DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Philippe Falardeau : L'année Salinger

Par Mathieu Li-Goyette

Un an après la première de My Salinger Year en ouverture de la Berlinale 2020 venait enfin le temps de sa sortie régulière, en salle (du moins dans celles qui sont ouvertes) et en ligne. Film mal-aimé dès son lancement, il nous semble plutôt représenter un nouveau sommet dans la carrière de Philippe Falardeau, qui navigue habilement entre les contraintes littéraires de son scénario afin de mettre en scène une plongée dans l'industrie culturelle à travers tout ce qu'elle a de labyrinthique et de contraignant. Parois, cadres, surcadres, téléphones, lettres, permissions et interdictions, toutes les matières du film s'assemblent doucement dans un portrait à la fois réaliste et féérique des débuts d'une jeune autrice confinée dans le siège d'une secrétaire. Un récit d'apparence convenue, qui révèle pourtant un cinéaste en parfaite possession de ses moyens.
 


 

Mathieu Li-Goyette : Votre film a ouvert la Berlinale 2020, ce qui en fait le dernier film d’ouverture d’un grand festival qui a pu se dérouler avant le premier confinement. Comme c’est souvent le cas avec les films d’ouverture des grands festivals, My Salinger Year a été injustement écorché par la critique internationale. Et comme la pandémie a éclaté peu de temps ensuite, il s’est écoulé une période qui a été anormalement longue entre sa première festivalière et sa sortie en salle. Comment avez-vous vécu cette anticipation, cette arrivée au public ? Avez-vous été en mesure de passer à autre chose malgré cette naissance à moitié ?

Philippe Falardeau : Oui, c’était long... D’autant plus qu’effectivement, ce qui était embêtant un peu à Berlin... Bon, les mauvaises critiques, tu n’y peux rien et c’est sûr que ce n’est pas plaisant. Ce qui est plus difficile, c’est que les gens ne te parlent pas du film : ils parlent des critiques. Et souvent les gens te parlent des critiques qu’ils n’ont pas lues sur un film qu’ils n’ont pas vu et là tu gères un truc complètement surréaliste ; tu te dis « vivement que le film sorte », pour qu’au moins les gens se fassent une idée à eux.

Mais le film n’est pas sorti. Et ça a été un petit peu difficile de gérer cette attente. Comme tout le monde, je me suis confiné, puis je me suis mis à ne pas penser au cinéma parce que je n’ai pas pensé que c’était très important. Après, j’ai commencé à penser que c’était peut-être plus important qu’on le pensait parce que les gens avaient besoin de voir des films à la maison. Et c’est là que j’ai dit « Pourquoi on ne le montre pas tout de suite en VSD ? ». Il y avait des intérêts contractuels et économiques qui faisaient que ce n’est pas vraiment possible et aussi, ça se prépare, une sortie en VSD. Entre temps, j’avais déjà deux projets qui étaient en développement, dont un qui a commencé à tourner, une série documentaire sur Mégantic. On a tourné un peu cet été, ensuite on a reconfiné et j’ai suivi la scénarisation de Florence Longpré d’une série dramatique que je vais réaliser l’été prochain. Alors je n’ai pas chômé. Encore aujourd’hui, je suis parti en repérage avec mon équipe. Ça me permet de sortir... C’est curieux, j’ai vu des gens de l’équipe plusieurs fois cet hiver en recherche de location, mais je n’ai pas vu mes parents depuis un an et c’est l’ironie de cette patente où on a le droit de travailler, mais où on n’a pas le droit d’avoir de vie personnelle en dehors de celle qu’on a à la maison.

Tout ça fait en sorte que je n’ai pas pris de position de victime là-dedans. Je trouvais ça plus dur pour les gens qui avaient commencé à sortir un film, le film d’Anaïs [Barbeau-Lavalette, La déesse des mouches à feu], par exemple. La sortie allait bien, et là... Out. Ou encore pour un premier long métrage, j’aurais trouvé ça catastrophique... Mais à moment donné tu te dis « j’en ai eu d’autres premières, j’en ai eu d’autres sorties ». Je ne peux pas me plaindre.

