Sofia Bohdanowicz a déjà une longue feuille de route. Déployant une démarche en forme de méditations sur le passé et d’enquêtes sur les traces mémorielles, elle trace sa voie depuis près de 15 ans dans le paysage cinématographique canadien. Elle avance comme une équilibriste entre pudeur et dévoilement de la mémoire familiale, entre intuition ludique et intellectualisation élégante, entre passé et présent, toujours entourée et supportée par une famille artistique loyale et talentueuse. Pénétrer l’œuvre de Bohdanowicz, c’est entrer dans une antre mystérieuse, d’un autre temps, dont l’étrangeté se mue rapidement en familiarité, les dimensions qu’elle y déploie finissant par résonner dans les souvenirs portés en creux de chacun·e. Mémoire, mémoire, dis-moi qui est la plus seule ?
[photo: TFCA]
Naomie Décarie-Daigneault : J’ai découvert ton film Maison du bonheur (2017) durant la pandémie ; nous l’avions programmé sur Tënk. J’ai été complètement stupéfaite par ton œuvre, et étonnée de ne pas encore te connaître. Tu as pourtant déjà une reconnaissance internationale, et on retrouve ton travail notamment sur Criterion. Nous avons voulu te mettre à l’honneur à travers une rétrospective sur Tënk pour te faire connaître davantage ici.
Sofia Bohdanowicz : Je suis ravie de cette opportunité. Pour moi, le plus intéressant est de pouvoir atteindre des gens de partout qui ne vont pas nécessairement dans les festivals de cinéma. C’est un privilège d’avoir cette connexion.
NDD : Ton travail est intimement lié à tes ancêtres. Je me demandais quel genre d’enfance tu as eue ? Est-ce que tes parents étaient des artistes ?
SB : [Rires] Personne ne m’a encore posé cette question, mais c’est intéressant ! J’ai un souvenir assez vif de ma première communion ; j’étais en deuxième année et les deux côtés de ma famille étaient présents pour l’occasion. Il y avait le côté polonais — la famille de mon père — et la famille de ma mère, qui a des origines diverses : polonaises, canadiennes, croates et écossaises. Je suis l’aînée de tous mes cousins et cousines. Je me souviens avoir aperçu tous ces membres de la famille qui me regardaient, mes parents, mes grands-parents, mes arrière-grands-parents, alors que je descendais l’allée dans ma robe blanche, et d’avoir pensé : « Oh wow, j’ai une responsabilité… »
Mes parents étaient tous deux professeurs de français et de musique, et mes grands-parents me gardaient souvent. Je n’avais pas le droit de regarder beaucoup de télévision. Les premières histoires que j’ai entendues — et qui m’ont interpellée ! — étaient donc les récits que mes grands-parents me racontaient : des histoires sur l’immigration, sur leurs luttes durant la guerre, des histoires d’amour et de perte…
Ces histoires m’accompagnent et me passionnent depuis ma tendre enfance. Je pense que c’est pour ça que mon œuvre parle de ces aïeuls et explore les deux lignées familiales. Du côté de ma mère, il y a ce grand-père violoniste et une grand-mère actrice — Joan Benac —, que l’on rencontre dans Never Eat Alone (2016). Du côté de mon père, il y a toutes ces histoires d’immigration, et les difficultés rencontrées pour s’installer au Canada. Ces deux pans traitent d’identité, et j’essaie de les équilibrer dans mon travail. J’ai l’impression d’avoir eu une enfance très heureuse. J’ai eu beaucoup de chance que ma famille partage ces histoires avec moi, car elles ont semé les graines qui ont germé dans ma filmographie.
NDD : Tes aïeules ne sont tout de même pas ordinaires ; ce sont des artistes. Ta grand-mère maternelle était chanteuse et actrice, et ton arrière-grand-mère paternelle était poétesse. Ce ne sont donc pas uniquement des histoires d’immigration. Elles ont, à leur manière, travaillé leurs propres histoires à travers leur art.
