Il était tôt ce matin-là. Robert Guédiguian nous attendait déjà dans le hall du Sofitel lorsque nous sommes arrivés, en même temps que la neige. Quelques minutes plus tard, Jean-Pierre Daroussin, fatigué de sa dernière soirée à Montréal, sort de l'ascenseur. Rapidement, la conversation s'installe : politique, syndicalisme, gauche, droite, pauvres et bourgeois se chevauchent. Dernier maquis de la résistance, le cinéma de Guédiguian nous confirme que les irréductibles gaulois ont quitté leur Armorique natale pour le port de Marseille.
Panorama-cinéma : Rares sont ceux qui ont porté un tel attachement à Marseille, une ville qui vous a toujours suivi dans votre filmographie. Entre
Lady Jane et
Les neiges du Kilimandjaro, qu'est-ce qui a changé dans votre manière de filmer la ville?
Robert Guédiguian : Ce n'est pas ma manière qui a changé, tout dépend du film que je fais.
Lady Jane est à l'opposé des
Neiges du Kilimandjaro, l'un est un film noir, l'autre, en revanche, est un film très encourageant.
Lady Jane est un film d'hiver avec une teinte plus bleue, plus froide, principalement tourné de nuit...
Jean-Pierre Darroussin : Filmé en numérique alors que
Les neiges est en super 16.
Robert Guédiguian : Oui, c'est plus solaire et le film se passe beaucoup en bord de mer. La photo, c'est 50% de la décoration, mais ce n'est pas seulement dû au chef opérateur, ça vient aussi des costumes.
Les neiges est un film haut en couleur, il suffit de regarder l'affiche : il y a du fuchsia, ça pète! Dans
Lady Jane, Ariane [Ascaride] est en noir, Jean-Pierre [Darroussin] est en marron, ce sont des tons qui donnent une photo plus sombre. Donc, ça ne vient pas de ma manière de filmer, si demain on refait un film noir à Marseille, je retravaillerai sur une photographie, des costumes et une décoration tout aussi sombre.
Panorama-cinéma :
Lady Jane se passe beaucoup en intérieur...
Robert Guédiguian : Oui, mais là ça devient plus complexe. Il y a une géographie film par film, c'est comme ça que je travaille avec mon directeur de production, qui est d'ailleurs architecte de formation. On fait une carte de Marseille spécifique à chaque film. Dans
Les neiges, le centre du film, ce sont ces deux rues. On a tracé un cercle tout autour qui se compose de petits habitats traditionnels, presque folkloriques : les maisons de l'Estaque, la cité où vit Christophe, le lotissement où habitent les enfants de Michel et Marie-Claire...Tout tourne autour de ce petit périmètre imaginaire qu'on cherche à redéfinir à chaque film.
Jean-Pierre Darroussin : Dans
Lady Jane, les personnages ne sont même pas dans la même ville.
Robert Guédiguian : Non, la cellule a explosé, ils se sont séparés. L'un vit en bord de mer, l'autre est carrément à Aix en Provence - où je tourne très peu (rires). C'est un véritable exil.
Jean-Pierre Darroussin : Moi je suis presque à Martigues.
Panorama-cinéma : Les villes portuaires ont beaucoup été à l'affiche cette année.
Le Havre de Aki Kaurismäki et
La fée de Dominique Abel et Fiona Gordon abordaient plus ou moins la question du chômage dont souffrent ces villes que les chantiers navals font vivre.
Robert Guédiguian : Kaurismäki a toujours fait ça. Par exemple
Au loin s'en vont les nuages est un film qui ressemble beaucoup à
À la vie à la mort, qui est sorti la même année, en 1995. On retrouve le même univers, les mêmes containers.
Jean-Pierre Darroussin : Dans
Un homme sans passé aussi, le container dans lequel il habite.
Robert Guédiguian : Oui. Mais je ne sais pas s'il faut y voir quelque chose de particulier. Je pense qu'il faut attendre encore un peu pour voir si c'est une tendance.
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Robert Guédiguian et Jean-Pierre Darroussin |
Panorama-cinéma : Dans
À l'attaque, l'un de vos personnages dit qu'un film politique, c'est un film sur le rapport entre les riches et les pauvres. Pensez-vous qu'un film politique est fondamentalement manichéen?