MLG : C’est votre premier scénario solo écrit en anglais. En plus vous l’avez écrit autour d’un auteur, J.D. Salinger, que vous n’aviez pas lu avant de commencer le tournage. Qu’est-ce qui vous a captivé en premier lieu dans le roman de Joanna Rakoff ?

PF : Je connaissais un peu le mythe autour de Salinger et ce qui m’intéressait, c’était d’abord le point de vue de Joanna là-dedans. J’aime beaucoup cette période de la vie. J’y pense beaucoup, à la mienne notamment, parce que j’ai pris des chemins... J’ai fait un virage à 90 degrés, un moment donné, à 23 ans, qui était assez radical, et j’aime penser que d’autres virages auraient été possibles. Des fois je me mets à imaginer tout ce qui était possible à cette époque-là, quand on est si pris dans nos appréhensions. On a des ambitions, on ne sait pas si on peut les réaliser, on ne sait même pas si on a le droit de les verbaliser. Quand t’as 23 ans, que c’est ta première job, tu te mets pas à... Bon, pour les gars c’est peut-être un peu plus facile que pour les filles, mais ça change heureusement.

Donc ça m’a inspiré, cette période de la vie, parce que je m’identifiais à ce virage, tout simplement. Salinger était quelque chose qui venait cristalliser une action, une tension. Mais ce n’était pas central. D’ailleurs, quand je me suis mis à adapter le livre, il fallait que je trouve une façon ludique et cinématographique d’aborder Salinger sans jamais qu’il cannibalise le film. Donc, il fallait que j’installe une convention qui, je pense, est assez claire dès le début : quand elle lui parle au téléphone et que je fais un long zoom in sur son cadre sur le mur puis un long zoom in sur Joanna, j’annonce au spectateur qu’on ne le verra pas, qu’on ne le verra jamais mais qu’on aura peut-être du fun autour de conversations téléphoniques qui, au demeurant, sont plates en maudit au cinéma. [Rires]

MLG : Oui, alors que là c’est très réussi. C’est d’ailleurs une des surprises agréables du film, qu’il ne s’agisse pas vraiment d’un film sur Salinger.

PF : On s’est d’ailleurs demandé si c’était le bon titre ! On en a essayé d’autres. En Europe, ils sont allés ailleurs [Mon année à New York] (mais je les soupçonne presque d’avoir été ailleurs pour pas que les recherches mènent vers les critiques désastreuses de Berlin !). Au final, c’est implicite dans le titre, même si Salinger est là, on comprend que ce n’est pas à propos de ça. C’est « My Year », cette année-là et l’autre année aura un autre qualificatif  c’est un qualificatif.

MLG : Comme pour le Nouvel An chinois, comme on peut dire « l’année du dragon ».

PF : C’est exactement ça. [Rires]



MLG :
Dans les dernières années, on a assisté à une réévaluation assez généralisée de la représentation de la diversité, des points de vue minoritaires, de « qui a le droit de parler de quoi ». Est-ce que ça vous a tracassé dans l’écriture du film, d’écrire des personnages féminins et de faire reposer le récit sur leur relation ?

PF : Ça ne m’a pas tracassé sur le plan politique, mais ça m’a tracassé sur le plan artistique. Ça a toujours été un tracas pour moi et c’est pour ça que je n’avais toujours pas fait de film du point de vue féminin, je n’avais pas trouvé la manière de me baser sur un matériau qui était un point incarné. Ensuite, si on regarde ma filmographie dans une optique très radicale par rapport à votre question, il faudrait éliminer Monsieur Lazhar (2011). Il faudrait éliminer The Good Lie (2014) définitivement. Il faudrait peut-être éliminer le personnage de Souverain dans Guibord s’en va-t-en guerre (2015). Rendu où je suis rendu, je trouve que ces discussions ne me concerne pas. Je trouve que j’ai un parcours qui a montré que je n’instrumentalise pas les autres dans mes films et c’est une préoccupation pour moi de ne pas les instrumentaliser. Par exemple, j’ai consulté et impliqué beaucoup les Anichinabés pour avoir quelques scènes avec eux dans Guibord s’en va-t-en guerre. Je ne voulais pas les instrumentaliser. On a fait ça avec eux. Je fais actuellement une série télé où il y a des travailleurs migrants et c’est la même chose. Après ça, si dans l’art, la littérature et les chansons, on ne peut plus parler de l’autre, on est foutu, on est vraiment foutu... Enfin, je ne veux pas dire que j’ai tout fait correctement depuis le début...