SB : Oui, et c’est pour ça qu’elles me fascinent autant. Je pense que chaque famille recèle des archives ou des objets intéressants. Pour Never Eat Alone, ma grand-mère m’a juste mentionné : « Oh, tu sais, j’avais l’habitude de chanter dans un chœur. Tu devrais aller voir sur CBC, peut-être que tu pourrais me voir dans leurs archives. » J’ai découvert qu’elle ne chantait pas seulement dans une chorale, mais qu’elle était aussi une actrice. Elle ne nous l’avait jamais dit ! En fouillant un peu, j’ai découvert ce trésor. Alors, pour son 80e anniversaire, j’ai ressorti les images de la CBC pour les lui montrer. La scène qu’on voit dans Never Eat Alone, c’était réellement la première fois qu’elle voyait ces images, car l’émission dans laquelle elle avait joué était en direct. C’était incroyable de découvrir ça avec elle. Je suis en quelque sorte devenue accro à décortiquer l’histoire de ma famille.
:: Never Eat Alone (2016) [Lisa Pictures]
L’un des grands thèmes de mon travail est d’honorer le travail invisible accompli par les femmes dans leurs familles et leurs communautés et de le rendre à nouveau visible. J’avais l’impression que la poésie et le travail littéraire de mon arrière-grand-mère Zofia n’étaient pas honorés comme ils auraient dû l’être. J’en ai fait en quelque sorte ma mission, d’autant plus que je porte son nom. J’ai réalisé mes premiers courts métrages sur sa poésie afin d’attirer l’attention sur son travail et de le rendre plus visible, et j’ai continué cette démarche dans MS Slavic 7 (2019).
NDD : Il y a une substance romanesque dans tes histoires ; ce sont de grands récits très chargés liés à l’immigration, à la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, tes films sont tout le contraire. Ils partent de ces prétextes narratifs, mais ce sont des films sur le quotidien, sur les gestes routiniers, la vie domestique, la vie intérieure, silencieuse. As-tu découvert à quoi répondait cette manière de traiter cette charge romanesque ?
SB : Je lisais récemment à propos de Sonia Wieder Atherton, la compagne de Chantal Akerman et une grande violoncelliste. Elle vient d’une famille juive roumaine et la famille d’Akerman est également juive. Elle racontait qu’il existe une sorte de silence violent qui interdit de parler d’une histoire, de l’articuler, quand elle est trop intense, violente ou traumatisante.
Je pense que ce qui est intéressant dans mon cas, et dans mon traitement de l’histoire de mes aïeux… qui n’étaient pas juifs, mais qui ont été expulsés de Pologne par les Soviétiques. Ils vivaient à Vilnius. Comme la frontière était sans cesse redéfinie, ils se sont fait donner des terres par le gouvernement pour avoir combattu pendant la Première Guerre mondiale. Quand les Soviétiques sont arrivés, ils ont repris la terre et les ont envoyés dans des camps en Sibérie. C’est là qu’ils étaient pendant la Deuxième Guerre mondiale. Non pas parce qu’ils étaient juifs, mais parce qu’ils étaient du mauvais côté de la supposée frontière.
J’ai interviewé ma grand-mère parce que j’étais très curieuse de connaître son récit d’immigration. Pour elle, c’est un sujet où elle louvoie beaucoup. Elle dit des choses du genre : « Nous sommes si reconnaissants d’avoir pu venir au Canada. Oh, bien sûr, c’était différent, mais on s’est adaptés… » Mais en creusant un peu, elle a fini par m’avouer que le processus avait été très décevant et extrêmement difficile. Ce n’est pas évident pour elle d’aborder ça et d’assumer cette déception. Et c’est difficile, après avoir mené une vie aussi intense et chaotique, de mener une vie tranquille et sans histoire.
Donc ma famille n’a pas vécu l’Holocauste, et c’est extrêmement délicat de comparer, mais ce qui m’interpellait dans ce que Sonia Atherton racontait, c’est cette violence contenue dans l’incapacité d’exprimer une histoire, et le silence qui l’entoure.
Ce que je trouve si intéressant dans ce travail autour de ces histoires, c’est que je me situe dans un endroit très confortable pour les creuser. Je n’ai jamais connu la guerre, je n’ai jamais émigré pour des raisons de survie, et je ne pourrai jamais complètement comprendre ce que mes ancêtres ont dû traverser.
