LA MÉMOIRE DU SIÈCLE
À l’occasion de la rétrospective (presque) complète organisée par les Rencontres internationales du documentaire de Montréal en novembre 2013, nous avons eu la chance de nous entretenir avec Marcel Ophüls plus d’une heure durant. Bien installés dans sa chambre d’hôtel, nous avons rencontré là un homme patient, méticuleux dans ses réponses et maniant l’art de l’aparté comme pas deux. Ophüls est capable de glisser de la philosophie aux anecdotes de tournage en un tour de main, revenant sur son amitié avec François Truffaut avec autant d’émotivité qu’il raconte la fuite de son père Max des mains de Joseph Goebbels. Entretien avec une mémoire vivante du cinéma qui a réalisé quelques-uns des films les plus importants de l’après-guerre européen.
Panorama-cinéma : Quel est votre premier souvenir de cinéma ?
Marcel Ophüls : J’étais sur les genoux d’un producteur en Allemagne. Je devais avoir trois ou quatre ans et mon père a dû m’emmener là. C’était à Berlin et ils se faisaient projeter les rush de La fiancée vendue (1932). On voyait un cirque ambulant qui entre dans le village et qui défile... Et j’aurais dit, selon lui : « Ah ! Qu’est-ce qu’il est long à venir ce cirque ! » Ce qui est plutôt drôle étant donné ma réputation à faire de longs films (même si ce n’est pas toujours le cas ; je me rappelle que TF1 m’avait envoyé faire un reportage sur Ronald Reagan et Helmut Kohl qui fleurissaient les tombes des SS à Bitburg et c’est la dernière fois que j’ai fait quelque chose de court ; ça faisait un quart d’heure tout au plus !)
Panorama-cinéma : Avez-vous beaucoup de souvenirs de l’industrie du cinéma allemand d’avant la guerre ?
Marcel Ophüls : Pas vraiment. J’avais cinq ans lorsque nous avons quitté le pays. Je ne traînais pas non plus beaucoup sur les plateaux de mon père il faut dire. Il ne voulait pas que je devienne accroc au show-business et ni à Paris ni plus tard à Hollywood il ne tenait à ce que son fils unique fasse du cinéma... sauf si en temps voulu j’avais eu envie d’en faire. Il respectait tout à fait ma liberté, mais n’a jamais encouragé les attirances prématurées.
:: La fiancée vendue (Max Ophüls, 1932)
Panorama-cinéma : Vous avez donc rapidement quitté le pays pour vous installer en France. Y étiez-vous durant l’instauration du régime de Vichy ?
Marcel Ophüls : Je pense bien. On y a passé quelques temps, où j'ai eu à apprendre le français durant la petite école, puis ensuite nous sommes partis de Lisbonne pour rejoindre les États-Unis où j'ai eu à apprendre l'anglais à l'adolescence... On a passé les Pyrénées en 1941 – j’avais 13 ans – par la peau des fesses puisque mon père était sur une liste de la Wehrmacht : « À fusiller sur-le-champ ». Il était encore plus en danger que les autres réalisateurs allemands qui ont suivi, car nous avions été naturalisés français et lui avait été mobilisé en 1939, à l’âge de 39 ans, pour servir comme troufion. Pendant ce qu’on appelle la drôle de guerre, il faisait cependant des émissions à ondes courtes en cachette en direction de l’Allemagne et remettait constamment en question les ordres du parti au pouvoir en chantant en allemand un comptine qui narguait le chancelier.
Le brave docteur Goebbels lui a un jour répondu et proclamant : « Juif Oppenheimer, nous savons qui vous êtes et, quand nous serons en France, ce sera votre fête. » Ma mère et moi c’est autre chose, mais lui était très en danger...
Panorama-cinéma : Étiez-vous cinéphile durant votre jeunesse ?
Marcel Ophüls : Non. Mon père non plus... Mais il faut dire que les réalisateurs cinéphiles ne se bousculent pas aux portes ! En France, je pense à Bertrand Tavernier et aux États-Unis je pense bien entendu à Martin Scorsese qui sont, eux, réellement des cinéphiles. Mon père disait quant à lui (il le pensait sans doute aussi, bien que parfois il pouvait dire des choses qu’il ne pensait pas) : « Pourquoi voulez-vous que j’aille au cinéma ? Si le film est mauvais, je m’emmerde et si le film est bon je suis jaloux. » Il a du piquer ça quelque part. (rires) Si ça se trouve, c’est Sacha Guitry qui l’a dit (on pique toujours les uns chez les autres ; « Le plagiat n’existe pas », disait Bertold Brecht !).