Je me souviens de certains passages de mes films qui ont toujours irrité certaines personnes au Canada anglais. Et des fois, c’est parce qu’ils ne comprenaient pas l’humour ironique qui fait dire exactement le contraire. Des fois, c’est que je m’approchais d’une ligne qui est peut-être à ne pas franchir. Par exemple, dans Guibord s’en va-t-en guerre, Souverain, qui est haïtien, passe des prospectus avec Lune la fille de Guibord. Ils sont dans le nord du Québec, dans une ville qui s’appelle Rapides-aux-Outardes, et à moment donné il s’arrête et il y a un Noir de l’autre bord de la rue et les deux sont là, figés, et se saluent, et là, Lune dit « Aweille, qu’est-ce que tu fais ? T’as jamais vu ça d’Noirs ? » Et ça, ça n’a pas passé à Toronto, alors qu’elle passe très bien ici.

MLG : Oui, c’est une très bonne scène.

PF : Enfin, je me pose ces questions-là. Le problème, c’est quand on ne se les pose pas.

MLG : Oui, tout à fait. Et puis c’est quelque chose qui parcourt toute votre carrière, on le voit dès Pâté chinois (1997), cet intérêt envers l’autre, envers l’altérité.

PF : Oui, et quand j’y pense c’est certainement né de la Course [destination monde] parce que j’ai appris mon cinéma dans des situations où j’arrivais dans des pays où je ne connaissais rien, ni la langue ni la culture et je n’avais pas le choix, il fallait que j’aille parler à quelqu’un. On fait tous des films sur nous, mais j’emprunte l’autre pour parler des choses qui m’intéressent.

MLG : Si on remonte à la Course destination monde, j’ai comme l’impression que ce qu’il y a de très beau dans votre cinéma, c’est ce réflexe, justement, d’aller vers l’autre pour mieux comprendre une situation qui dépasse la perspective individuelle. Il y a quelque chose dans tout ça  et je l’entends positivement  de très pédagogique chez vous.

PF : C’est mon côté un peu indécrottable d’universitaire, de sciences politiques, de sciences sociales. Je suis une tête chercheuse, j’essaie de comprendre. Honnêtement, c’est aussi une façon de me désennuyer. Tu rencontres quelqu’un que tu ne connais pas, que tu ne comprends pas, qu’il faut que tu décodes, t’es quand même dans une situation plus stimulante que face à quelque chose que tu connais par cœur. C’est un peu pour ça aussi que je voulais changer de paradigme et opter pour ces personnages féminins, de me dire « OK, maintenant essayons de percevoir la vie sous un autre angle ». Est-ce que c’est un autre angle ? Je me souviens avoir eu des conversations épiques avec Martine Delvaux dans un café à propos de ça et je lui ai dit « Moi, je veux faire un film du point de vue d’une femme parce qu’on ne voit pas la vie de la même façon ». Elle a dit « Oui, mais ça c’est conditionné par le social, c’est pas de naissance ». J’ai dit « Peut-être, mais je ne sais pas et je m’en fous : c’est différent ». C’était tout le débat, avec Simone de Beauvoir (« on ne naît pas femme, on le devient »), et je n’étais pas tout à fait d’accord, ou plutôt, je voulais surtout me concentrer sur le fait qu’elles vivaient les choses différemment. Par exemple, dans les années 1990, si un gars veut devenir un auteur, il va s’en aller dans un café, puis il écrit, il vit la vie de bohème. Il ne devient pas secrétaire dans une agence. Il y en a peut-être qui le sont devenus... mais non ! Est-ce que c’est de l’arrogance ? Je sais pas, mais clairement, le chemin n’était pas pareil et ça c’est intéressant de le mettre côte à côte. On le voit quand Dan lui dit « I'm writing a novel ». Elle le trouve un petit peu péteux d’broue et ça la fait sourire, mais dans le fond, elle se dit qu’au moins, lui, il le dit. Elle, elle ne dit pas « I'm writing poetry ». Et pourtant, elle en a publié, mais pas lui.