Je suppose qu’il n’y a que dans ces moments de calme et de silence qui existent dans le quotidien que j’arrive à capturer ou à encapsuler toute cette charge contenue et dissimulée de l’histoire. Je ne peux pas accéder ou reconstituer ces expériences, mais je peux me rapprocher du langage, de moments, d’idées qui circulent autour du passé et témoigner de comment cela est vécu aujourd’hui. Je ne peux pas le faire de la perspective de mes grands-parents, comme je n’y ai pas directement accès, et que je ne suis pas qualifiée pour le faire. Je suppose que c’est de là que viennent ces moments de calme.
:: Never Eat Alone (2016) [Lisa Pictures]
NDD : C’est quelque chose qu’on retrouve dans la mémoire de l’Holocauste, où tout gravite autour de l’indicible, de l’impossibilité de la parole et de la représentation face à un tel événement. Sans avoir connu directement d’événement traumatisant, on connaît quand même aujourd’hui la question des traumatismes intergénérationnels. Avec tous les privilèges qui te caractérisent et sans avoir connu toi-même directement leurs épreuves, il y a clairement un poids, une pression, dans ton histoire familiale, desquels tu hérites, ne serait-ce qu’avec le nom que tu portes ! Le souvenir de ta première communion parle directement de cela.
SB : Je pense que j’ai toujours ressenti ce poids…
J’ai un autre souvenir marquant, peut-être que j’en ferai un film un jour. C’était l’époque du référendum. J’allais dans une école francophone en Ontario et tous mes professeurs étaient vraiment stressés.
Un jour, avant d’aller à l’école, ma mère a décidé de me raconter un peu l’histoire de ma grand-mère. Elle vivait à la montagne à Vilnius, et un jour, des soldats russes sont venus, ont tué tous leurs animaux de ferme et les ont mis dans un train pour la Sibérie. Ce qui m’a effrayée, c’est qu’elle m’a dit que ma grand-mère avait alors un berger allemand… Or, nous avions aussi un berger allemand !
Je n’étais qu’une petite fille, mais ce souvenir est très vif dans mon esprit. Quand je suis arrivée à l’école, mes professeurs pleuraient à cause du référendum. C’était très serré : 51 % à 49 %. Ils pleuraient en disant que c’était peut-être la dernière fois que nous chantions l’hymne national en français. J’étais très troublée et je pensais que le pays était en guerre.
Je pense que ce genre de traumatismes laisse des résidus, des vibrations palpables à travers les générations. Ma meilleure amie Mélanie, sa famille est juive et son père est un survivant de l’Holocauste. Il l’a eue tardivement. Je vois et je ressens que ça existe en elle de manière très palpable.
C’est ce genre de violence particulière, insulaire, silencieuse, cachée, qui recouvre le traumatisme parce qu’il est trop effrayant à revisiter. Et je ne pense pas avoir le droit d’écrire particulièrement sur ce traumatisme, mais ce que je peux atteindre, ce sont les vibrations qui en découlent.
NDD : Les deux grands-mères dont tu explores la vie dans tes films n’ont pas réussi à faire entendre leurs voix. Zofia n’a pas eu la reconnaissance qu’elle aurait dû avoir selon toi. Ta grand-mère maternelle que l’on rencontre dans Never Eat Alone, Joan, ne t’avait jamais parlé de son passé de chanteuse et d’actrice. Je trouve intéressant que dans ton cas, alors que tu fais entendre ta voix à travers la création, ce soit précisément autour de leurs voix à elles. C’est peut-être, dans une certaine mesure, une façon d’éviter d’affronter ta propre voix. Peut-être qu’une fois que tu auras réussi à les « venger », alors, il n’y aura que ta voix à assumer.
SB : [Rires] Je suis vraiment d’accord. En ce moment, je travaille sur un film intitulé Opus 28. Le film est à propos de la violoniste Kathleen Parlow, la mentore de mon grand-père. Nous suivons Audrey Benac — la protagoniste de Never Eat Alone — qui essaie de faire jouer pour la première fois un concerto vieux de 110 ans dédié à Parlow.
