DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Entrevue avec Vincent Morisset

Par Mathieu Li-Goyette


 

Du 2 au 6 mars prochain, de midi à 16 h, le foyer du cinéma Excentris deviendra le lieu de la Semaine dont vous êtes le héros, cinq journées composées d’activités gratuites où tous pourront profiter de diverses expériences interactives. Jeux vidéo (Leap of Fate, Child of Light et d’autres), des conférences sur la création visuelle (avec Alain Vézina, réalisateur du Scaphandrier et Vincent Morisset) ainsi que deux installations sur l’appareil de réalité virtuelle Oculus Rift, percée technologique subjuguante d’où les visiteurs pourront visiter les mondes de Morisset (dans Jusqu’ici, produit par AATOAA, l’ONF et France Télévisions) et le studio Félix & Paul (Strangers with Patrick Watson).
 
 

Jusqu’ici n’est pas un jeu et n’a ni manuel ni direction précise, même si l’utilisateur ne peut que l’empoigner comme un jeu, le contrôleur de console de salon et le casque de réalité virtuelle Oculus Rift aidant. Jusqu’ici, ce n’est en fait ni une leçon sur la contemplation – puisqu’il transcende le didactisme de l’expérience interactive – ni un traité à la Whitman sur la beauté des bois – puisqu’il nous fait préférer les forêts pixellisées à celles d’écorce et de mousse.

Chaque passage à travers l’œuvre de Morisset et de son équipe surdouée (parce qu’il en faut du talent pour faire tenir une telle chose sur un navigateur internet) émeut toujours un peu plus, non pas dans un segment particulier ou dans un mouvement, mais dans sa capacité constante à amplifier le moindre émerveillement; jusqu’à ce dernier moment, cet écriteau « Fin », qui met à nu tout un concept : une fois la ligne droite marchée, on nous permet enfin de prendre le contrôle de notre périple. À droite, à gauche, par en arrière, par en haut et vers l’avant, toutes les directions s’offrent alors, sans limites aucunes et sans une autre fin que celle qu'il faut bien finir par lui donner. 
 
Qu’est donc Jusqu’ici? Et quel est le lieu de cet « ici » enfin atteint?
 


 

 

 


 
Panorama-cinéma : Vous avez beaucoup parlé de jeux vidéo et de votre désir de vous délester de tous les objectifs usuels de performance au sein de l’expérience ludique. Est-ce que certains jeux vous ont néanmoins inspiré?
 
Vincent Morisset : J’ai beaucoup joué dans ma jeunesse, du Commodore 64 au premier PlayStation. J’ai fini par arrêter, peut-être par manque de temps, peut-être par l’homogénéisation des offres – je ne pourrais mettre le doigt dessus. De ma vie d’adulte, je n’ai que très peu joué et mon parcours de film interactif, je l’ai tracé en dehors de cette culture. Il y a trois ans, quand j’ai eu cette idée de travailler l’espace-temps, ce que ça impliquait d’aller d’un point A à un point B, je me disais que je devais me tourner vers le jeu vidéo, puisque ma propre prémisse s’en approchait; les règles intrinsèques du médium me semblaient être un bon exemple.
 
Je dirais que c’est par curiosité professionnelle que je me suis replongé dans cet univers. J’ai pris plaisir à découvrir des mécaniques interactives et des manières de concevoir et de comprendre l’humain qui m’a semblé très, très, très fin. Je me suis surpris à voir que certains concepts que j’avais développés avec mes propres référents, au fil de mes expériences interactives et au fil de l’écriture de Jusqu’ici, résonnaient très bien avec la grammaire contemporaine – totalement fascinante – du jeu vidéo. Sinon, pour répondre à votre question, je jouais à des jeux comme Journey ou encore Uncharted.
 


 

Panorama-cinéma : Jusqu’ici m’a d’ailleurs beaucoup fait penser à Journey.
 
Vincent Morisset : Le projet est né avant que je n’y joue. Quand je parlais à Hugues Sweeney [le producteur] de ma volonté de travailler l’épure des environnements et des trajets, je ne me doutais pas encore que l’équipe de Journey avait mis le doigt sur cette même intention qui me passionnait. J’ai décidé de l’amener ailleurs, par différents moyens. Mais des jeux comme Uncharted 2, plus classique, mais dont le sens du timing m’a épaté, puis des jeux plus indépendants comme Superbrothers : Sword and Sorcery EP qui fait un travail sur le son complètement hallucinant avec le travail de Jim Guthrie sont autant d’inspirations pour Jusqu’ici. Je voulais distiller les impressions que j’avais préféré de l’expérience de ces jeux.
 
Panorama-cinéma : En éliminant les objectifs et cette tyrannie du « bon chemin ».
 