MLG :
Est-ce que le personnage de Théodore Pellerin existait dans le roman ?

PF : Les lettres de ce garçon de Winston-Salem existaient. En fait, j’ai demandé à la vraie Joanna Rakoff de m’envoyer le reste de la lettre et comme je l’ai lue, j’ai puisé dedans... Mais il n’existait pas au sens propre, il existait au sens figuré. Je me suis ensuite inspiré d’autres lettres pour créer les autres personnages de correspondants et je me suis rendu compte que mon fil conducteur était là. Ce n'est pas un film où on se demande vraiment ce qui va se passer, il n’y a pas de grande tension dramatique, alors ça me prenait un fil conducteur et c’est devenu ça. Après, je savais que ça me prenait un acteur solide... C’était un risque de faire reposer le fil narratif là-dessus et Théodore fait que ça fonctionne. Il n’est pas là souvent, mais quand il est là, « Bang ! ». Vraiment, j’ai été chanceux. J’ai vraiment été chanceux pour ça. Je coupe à peu près 18 % à 20 % de mon matériel quand je monte... Théodore Pellerin, je n’ai rien coupé de lui. Au contraire, je suis même allé chercher des bouts tournés avant les prises, j’en voulais plus.

MLG : Il est très, très bon. C’est un film complètement différent, mais ça m’a rappelé son rôle dans le Never Rarely Sometimes Always (2020) d’Eliza Hittman, où il a un autre rôle satellitaire. C’est le genre d’acteur capable de changer le ton d’un film au complet lorsqu’il arrive à l’écran.

PF : Oui ! C’est sûr que j’aimerais retravailler avec lui. Et il avait la qualité nécessaire pour faire exister un fantôme dans la cuisine de Joanna sans que ça fasse sauter le disque. Il est là, elle se parle à elle-même au fond, et sa présence ne brise rien de la scène.

MLG : Et est-ce que vous en avez déjà envoyé, des lettres à des artistes que vous admiriez ?

PF : Oui. J’avais 21 ans, je regardais la Course destination monde l’année avant mon passage. Il y avait une concurrente, Sophia Borovchyk, qui était au Japon, qui avait fait un film très impressionniste, très beau, au bout du monde. Ça m’avait beaucoup touché, j’avais envoyé une lettre à Radio-Canada et Radio-Canada lui avait transféré. Elle m’avait répondu quelques semaines plus tard. Tu te rends compte dans ces moments que son travail te touche et que toi, ton mot l’a touché, et puis là, je me suis dit que j’avais peut-être quelque chose moi aussi à communiquer.

Je pense que c’était la genèse du virage qui m’a sorti de ma maîtrise en relations internationales, car ensuite j’ai posé ma candidature pour la Course, j’ai fait la Course et puis ça a été la fin de mon cheminement diplomatique où je me voyais travailler pour les Affaires étrangères. Bien plus tard, après avoir fait un premier film, j’ai écrit à Julie Bertuccelli, réalisatrice française, après avoir vu son documentaire sur les employées des Galeries Lafayette [Bienvenue au grand magasin, 1999]. Quand je l’ai vu, elle avait fait déjà un autre très beau film, Depuis qu’Otar est parti... (2003). Elle m’a répondu et on est devenus amis.