Audrey est à la fois mon alter ego et celui de Deragh (l’actrice derrière le personnage d’Audrey Benac). Ensemble, en y incluant nos préoccupations quotidiennes, nous avons créé ce personnage de film qui permet de faire resurgir l’histoire familiale. Mais le problème d’Audrey est qu’elle est toujours tournée vers le passé. Elle est tournée vers le passé pour remettre les choses en place, faire de l’ordre et faire remonter les choses à la surface. Mais en conséquence, elle se néglige, elle néglige sa propre voix et elle n’est pas vraiment présente dans sa vie. Je pense que dans chaque film, elle essaie d’atteindre quelque chose. Dans Never Eat Alone, elle essaie de faire renouer sa grand-mère avec son amour perdu, de raviver son histoire. Et elle y parvient, mais pas tout à fait. Et c’est ce que je trouve intéressant dans le film — ou à tout le moins, je l’espère — ; la décision de sa grand-mère de poursuivre la relation avec cet homme, la façon dont elle gère ça reste en quelque sorte privée.
Je pense que ce qui est intéressant avec Opus 28, c’est que dans ce film, Audrey accomplit vraiment quelque chose pour elle. Je ne peux pas vous dévoiler l’intrigue, mais elle accomplit quelque chose d’important et de significatif. Je pense que grâce à ça, une fois qu’elle accomplit cette tâche, elle est en quelque sorte enfin prête à être présente dans sa propre vie. Donc je pense que tu as tout à fait raison ; peut-être qu’après Opus 28, Audrey pourra commencer à vivre dans le présent, dans l’ici et maintenant. [Rires]
:: Veslemøy's Song (2018, 8 minutes) [Lisa Pictures]
NDD : Mais je ne veux pas dire que cette voie n’est pas intéressante ! Je pense que ça parle aussi de ta façon d’aborder la création. Et je trouve ça particulièrement rafraîchissant. J’ai l’impression que ça nous donne beaucoup de liberté et d’air comme spectateur⋅trice. Parce qu’il n’y a pas ce genre d’ego créatif qui se dit : « Oh ! Je veux faire ceci et cela de cette manière, et je vais organiser la réalité autour de mon propre désir. » Quand je regarde ton travail, plusieurs de tes films se sont transformés en coréalisations au fil de leur création. Tu laisses entrer des gens dans ton processus créatif qui est, paradoxalement, un processus très intime. Il y a Deragh Campbell, Gillian Gze, Calvin Thomas, ton producteur…
SB : Calvin a toujours été un merveilleux collaborateur. Il m’a vraiment aidée à faire décoller mon travail, à développer et à trouver ma voix, et même à définir mes centres d’intérêt et ma démarche artistique. Je lui en suis extrêmement reconnaissante. Je pense que ce que j’ai appris, c’est que dans la vie, il y a parfois des espaces quotidiens que l’on tient pour acquis ; comme cette cabine d’où je vous parle, mon appartement, mon vélo… Et je pourrais dire la même chose de ma pratique cinématographique. Il est très important de garder ces espaces sacrés. Dans les moments où tout va bien, on a l’impression que l’on peut travailler avec tout le monde, mais ce n’est pas forcément vrai. J’ai eu la chance de trouver tout au long de ma carrière des collaborateur⋅rice⋅s partageant les mêmes idées et qui ne voulaient que rendre le travail meilleur et l’amener à un niveau différent. C’est ce que j’ai la chance de faire en ce moment avec Opus 28.
NDD : Mais tu as cette posture qui permet aux gens d’entrer ; tu leur laisses cette place. C’est ce que je ressens avec ton alter ego Audrey. Tu n’es pas en train de contrôler la réalité ; tu fais de l’espace, tu observes, tu cherches, tu expérimentes. Ça m’est apparu également en lisant plusieurs de tes entrevues. Par exemple, tu expliquais être allée filmer ta grand-mère, puis le grand-père de Calvin Thomas, sans trop savoir quoi en faire… Ça nous ramène à Agnès Varda par exemple, qui cherche tout autant dans l’ouverture. Même si tes films semblent être planifiés parce qu’ils sont assez conceptuels et comportent plusieurs niveaux de lecture. Mais pourtant, quand on lit sur ton processus créatif, j’ai l’impression que tu es très intuitive et ouverte dans ta manière de travailler.
