman ni femme. » Fallait-il être les deux pour signer votre film?

Radu Mihăileanu : Le commentaire auquel vous faites référence est à côté de la plaque. Au départ, je ne devais que produire La source des femmes. Je me suis laissé convaincre par mes producteurs d'en assurer la réalisation. Mais j’ai demandé que l'on m'accorde une longue période de recherche. Je suis occidental, Français originaire de Roumanie, rien à voir avec le Maghreb. Alors j'ai beaucoup lu. Et je suis allé habiter dans un village de l'Atlas marocain, en plein coeur de la communauté. Je devais comprendre comment les femmes vivent là-bas. J'étais traversé de doutes étant donné mon éloignement culturel. La recherche préalable a pris deux ans. De là à dire que c'est un travail qui aurait dû venir d'un musulman, de surcroît une femme, c'est un peu facile.

Panorama-cinéma : Vous avez mis en présence des actrices françaises d'origine maghrébine - Leïla Bekhti, Hafsia Herzi - des algériennes et palestiniennes. Mais personne du Maroc, où vous avez tourné. Ces comédiennes ont dû accorder leur arabe, et communiquer en Darija : un risque important...

Radu Mihăileanu : C’est le fruit de plusieurs mois d'entraînement. Nous avons travaillé avec des linguistes, des interprètes. Parce que presque personne ne parlait en effet le dialecte marocain. Et je voulais respecter la communauté dont je m'étais inspiré, d'où l'attention très particulière que nous avons accordée à la langue. Hiam Abbass, grande actrice palestinienne, surtout connue pour Les citronniers (Eran Riklis, 2008), avait déjà tourné en marocain et avait donc une longueur d'avance. Hafsia vient de Tunisie. Leïla et Biyouna sont algériennes. Cela n'a pas toujours été facile, surtout en raison des différences d’accent.

La source des femmes  //  Radu Mihăileanu

Panorama-cinéma : Parlez-nous de Biyouna, personnalité haute en couleur du cinéma algérien à qui vous avez demandé d'interpréter le rôle de la doyenne du village, une veuve au fort caractère surnommée « Vieux fusil ». 

Radu Mihăileanu : Biyouna est une figure phare de l’Algérie : cinéma, télévision, chanson, théâtre. Elle est très appréciée en France également. J'étais perplexe au départ. Lors de mes recherches pour le film, nous avons découvert la femme réelle ayant inspiré le rôle de Biyouna dans La source des femmes : elle vit proche d'Agadir et c'est une femme âgée qui a une personnalité à ce point forte qu'elle est écoutée par tout le monde, tel un sage. Biyouna m'a marqué par sa présence exceptionnelle à l'écran : elle en impose, d'autant plus avec sa voix rauque, complètement inhabituelle. Et ce visage : coupé à la serpe! Biyouna est aussi humoriste. Beaucoup de situations comiques passent par elle dans le film. Elle n'a pas rencontré la  personne réelle, trop âgée et malade au moment du tournage pour se déplacer. Mais Biyouna s'en est beaucoup inspirée et tient deux monologues particulièrement forts dans le récit.

Panorama-cinéma : Les hommes dans votre film ne sont pas tous condamnables...

Radu Mihăileanu : Ils subissent aussi le poids des traditions. J'ai voulu mettre l'accent sur certains comportements condamnables, comme, par exemple, ce mari qui bat sa femme parce qu'elle se refuse à lui sexuellement. Mais le sens de la nuance est au coeur du discours : l'imam réfléchit beaucoup après avoir reçu les femmes du village qui lui expliquent le sens de leur soulèvement. Je me souviens avoir dit à l'acteur : « Fais comme si tu étais le secrétaire général des Nations Unies ». Cela nous faisait rire. L'imam ne doute pas sur sa religion, évidement. Il pose davantage un doute sur sa position au sein de la petite communauté du village : un entre-deux difficile à porter, ce sage étant coincé entre les hommes, souche traditionnelle du village, et la voix nouvellement affichée des femmes. Je devais le montrer perturbé, prêt à reconsidérer son rôle social. Quand les hommes du village lui demandent s'il a réussi à convaincre les femmes de stopper la grève, il répond que, certes, elles vont y mettre un terme, mais qu'après la fin de la sécheresse. C'est un homme de métaphores : en disant cela, il fait référence à la sécheresse du coeur des hommes. Le Coran est toujours au centre de sa réflexion.

La source des femmes  //  Radu Mihăileanu

Panorama-cinéma : Il est question d'un autre livre fondamental : Les mille et une nuits, lu secrètement par les femmes qui découvrent là un grand symbole.

Radu Mihăileanu : Certainement. La culture de la sensualité, pourtant indissociable des fondations du monde arabe, est complètement reniée par l'Islam. Shéhérazade raconte la vie de ce roi qui tue toutes les vierges qu'il déflore, par ennui. Mais l'une d'entre elles lui lance un défi : il ne la tuera que s'il s'ennuie de ses histoires. Elle raconte ainsi des contes, et ne meurt pas. Le sous-texte est clair : une femme qui s'exprime est une femme vivante. C'est l'histoire de La source des femmes.

Panorama-cinéma : La façon dont les acteurs prennent place dans les différents espaces de votre film révèle une mise en scène soignée et documentée. C'est surtout le cas lorsque les femmes sont au hammam et décident de lancer la grève : quel était votre mot d'ordre ?

Radu Mihăileanu : Le contraire de ce que j'aurais fait avec un film occidental. Pour une histoire se déroulant en Europe, j'aurais pu séparer les visages des personnages pendant une conversation ou les unir au sein d'un même plan en travelling lors d'une discussion dans la rue, etc. Au Maroc, tout est différent : les discussions se font surtout en large groupe. Il était hors de question de filmer les hommes en train de marcher dans les rues : le soleil tape fort, ils sont toujours assis côte à côte. Pour les femmes, la mise en scène posait plus de défi. Elles sont toujours réunies en large groupe, allant généralement par paires. Quelques figures devaient se détacher, mais toujours en duos : le personnage de Biyouna et celui de Leïla Bekhti, les deux « dissidentes » initiatrices du mouvement de contestation. Elles se déplacent autour des autres qui sont plus réticentes, moins mobiles, du fait de leur difficulté à remettre en cause le poids la tradition.

Panorama-cinéma : Le film est tiré d'un fait divers en Turquie, et pourtant vous jouez la carte de l'universalisme : si le spectateur sait que nous sommes au Maroc, la géographie n'est jamais mentionnée.

Radu Mihăileanu : Cela aurait paru trop accusateur : montrer du doigt un seul pays aurait déchargé les pays voisins. C'est de la façon avec laquelle sont traitées les femmes dans tout le Maghreb et le monde arabe dont il est ici question. L'auditoire est plus large. D'ailleurs, le film a été lancé au Maroc, où ce fut un succès considérable. Les marocaines ont même réussi à convaincre leurs maris d'aller voir le film. En Tunisie, une salle l'a programmé pendant une semaine, juste avant les dernières élections. Au Liban aussi, puis aux festivals de Dubaï et Abu Dhabi. Par contre, le film est censuré en Algérie... Même en Corse, des femmes m'ont dit que, vingt ans auparavant, leur situation était équivalente à celle racontée dans La source des femmes. Alors oui, pour le coup, je crois à l'universalisme. L’avenir des femmes dans le monde arabe est un sujet qui est loin d'être clos.
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Article publié le 8 août 2012.
 

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