Sinon, je suis allé avec La moitié gauche du frigo (2000) au Festival de Gand et je savais qu’à l’hôtel il y avait aussi Bertrand Tavernier qui était là. J’ai laissé un DVD de mon film avec une lettre à Bertrand Tavernier à la réception de l’hôtel. Je n’en ai pas entendu parler jusqu’à l’année suivante, quand je reçois un coup de téléphone d’une publiciste à Montréal qui me dit « Bertrand Tavernier est en ville et il aimerait ça luncher avec toi. » C’est sûr que si j’avais toujours fait face à un publiciste qui devait, comme Joanna Rakoff, intercepter ma lettre... on ne serait pas là en train de se parler.



MLG :
 Est-ce que ces entourages d’artiste que vous captez dans My Salinger Year ont déjà été des obstacles pour vous ?

PF : Je comprends que passé un certain seuil, c’est plus gérable pour la personne. Je comprends que Paul McCartney ne peut pas lire tout le courrier qui lui est adressé et encore moins y répondre. Je comprends aussi que pour certaines personnes... On s’entend aussi qu’il y a parfois des gens bizarres qui écrivent... Je reçois des lettres aussi. J’y réponds. Enfin, dès que c’est sain. Et par sain je ne veux pas dire que la personne m’encense, mais j’essaie de répondre à peu près systématiquement et de me rendre disponible à ça... Mais je comprends que passé un certain seuil de notoriété ce n'est plus possible. D'ailleurs, ce qui rend la business et le cinéma aussi difficiles, c’est tous ces entourages qui se créent pour protéger ces gens-là et je le vis moi-même.

Pour concrétiser la distribution de My Salinger Year par exemple, il fallait passer à travers les agents, les avocats, c’était interminable. Et si j’ai eu Sigourney Weaver, c’est parce que je connaissais son agent, qui était l’agent de Liev Schreiber et j’ai pu l’appeler et lui demander « Est-ce que je perds mon temps, ton temps et son temps si je t’envoie un scénario ? » et il m’a dit qu’elle allait le lire. Mais encore récemment, j’ai appris que le scénario est resté longtemps sur son bureau  deux mois ! Elle me le disait elle-même qu’elle avait eu le temps de l’oublier, mais quand elle l’a lu, elle a tout de suite appelé son agent et là j’avais un rendez-vous deux jours plus tard à New York avec elle... C’est dur ! Et même quand le scénario arrive sur le bureau, c’est dur ! Ces gens-là sont tellement sollicités... Ensuite, l’autre affaire, c’est tout le dilemme entre l’art et l’industrie, qui est une réflexion que Joanna a dans le film, dans le livre aussi, et qui est quelque chose que je dois confronter chaque fois que je fais un film, parce qu’on parle quand même d’investissements assez massifs. Il y a plusieurs acteurs, des gens qui souhaitent avoir telle star pour vendre le film, et là tu dis que c’est peut-être pas la bonne star pour ça...

T’es toujours, toujours, toujours dans un combat de coqs ou un combat de politiques qui n’a rien à voir avec la création du film lui-même et qui est un combat extrêmement lourd à porter. Des fois ça passe par des notes sur le scénario, qui viennent de gens qui pensent que ça va permettre au film d’être plus accessible à un grand public... Moi, je pense que personne ne sait comment faire ça, un film accessible. Je pense qu’il le devient ou qu’il ne l’est pas, qu'il l’est a posteriori mais qu'il ne l’est pas a priori. Même si on essaie de faire la comédie plus commerciale possible, on peut complètement se planter aussi.

MLG : Et tout ce côté commercial doit être encore plus pesant dans le cas d’une production comme My Salinger Year où en plus il s’agit d’une coproduction.

PF : Oui, c’est un gros budget. Il y avait des partenaires, des vendeurs à l’étranger qui, quand on suggérait quelqu’un comme comédien, avaient leur mot à dire et nous disaient que si on y tenait, ça allait, mais que le minimum garanti allait baisser, donc « oui », mais t’as un gun sur la tempe. Chapeau aux producteurs qui ont eu à dealer avec tous ces entourages... Moi je suis protégé de ça à un certain point, parce qu’il faut que je me concentre sur le film et c’est eux qui vont gérer ça. Mais chaque fois que je termine un film, on me raconte toutes les histoires qui ont failli faire qu'il ne se fasse pas 24 heures à l’avance.