Vincent Morisset : Oui. Je me suis rendu compte que c’était peut-être mon âge, peut-être mon manque de temps, mais je lisais la même chose récemment sur Killscreen où plusieurs gens confirmaient mes craintes : je ne suis plus bon aux jeux vidéo, je n’ai plus le temps de l’être ou de le devenir ou de me le prouver. Il y a une notion de temps et de performance qui est intimement liée au jeu vidéo et je voulais court-circuiter cette dernière pour explorer quelque chose au niveau émotionnel, en simplifiant les contrôles et les actions possibles. En l’état, il n’y a plus qu’une direction, donc le joueur n’a qu’un contrôle sur le rythme de son avancée et sur son point de vue.
 
Panorama-cinéma : Est-ce que certains habitués en ont été déstabilisés?
 
Vincent Morisset : Au départ, l’utilisateur type a en effet une petite angoisse : qu’est-ce que je dois faire? Vais-je manquer quelque chose? Après 45 secondes, une minute, ça retombe. Tu bascules dans une posture plus contemplative où l’on se concentre sur notre point de vue, sur le plaisir de regarder. Je voulais aussi rejoindre un public de tous âges et de différents horizons, en espérant que mon neveu de 4 ans s’y amuse autant que ma mère qui n’a jamais joué à un jeu vidéo et qu’ils puissent tous deux y vivre quelque chose. Je voulais leur apporter une expérience viscérale. Si je mets un contrôleur de console dans les mains de mes parents, ils seront angoissés, bloqués par une sorte d’incompréhension intrinsèque. Or en simplifiant la prémisse et les contrôles, on ouvre l’accès à un public qui n’a jamais vécu ça.
 
Et puis il y avait les limitations techniques, puisque nos images filmées progressent au rythme de la marche. On aurait pu les faire reculer, mais on s’est entendu sur un procédé plus simple qui ne pouvait mener que vers une destination, en élaborant plutôt une métaphore du Street View de Google. D’ailleurs, c’est moi qui tiens la caméra. Je devais voir les plans, alors je suis le caméraman, le réalisateur et le protagoniste. Et les trois qui gambadent dans le champ, c’est Philippe [Lambert, au son et à la musique], Édouard [Lanctôt-Benoît, au code] et Caroline [Robert, à l’animation].
 
Panorama-cinéma : Donc toute l’équipe.
 
Vincent Morisset : Exactement, on ne cache pas l’équipe. C’est roots. C’est nous quatre, qui craft, qui partons dans le bois, déguisés avec les costumes. On ne pouvait pas très bien cadrer, alors on filmait tout et on réfléchissait notre captation au fil des déplacements.
 
Panorama-cinéma : Diriez-vous qu’autant au niveau visuel que sonore, l’un des grands défis que peut rencontrer un projet comme celui-ci est de maintenir à bout de bras la beauté des images, peu importe la démarche et le chemin que foulera l’utilisateur, peu importe quelles décisions pourraient lui passer par la tête?
 
Vincent Morisset : Oui! Beau et satisfaisant, « rewarding », qu’on soit une fille de 7 ans qui s’amuse à sprinter et à faire des sauts périlleux dans les airs autant que celui qui prendra son temps à observer les fourmis chaque deux pas. Pour moi il y a quelque chose qui est à contre courant de la culture industrielle du jeu vidéo où l’on doit toujours suivre une certaine façon de faire au risque de « perdre une vie ». Ça se veut aussi une métaphore simple et universelle qui nous dirait qu’il n’y a rien de « bien » ou de « pas bien » dans le concept de progression. BLA BLA partageait aussi cette prémisse. Ça rend compliquée la création visuelle et sonore de cette expérience, puisqu’on devait jouer avec cette élasticité du temps, en l’étirant, en la dosant. Dans ce projet, tout est dans la retenue. Ça aurait été facile de tout mettre dans le tapis, de mettre de l’avant les technologies mises en œuvre – c’est probablement l’un des projets web les plus avancés d’un point de vue technologique avec ses 200 000 lignes de codes – et de profiter encore plus de notre collaboration étroite avec les gens de chez Oculus et de chez Google.
 
D’ailleurs, même eux ne comprenaient pas comment nous y sommes parvenus en partant de cette approche si naïve, presque « ghetto » que j’avais envie d’avoir, surtout qu’elle s’inscrit dans cette longue tradition de l’ONF où l’artisanat et le travail fait main est si valorisé.
 
Panorama-cinéma : Vous transposez donc cette culture du bidouillage à l’ère de la ligne de code…
 
Vincent Morisset : Exactement. C’était important pour moi de garder cette approche itérative, expérimentale et de le faire de manière ambitieuse dans un projet « modeste ». Nous avons travaillé sur Jusqu’ici pendant une année et je dois dire que mes collaborateurs sont des perles, des personnes très rares… Et l’une des grandes fiertés du projet, c’est d’avoir fasciné les utilisateurs à plusieurs niveaux : tout s’imbrique et que nous ayons été en mesure de monter cet univers ensemble alors que Philippe développait des concepts sonores, qu’Édouard créait des outils, que Caroline faisait des dessins sur papier et que ses encres devenaient les reliefs des montagnes, toute cette synergie a été une expérience mémorable. Nous en sommes très fiers.
 