Panorama-cinéma : Faisons un bond en avant... Comment en êtes-vous venu à réaliser L’amour à 20 ans entouré de jeunes cinéastes déjà prometteurs à l’époque comme Andrzej Wajda, François Truffaut, Renzo Rossellini et l’écrivain japonais Shintaro Ishihara ?
Marcel Ophüls : Le Japonais je ne sais pas qui c’est. Ce Rossellini, c’était le neveu de Roberto Rossellini (et ces deux courts films sont même très mauvais !). François Truffaut avait donc mis tout ça en chantier et a tourné le plus beau des sketches. Le mien vient en deuxième place, je crois... Quant à Wajda, il ne s’en est pas tenu au règlement qui était de faire un récit autobiographique sur ce que c’était que d’être en amour à 20 ans (ce qui n’est pas bien grave ; Wajda, Dieu sait que c’est un très bon réalisateur). Bref, tout ça, c’était l’idée de François...
D’ailleurs, tout ce que j’ai pu faire de plus ou moins important au cinéma ou à la télévision, c’est en grande partie parce qu’il était mon meilleur ami. Enfin, lui, il avait beaucoup d’amis (et surtout amies !), mais pour moi, il était mon meilleur ami.
Panorama-cinéma : Vous l’aviez rencontré comment ?
Marcel Ophüls : Lui et Jacques Rivette avaient fait un entretien – célèbre – dans les Cahiers du cinéma avec mon père à la sortie de Madame de... qui n’a été publié qu’à l'époque de Lola Montès parce qu’Éric Rohmer n’aimait pas Ophüls et André Bazin non plus. Donc l’entrevue a mis du temps à sortir. Et là, il y avait François et mon père et le spectacle était tellement intéressant : au bout de dix minutes, ils se sont tombés dans les bras l’un de l’autre ! Ils se sont tout de suite formidablement bien entendus et c’est bien pour ça que cet entretien est très réussi.
Donc moi j’étais là parce que mon papa se méfiait des intellos cinéphiles et il m’avait téléphoné pour me dire : « Viens à Neuilly (son pied-à-terre en ville), il y a ces deux intellos qui viennent me visiter, je leur ai parlé au téléphone et je ne comprends rien. Viens traduire. » Il se retourne vers sa secrétaire, ne sachant plus leurs noms : « Quel est leur nom déjà ? Rivette et Truffaut ? As-tu déjà entendu parler d’eux ? » Et oui, j’en avais entendu parler par les Cahiers du cinéma ! (D’ailleurs, je les lisais un peu plus à l’époque que je ne les lis aujourd’hui, parce que maintenant, la grande revue cinéphile, ce n’est plus les Cahiers, c’est Positif et Michel Ciment).
:: Marcel Ophüls
Panorama-cinéma : Et qu’est-ce que vous en pensiez, des jeunes turcs et de la nouvelle vague qui a suivi ?
Marcel Ophüls : Il faut se méfier de tout ce qui s’appelle « nouveau » : nouvelle cuisine, art nouveau, nouvelle vague. Parce que tôt ou tard, tout ce qui se désigne soi-même comme nouveau passe de mode... Mais la nouvelle vague, dans son ensemble et particulièrement en France, était tout à fait nécessaire à l’évolution du cinéma. À l’époque, ce qu’on appelait le cinéma classique était complètement sclérosé (ce qui n’empêche pas qu’on faisait de très bons films).
D’ailleurs, à moment donné, Jean-Luc [Godard], qui avait quand même un côté « terroriste », laissait dire qu’il fallait bannir et écraser les infâmes Delannoy, puis Duvivier et Delacroix, les trois D ! Eh bien merde alors ! Delannoy, je veux bien, mais les deux autres – Duvivier plus particulièrement – ils ont fait quand même de très bons films ! C’était du terrorisme pur auquel François – je crois – n’a jamais voulu participer. François était un homme qui aimait admirer. Il était un homme chaleureux qui aimait beaucoup mieux ces films « de qualité française » qu’il ne l’a laissé paraître (alors qu’il a écrit le célèbre Une certaine tendance du cinéma français).
Mais il faut aussi dire que ces réalisateurs ne s’étaient rien attiré de bon... Après tout, Claude Autant-Lara a fini par rejoindre le Front national et ça, après avoir tourné des années plus tôt pour la Continentale (une compagnie de production collabo) durant la guerre. Il était communiste à la libération, puis il a été président du syndicat des techniciens et il a terminé sa carrière au FN... C’est curieux quand même !