MLG : 
Je trouve que votre mise en scène est particulièrement habile ici dans sa manière de segmenter les espaces, de mettre des entraves à l’avant-plan entre nous et Joanna, ce qui permet de faire prendre corps à ces dynamiques que vous évoquez ; c’est une mise en scène forte parce qu’elle est systémique et rigoureuse dans son système. Comment en êtes-vous venu à cette cohérence visuelle ? Est-ce qu’elle s’appuyait d’emblée sur la construction narrative du film, sur les décors, ou bien c’est arrivé instinctivement pendant le tournage ?

PF : C’est un long processus, fait de beaucoup de discussions avec Sara Mishara, la directrice photo. J’avais un certain sens de ce que je voulais faire pour l’isoler physiquement dans l’agence,  en utilisant des objets à l’avant-plan qui, curieusement, focalisent davantage notre regard sur l’humain. Des cadres de porte aussi, mais ça, c’est instinctif. Après, je me demandais toujours comment faire pour être dans sa tête, pour se rapprocher d’elle. Au début, ce que je voulais faire, c’est que les cadres soient légèrement plus larges. Il n’y a pas beaucoup de gros plans au début et il y en plus vers la fin, comme lorsqu’elle est dans la salle de bain, quand Doug s’en va au mariage, puis qu'elle refuse de sortir. Là, j’ai un rare gros plan de Joanna. Je savais que je voulais un processus d’entonnoir, mais certainement pas en écrivant. C’est en cherchant, d’autant que je m’inspire toujours beaucoup, beaucoup des lieux de tournage. C’est en location que je commence à comprendre comment mettre en scène les choses. Il il y a des scènes que j’ai en tête avant, comme la scène de la valse, que j’avais quand même assez en tête, peu importe l’espace. Après j’ai joué avec cet espace, les portes en miroir et tout ça, mais en général, si je peux, je vais m’asseoir dans le lieu de tournage quelques jours avant et j’essaie de comprendre comment des humains vont vivre ici, comment ils réagiraient, comprendre leur rapport à l’autre et à la solitude dans ce lieu-là. Ça m’aide à placer la caméra.

MLG : C’est la première fois que vous travaillez avec Sara Mishara. On reconnaît d’ailleurs bien son style dans les images du film, mais au-delà de la lumière, j’ai l’impression que son style vous a aidé à ralentir votre mise en scène, qui est plus contemplative, rêveuse qu’à l’habitude, est-ce que je me trompe ?

PF : Oui, Sara a aidé à faire ça, il n’y a aucun doute là-dessus. En même temps, pour la première fois de ma vie, j’avais un film où il ne se passe pas grand-chose. On suit un personnage, ou plutôt on accompagne un personnage, ce n’est même pas le suivre parce que le personnage ne sait pas où il s’en va. Donc je n’avais pas de ressort dramatique fort pour repropulser le film. Alors je savais que ça devait être un film doux, un film qui prend son temps. C’est dur à monter... des fois je trouve que le film n’est peut-être pas assez radical dans ce sens-là, que parfois il offre une promesse de quelque chose qui va se mettre à bouger, comme quand Théodore Pellerin arrive et que la mise en scène devient tout d’un coup très dynamique, alors qu’avec Joanna, c’est très posé, sauf le moment où elle se met à danser, où tout exulte car tout converge. Enfin, oui, Sara comprenait bien ce mode et pour la première fois depuis C’est pas moi, je le jure ! (2008) je voulais un film très trépied... En fait, C’est pas moi, je le jure ! est le film qui, bien qu’il soit totalement différent, a la mise en scène la plus cousine à My Salinger Year, en ce sens que ce sont des plans beaucoup plus composés. Congorama (2006), c’est très chaotique comme mise en scène, avec une caméra à l’épaule dans le dos des personnages. Monsieur Lazhar, c’est à l’épaule entièrement, mais avec une épaule qui ne bouge pas, qui bouge très peu, qui respire, comme pour être là. Donc la composition des cadrages était moins importante que dans My Salinger Year ou C’est pas moi, je le jure!