 

Panorama-cinéma : Vous parliez de cette invitation à la contemplation, chose qu’on ressent assez rapidement, une fois plongé dans votre forêt. En même temps, c’est vrai que le jeu se fait d’un seul mouvement, à la course. Combien de temps faut-il compter pour le terminer?
 
Vincent Morisset : 6 minutes et demie… Jusqu’à 15 minutes pour les plus contemplatifs. Je dirais que la durée idéale de l’expérience se situe quelque part entre ces deux extrêmes. À Sundance, beaucoup de joueurs coursaient et ne voulaient pas s’arrêter; on les priait de prendre leur temps! (rires)
 
Panorama-cinéma : Je n’ai d’ailleurs découvert l’habilité à faire des pirouettes aériennes qu’au deuxième essai… Mais revenons aux inserts, aux macros. Combien y en a-t-il? Comment les avez-vous parsemés?
 
Vincent Morisset : Il y en a une bonne centaine. Vous pouvez arrêter n’importe quand, regarder au sol, faire un pas, puis regarder à nouveau au sol et l’insert serait différent. C’est aléatoire, comme les sons dans la forêt qui sont développés à partir d’une banque de sons que nous avons captés. Je suis ornithologue amateur depuis mon enfance, je voyage beaucoup et nous voulions transposer cet état d’esprit à l’affût; quand je vais dans le bois avec mes jumelles, je suis plus attentif qu’au quotidien et c’est la même chose en voyage : ce sont des états ultras lucides. C’est un cliché, mais ce sont des moments où nos sens sont plus ouverts. Les jeux vidéo aussi procurent cette impression et c’est une de leurs grandes qualités. Je me rappelle encore de mon excitation avant de démarrer un nouveau jeu – ce moment où l’on est fasciné de partir à la découverte d’un nouveau monde et d’une nouvelle manière de l’habiter – et c’est le genre de moment que nous voulions encapsuler tout en le mettant en perspective. C’est évident que c’est paradoxal de le faire sur un écran…
 
Panorama-cinéma : D’ailleurs, quel avenir voyez-vous pour ces médias interactifs? En fait, considérez-vous Jusqu’ici comme un jeu vidéo?
 
Vincent Morisset : C’est ce qui est maudit avec notre médium. Il y a un désir de nouveauté et de mode qui ne le sert pas du tout, puisqu’à chaque deux ans, on choisit un mot qu’on use et qu’on maltraite.
 
Panorama-cinéma : « Nouveaux médias » est moins à la mode qu’il ne l’a déjà été.
 
Vincent Morisset : Ça et « multimédia », « transmédia » et « nouvelles écritures ». Ce qui le définit, c’est « média interactif », même s’il a tellement été galvaudé qu’il a perdu un peu de son sens… Mais mes projets sont purement interactifs et j’utilise cette couche numérique que me procure l’ordinateur. Dans le cas de BLA BLA, j’avais tenté de détourner la question en appelant le projet un « film pour ordinateur », qui se voulait un nom tellement « awkward » et « tellement pas cool qu’il serait cool ». En ce moment, on lorgne vers « expérience », mettant l’accent sur le côté 360 degrés de l’exercice. Ce n’est pas non plus une thèse et je préfère que les gens qui l’expérimenteront l’interprètent à leur guise. Ces zones de flou sont importantes pour moi, comme ces paysages dessinés superposés aux paysages filmés. Qui est le guide que nous suivons? Est-ce nous? Un alter ego? Est-ce nous à un autre moment? Nous avons constamment cherché à flouer les pistes d’interprétation pour qu’elles ne prennent pas le dessus sur l’expérience même de Jusqu’ici.
 
Panorama-cinéma : Et avez-vous déjà pensé transposer votre savoir-faire technique et esthétique dans cette industrie qui semble de plus en plus encline à prendre des risques créatifs?
 
Vincent Morisset :La scène du jeu indie est florissante. Des petites structures de touche-à-tout créent des jeux qui sortent des terrains battus. Les gros studios par contre sont encore très conservateurs. Peu de risques sont pris. Ce sont donc deux écosystèmes parallèles. La plupart des développeurs indépendants ont fait leurs classes dans les gros studios. Ils y retournent de temps en temps, pour payer le loyer… Jusqu'ici a été très bien reçu par la communauté du jeu indépendant! 
 
Je pars d'ailleurs dans quelques jours à San Francisco dans le cadre du GDC (la plus grosse conférence de jeux au monde). Nous présentons le projet dans le cadre du Wild Rumpus, une sélection des meilleurs jeux indépendants de l'année selon le collectif britannique Wild Rumpus. C'est un milieu que je ne connais pas du tout. C'est pas mal excitant… Une chose est certaine, ce médium a une grande connaissance et une maturité en termes d'interactivité. Il y a certainement un échange d'expertise intéressant à avoir. Pour moi, Jusqu'ici était un premier pas dans cette direction.
 


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Article publié le 27 février 2015.
 

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