Pendant que j’y pense : quand mon père est mort et qu’il a été enterré au Père-Lachaise et que j’ai demandé à Henri Jeanson de prononcer l’oraison funèbre, il y avait Madeleine et François Truffaut, puis juste devant il y avait Autant-Lara et sa nana. Les nanas je ne sais pas, mais François et Autant-Lara ne s’aimaient pas – c’est le moins qu’on puisse dire... Enfin, ça aussi c’était curieux... Dans tous les cas, François adorait La traversée de Paris d’Autant-Lara (qui est un film sur l’occupation bien meilleur que Le chagrin et la pitié peut l’être !)
Panorama-cinéma : Par curiosité, et pendant que je vous ai, Truffaut a écrit une fameuse lettre à Godard durant les années 70 stipulant qu’il ne voudrait plus lui parler et qu’il ne produirait plus. Quel est votre son de cloche ?
Marcel Ophüls : C’était difficile. Ils étaient archi-brouillés. C’est un peu comme à la mort de Camus, lorsque Sartre a rédigé un grand éloge funèbre alors qu’ils étaient brouillés à mort. C’est un peu hypocrite et Godard a fait la même chose. Et quand la correspondance de Truffaut a été publiée, il a écrit une préface très belle, très bien écrite, où il a fait la même chose que Sartre, absolument la même chose et ça se termine par : « François est peut-être mort. Je suis peut-être vivant. Il n’y a pas de différence, n’est-ce pas. » Eh bien non ! Il y a une différence pour moi en tout cas.
Panorama-cinéma : C’est fascinant... Maintenant, si vous le voulez bien, revenons-en à vos films...
Marcel Ophüls : (rires) Oui, bonne idée !
Panorama-cinéma : Alors pourquoi êtes-vous passé au documentaire ? Vous permettait-il quelque chose que la fiction ne pouvait pas vous apporter ?
Marcel Ophüls : Absolument rien et je pense toujours que la fiction est plus efficace, beaucoup plus amusant à faire, beaucoup mieux payé – ce qui est important – que le documentaire. Puisque j’avais pris un bide avec un film qui méritait d’être un bide parce que c’était un mauvais film, je ne trouvais plus de travail et c’est pour ça que j’ai atterri là. Il faut dire qu’en France, le fils Ophüls, on l’attendait au tournant.
Je suis donc passé à la télévision française non pas pour des émissions dramatiques, mais dans le journalisme et le reportage. À un moment donné, l’
ORTF (Office de radiodiffusion télévision française) a donné l’occasion à mes patrons de l’époque de faire des émissions historiques. Comme j’étais le seul dans l’équipe qui avait fait des trucs plus longs que 20 minutes, c’est à moi qu’il ont demandé de le faire. Avant
Le chagrin et la pitié, avec beaucoup de succès, mais pas de scandale, j’avais fait une émission en deux parties sur les accords de Munich...
Le chagrin et la pitié n’a été que la suite de ça. Une fois qu’on est catégorisé dans un genre plutôt qu’un autre, comme dans presque tous les métiers, on a beaucoup de mal à faire bouillir la marmite et changer de genre.
:: Munich ou la paix pour cent ans (Marcel Ophüls, 1968)
Panorama-cinéma : Combien étiez-vous sur le tournage d’un film comme Munich ou la paix pour cent ans ?
Marcel Ophüls : Dans Munich, sauf lorsque j’avais des co-intervieweurs, nous n’étions que trois : l’opérateur, le preneur de son et moi. Dans le cas du Chagrin et la pitié, ce n’était qu’André Harris qui posait les questions et jouait, pour dire vite, les scénaristes... (Il n’y a jamais de scénaristes dans mes films : je déteste l’idée que dans le documentaire on puisse faire un scénario parce que je pense qu’il faut laisser la réalité et les gens qui sont devant la caméra venir à vous plutôt que d’aller chercher les gens avec un corset, un carcan préétabli).
Panorama-cinéma : Étiez-vous influencé par d’autres documentaires que vous aviez vus ?
Marcel Ophüls : Nanook l’Esquimau et tout ce qui a suivi... J’ai toujours été impressionné par le travail de Flaherty.
Panorama-cinéma : Et pourtant, contrairement à Flaherty qui mettait l’emphase sur des prises de vues poétiques, certes, mais lourdement truquées, vos films sont beaucoup plus axés sur des images d’entretien que sur des images « romancées » ou encore des images d’archive.
Marcel Ophüls : C’est vrai que les entrevues structurent mes films. D’ailleurs, n’oublions pas qu’aujourd’hui il est beaucoup plus facile qu’auparavant d’avoir accès à des images d’archive, ne serait-ce que par l’INA (Institut national de l’audiovisuel) en France, ce qui permet de faire des documentaires entièrement à partir d’images d’archive (l’excellent
Apocalypse, beaucoup plus long que mes films à moi, en est un par exemple ;
Nuit et brouillard en est un autre).