MLG :
 Oui, et dans les deux cas on est face à des personnages pris dans des intérieurs dans lesquels ils macèrent.

PF : Oui, exactement.

MLG : C’est un peu une banalité de dire qu’il y a de moins en moins d’anonymat dans le monde d’aujourd’hui avec les réseaux sociaux et tout ce qu’ils permettent, mais il n’en demeure pas moins qu’on peut avoir l’impression qu’il est aujourd’hui bien difficile d’imaginer l’émergence de figures fantomatiques comme celle de Salinger ou encore celle de Réjean Ducharme.

PF : Je comprends, mais je crois que c’est faux, qu’il y a une apparence d’accessibilité surtout à travers les réseaux sociaux. Si j’écris sur le compte Instagram d’une vedette et qu’elle me répond, il y a surtout de fortes chances que ce ne soit pas vraiment elle qui me réponde et qu’elle ne gère pas elle-même son compte Instagram. Ils ne sont pas là. Ils ne sont pas joignables.

MLG : Et ça vous arrive de rêver d’anonymat ?

PF : Non, parce que je ne suis pas dans la même ligue. C’est très étrange... Vivant sur le Plateau, mon premier public est souvent là. [Rires] J’ai vécu des journées où je ne peux pas faire 20 mètres, mais ce n’est pas agressant. Ce n’est pas agressant comme avec certaines stars qui se font déranger pendant leur repas parce que certaines personnes n’arrivent pas à comprendre qu’elles ne veulent pas être dérangées à ce moment-là. Mais ce n’est pas vraiment des choses qui m’arrivent. Des fois, j’aimerais surtout être anonyme pour mon prochain film. Pour qu’on n’espère pas toujours voir Monsieur Lazhar 2. C’est plus de cet anonymat-là dont je rêve, car je n’en sors pas... Et c’est correct, c’est super... Mais je ne peux pas faire Monsieur Lazhar 2, ça ne m’intéresse pas, et je sais que les gens ne sont pas mal intentionnés quand ils me rappellent que c’est « définitivement mon meilleur »... Je sais même pas si c’est mon meilleur !

MLG : J’ai préféré My Salinger Year.

PF : Merci ! Dites-le.

MLG : Pour tout dire, j’ai aussi préféré Chuck (2016) à Monsieur Lazhar.

PF : Je ne comprends pas le sort de ce film ! Je ne comprends pas que ce film-là ait crashé. C’était sans prétention particulière, le seul film bonbon que j’ai fait dans ma vie, même si ça parle justement de tout ce dont on vient de parler, de l’anonymat, du fait de devenir vedette du jour au lendemain, le narcissisme qui s’installe, que j’ai vécu aussi après la Course destination monde. C’était ma raison de faire Chuck  parce que je n’ai pas d’autre raison, je ne suis pas Américain, je ne suis pas fan de boxe  et tout ça a été évacué quand le film est sorti et au final il n’a jamais vraiment existé. Mais quand quelqu’un me dit qu’il aimerait voir un de mes films, je les dirige vers Chuck parce qu’ils ne m’attendent pas là. Chuck a été libérateur par rapport à Monsieur Lazhar. The Good Lie avait la même thématique, avec des immigrants réfugiés, un regard humaniste... Il fallait que je tourne cette page et Chuck m’a permis de faire autre chose complètement.

MLG : En même temps, Chuck préfigure beaucoup My Salinger Year, qui est plus spectral dans son approche de Salinger, mais qui repose aussi sur cette présence célébrissime qui plane, à l’instar de Stallone dans Chuck.

PF : Absolument, d’autant que je me suis vraiment gratté la tête en me demandant comment mettre en scène Salinger sans que ça dérape... En anglais, ils ont un très bon terme pour ça, le « suspension of disbelief », or comment faire pour ne pas le briser ? Pour Chuck, le plus gros « suspension of disbelief », c’était de mettre en scène Sylvester Stallone... Really ? [Rires] Mais on a fait une pas pire job.


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Article publié le 8 mars 2021.
 

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