Robert Guédiguian : Qu'il y ait un rapport ne veut pas dire que c'est manichéen. Ce sont des classes qui s'opposent avec des idées contradictoires et qui se tiennent des deux côtés de la barricade. Après, il peut y avoir des personnes avec des qualités et des défauts des deux côtés. Ceci dit, je parle de rapport, mais en général, je ne filme jamais les riches. On sait qu'ils existent, mais on ne s'intéresse pas à eux. Dans
Les neiges, on voit vaguement trois mecs à l'étage de l'usine, mais ce ne sont même pas des patrons, ce sont des ingénieurs.
Panorama-cinéma : Mais le manichéisme est tout de même l'un des sujets de
À l'attaque, les deux scénaristes en parlent et y reviennent à la fin.
Robert Guédiguian : Oui, bien sûr, mais on en fait des blagues. Le scénariste dit « je suis manichéen et j'emmerde tout le monde ». C'est que je me méfie de la subtilité et de la nuance, elles peuvent rapidement devenir des moyens de masquer la vérité. Je préfère assumer des points de vue clairs. C'est le choix d'un camp. Si c'est ça que vous avez voulu dire, je choisi résolument un certain camp.
Panorama-cinéma : Pas exactement. Disons que si le manichéisme est le fait de défendre un camp, c'est surtout l'acte d'en dénoncer un autre. En outre, les classes dirigeantes sont représentées dans
À l'attaque puisque le patron de l'entreprise en liquidation responsable des problèmes financiers du garage d'Ariane Ascaride est enlevé et séquestré...
Robert Guédiguian : Oui il ne les rembourse pas alors qu'il est plein aux as. Effectivement, pour moi, c'est un méchant. Ça ne m'intéresse pas de montrer qu'il aime sa petite fille par exemple. Je le montre tel qu'il est pour moi. Quand les autres personnages l'enlèvent, ce sont eux qui ont raison; alors qu'il soit un bon père ou non n'importe pas. Pour que le film démontre - je dis démontre alors que je ne devrais pas, j'ai toujours dit qu'il ne fallait pas démontrer, mais parfois c'est important de le faire - il ne faut pas montrer ses qualités.
Panorama-cinéma : Donc un film politique...
Robert Guédiguian : Doit démontrer des choses.
Panorama-cinéma : Quitte à être extrémiste dans sa façon de représenter les parties.
Robert Guédiguian : Je crois que le cinéma sert à éclaircir le réel, pas à l'embrouiller. Le réel est déjà suffisamment complexe. Vous savez, je fonctionne comme un scientifique, j'abstrais les choses pour essayer de l'analyser ce putain de réel. Je suis d'accord pour dire que ma démarche simplifie le réel et admet ne pas le représenter dans sa totalité. Je ne fais pas des films pour rendre le réel plus complexe qu'il ne l'est déjà.
Panorama-cinéma : Dans
La ville est tranquille, il était déjà question de la mort du syndicalisme. Le personnage que vous interprétez dit que c'était « le temps de nos parents ». Pensez-vous que l'action syndicale telle qu'elle a oeuvré dans les quarante ou cinquante dernières années a atteint ses limites
Robert Guédiguian: J'espère que non. Les syndicats sont capables de se renouveler.
Panorama-cinéma : Dans ses moyens d'action?
Robert Guédiguian : C'est certain qu'il faudrait qu'ils renouvellent leur forme d'intervention et de transmission...
Panorama-cinéma : C'est le constat dans
Les neiges : la transmission ne se fait pas.
Robert Guédiguian : Oui il y a du travail à faire, notamment dans les syndicats que je préfère comme la CGT - qui est un syndicat de lutte des classes et non de collaboration des classes - ou SUD qui est plus à gauche encore, mais je crois qu'ils en sont conscients.
Panorama-cinéma : C'est le problème qu'expose le personnage de Christophe, dont la situation n'est pas syndicalement défendable : il souhaiterait du cas par cas là où les syndicats ne peuvent faire que du général.
Robert Guédiguian : Oui et ses actions sont radicales.
Panorama-cinéma : Pensez-vous que la jeunesse d'aujourd'hui est plus radicale que celle d'hier?
Robert Guédiguian : Oui et non. Certains jeunes le sont, mais prenez les enfants de Michel et Marie-Claire, ils ne le sont pas du tout alors que leurs parents, leur père surtout, sont des militants chevronnés. Mais ce schéma est fréquent. Les enfants de militants ont souvent une attitude plus rétrograde, c'est qu'ils n'ont pas vu le militantisme du même oeil. C'est d'ailleurs le reproche que fait Gilles à son père dans
Les neiges : « tu n'étais jamais là, on te voyait entre deux manifs, deux grèves ». De leur point de vue, la prise de distance politique est une prise de distance familiale.
Panorama-cinéma : Le personnage que vous interprétez se sent assez proche de la jeune génération...
Jean-Pierre Darroussin : J'imagine que c'est parce qu'il réalise que le système s'essouffle. Il se rend compte que sa réponse n'est pas très imaginative, qu'elle est presque automatique, comme un réflexe d'action. Même s'il a été formé par des discours, par une pensée marxiste et qu'il a une idée très claire et précise de ce qui se joue entre les différents corps de la société, il réalise que c'est la jeunesse qui est pleine d'initiative et qui a entre les mains le jeu des possibilités. Sa génération a subi, elle a été bouffée. Elle s'est contentée de donner des réponses parce qu'elle était tout le temps sur la défensive. Elle n'est jamais totalement passé à l'attaque. C'est comme quand vous jouez aux échecs : si vous jouez contre quelqu'un qui joue bien avec les blancs quand vous, vous avez les noirs, vous ne pouvez pas gagner. L'adversaire a toujours un coup d'avance. Vous ne faites que réagir à ce qu'il fait. Il faut donc casser les règles du jeu et jouer aux échecs différemment. Il suffit qu'un jeune - parce que ce n'est pas un vieux qui va aller bousculer les règles avec lesquelles il a toujours joué - dise « dorénavant au bout de quinze tours les blancs passent un tour » pour que les choses changent.
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Jean-Pierre Darroussin |
Panorama-cinéma : Comment voyez-vous le premier « geste » de Michel, celui de mettre son nom dans la boîte au risque de perdre sa place, ce qui arrivera?
Jean-Pierre Darroussin : Je crois qu'il en a marre d'entendre...
Panorama-cinéma : « Vous êtes protégés par les syndicats ».
Jean-Pierre Darroussin : (rires) Ouais, il en a marre d'entendre ça. Il arrive à un point où il veut démontrer que ce n'est pas ça le problème.
Panorama-cinéma : Dans ce sens-là, maintenant que la crise a gangrené toutes les classes, que les petits jalousent et dévorent des petits qui, au fil du temps, ont réussi à accéder à un certain confort, ne pensez-vous pas que la lutte des classes s'est changée en une lutte de(s) conscience(s)?
Robert Guédiguian : Justement, c'est pour ça qu'il faut revenir à une lutte des classes. Maintenant, les gens s'opposent les uns aux autres pour de fausses raisons. Appelons un chat un chat, Christophe est con. Parce que s'il n'y avait pas eu cette histoire de magot, il faudrait être con pour penser que ces gens-là sont riches. Ce ne sont pas des ennemis : ce ne sont pas des bourgeois ni des patrons. Au bout de trente ans de labeur, ils ont pu s'acheter une maison et une bagnole pourrie, c'est tout. Quand j'étais petit, les clefs étaient sur la porte, mais les portes étaient ouvertes, personne n'aurait eu l'idée de voler le voisin. Il y avait des délinquants, mais ils allaient piller des villas dans les quartiers riches, au moins il y avait quelque chose à voler.
Panorama-cinéma : C'était une masse dirigée contre une masse dirigeante.
Robert Guédiguian : Oui, et maintenant la masse n'a plus conscience d'en être une. Le mec qui sur le chemin du travail croise un gars avec un marteau-piqueur en train de refaire la route aura tendance à se dire qu'il n'est pas comme lui; alors que dans les faits ils sont tous les deux au salaire minimum. Ce sont deux smicards qui se croisent. L'un a une chemise blanche, l'autre a un bleu de travail. Ce n'est pas le même uniforme, mais ils appartiennent au même monde. Je pense que le type qui travaille chez France Télécom aujourd'hui fait partie de la classe ouvrière. Tout ça parce qu'on a réussi à faire croire aux gens que leur emploi avait changé. Par exemple, on ne dit plus femme de ménage on dit...
Panorama-cinéma : Technicien de surface.
Robert Guédiguian : Voilà. Je trouve ça complètement absurde. Par exemple, en production je n'ai pas de secrétaire, je n'ai que des assistantes. Secrétaire, ça ne se dit pas, alors qu'elles sont strictement des secrétaires. En revanche, quand j'étais gamin, dire que l'on était secrétaire c'était valorisant. « Moi je travaille dans le cambouis, j'ai froid, elle, elle travaille dans un bureau au chaud, elle est bien habillée... »
Jean-Pierre Darroussin : Sténo-dactylo.
Robert Guédiguian : Sténo-dactylo... aujourd'hui on dit assistante : assistante ci, assistante ça. Comme si on leur avait donné un symbole. Mais on ne leur a pas donné plus de pognon, elles sont toujours au salaire minimum. Alors ça a marché pendant un temps, les gens se sentaient valorisés, mais aujourd'hui ils sont plus réalistes et leur statut ne les empêche pas de sauter par la fenêtre.
Jean-Pierre Darroussin : Mais on change de nom parce qu'on a réévalué leur emploi.
Panorama-cinéma : C'est aussi parce qu'aujourd'hui même les métiers les plus simples nécessitent des diplômes.
Robert Guédiguian : Mais « technicien de surface », c'est absurde! Bref, il faut revenir à la lutte des classes. Le gars de France Télécom et celui qui répare les routes doivent manifester ensemble.
Panorama-cinéma : Ne croyez-vous pas que ce qu'il manque aux jeunes générations c'est un discours rassembleur qui porterait en lui un idéal social et politique? Michel a les discours de Jaurès pour se réchauffer la conscience là où Christophe n'a que des actes manqués.
Jean-Pierre Darroussin : Justement, ce qu'il faudrait, c'est utiliser le langage pour démêler les pièges que le langage nous tend.
Panorama-cinéma : Oui, le langage est devenu l'arme du pouvoir quand, à l'origine, elle était celle du peuple. Ce qu'il faudrai,t c'est une réappropriation des armes qui étaient les nôtres.
Jean-Pierre Darroussin : Je crois que ce qu'il faudrait ce sont des dictionnaires (rires). Il faut décrypter le langage du pouvoir pour le combattre sur son terrain. C'est clairement l'une des principales armes de l'oppression.
Robert Guédiguian : Il manque une pensée de gauche. Il manque une alternative. Aujourd'hui, soit on réinvente une alternative à la propriété privée, quelque chose qui aurait rapport à la propriété collective, soit on arrête de faire de la politique, on arrête tout. Quand on dit que le capitalisme a provisoirement gagné idéologiquement, c'est aussi parce qu'il ne fait plus face à une contre-proposition. On sait très bien qu'actuellement il n'y a pas d'alternative. Avant, ce qui réunissaient les gens, qu'ils soient ouvriers, paysans, pauvres ou aisés, c'était leur accord sur cette alternative. Il y avait deux endroits où on rencontrait la France entière : le parti communiste et le service militaire. Je n'ai pas fait le service militaire, mais j'étais au parti communiste. J'y ai rencontré des ouvriers, des profs, des scientifiques, des intellectuels, des chômeurs, des secrétaires, des jeunes, des vieux; c'était un lieu de transmission et indépendamment de tout ce qu'on peut en penser, c'était un grand mouvement d'éducation populaire.
Panorama-cinéma : Vos personnages ont eu 30, 40, 50 ans, comment envisagez-vous leur retraite?
Robert Guédiguian : Ils la prendront à 90 ans puisque l'âge de la retraite ne fait qu'être repoussé. C'est 67 ans en Italie et en Allemagne, et 67 ans ce n'est que le début. Je ne préfère pas imaginer la suite puisqu'il arrive toujours des choses que personne n'avait prévues. Personne n'avait prévu le printemps arabe. Personne n'aurait parié sur la chute du mur de Berlin. J'espère plutôt une meilleure division du temps de travail, avec des temps de repos répartis sur toute la vie plutôt qu'une courte retraite pendant laquelle le corps n'est plus capable de faire quoi que ce soit.
Panorama-cinéma : Comme des années sabbatiques.
Robert Guédiguian : Oui, pour se former, pour faire autre chose, changer de cap. Ce serait plus intéressant que de passer ses derniers jours à souffler sur la terrasse. Quand tu arrives au bout d'une vie de travail, tu ne profites plus.
Photos :
Nathan Nardin | Transcription :
Élodie François