SB : C’est une comparaison très généreuse parce que j’adore Les glaneurs et la glaneuse (2000), Daguerréotypes (1975), en fait, tout le travail de Varda. Ces films sont très importants pour moi parce que ce sont des films où, oui, elle a une force motrice, mais c’est surtout une question d’accumulation, de recherche de coïncidences, de connexions à faire. Mais je pense que ce qu’elle a vraiment fait, c’est d’élever et de mettre en lumière des expériences quotidiennes, de prêter attention à des gens extraordinaires en étant présente avec eux dans leur quotidien ordinaire.
:: Daguerréotypes (Agnès Varda, 1975) [Ciné-tamaris]
Je pense que nous pouvons tous nous permettre de ralentir un peu. Ce que ses œuvres nous aident à faire, c’est de ne pas tenir ces gestes, ces personnes et ces expériences pour acquis. Dans Les glaneurs et la glaneuse, elle se retrouve à un marché où des gens récupèrent la nourriture et elle tombe sur cet homme qui enseigne le français aux nouveaux arrivants. Elle relie tout le film après avoir effectué une série de voyages différents qui ont tous trait au thème du glanage. C’est une chose incroyable ! Si vous restez ouvert — et parfois c’est une chose très difficile à faire parce que vous pouvez être blessé, il peut y avoir des tas d’épreuves ! — mais si vous restez ouvert, et c’est l’option la plus courageuse, de belles choses peuvent émerger. C’est un équilibre très difficile à trouver : il faut se protéger, protéger son espace créatif, sa voix, tout en restant ouvert aux belles opportunités. Faire comme Agnès Varda qui a rencontré cet homme au marché.
NDD : As-tu un rituel ou une façon précise de procéder ou chaque film requiert une nouvelle façon de travailler ? Au fil des œuvres, vois-tu émerger une méthode ? Écris-tu davantage lors du montage ? Es-tu plus du genre à accumuler sans direction précise, et ensuite à construire à partir du matériel ?
SB : Pour moi, c’est un peu comme Agnès Varda — et j’apprécie la comparaison. Il s’agit d’accumuler. Je collecte des expériences, des idées, des conversations, des interactions. Et typiquement, dans mes premiers films, ces étapes étaient filmées. Pour Never Eat Alone, il s’agissait de ramasser toutes ces expériences différentes avec ma grand-mère et le grand-père de Calvin. Les glaner, les organiser et se demander : OK, quelle est l’histoire ici ? Et puis, travailler avec Deragh, qui a une force créatrice incroyable et qui est une alliée extrêmement talentueuse, afin de rendre ce monde crédible et de le lier narrativement. Pour tous les autres docufictions que j’ai réalisés, c’est un peu comme ça que je les ai faits. J’ai accumulé des séquences documentaires, puis j’ai reconstitué des moments avec Deragh. Pour le nouveau film sur lequel on travaille, Opus 28, qui est un long métrage narratif scénarisé, nous avons utilisé le même processus, mais les expériences ont été intégrées au scénario. Deragh et moi sommes allées au Royaume-Uni et avons passé du temps à la British Library. Nous avons interviewé beaucoup de gens, passé du temps à la Edward Johnson Music Library à Toronto. Je suis allée en Russie où j’ai étudié le violon avec un professeur au St. Petersburg Conservatory… J’ai pris des notes de toutes ces expériences différentes, puis je les ai mises dans un scénario avec Deragh. Il s’agit donc du même type de processus : accumulation, observation, organisation, mais cette fois — et nous verrons si ça fonctionne ! —, tout sera scénarisé.
NDD : Je voulais que l’on parle du contexte de production. J’ai lu dans des entrevues que tu as eu très peu de moyens pour faire tes premiers films, même si ce n’est pas visible à l’écran. L’industrie du cinéma et son contexte de production peuvent être parfois si écrasants, si étouffants. Comment es-tu parvenue à conserver la légèreté de ton processus créatif ?
SB : Hum… Tu sais, le bon côté à faire des erreurs tout au long du processus de réalisation d’un film, c’est que ça te rapproche de ton humanité. Plus jeune, j’avais vraiment du mal à vivre dans le monde. J’avais du mal à parler en public, je repassais toujours les interactions sociales dans ma tête, les choses n’étaient pas faciles. Et la réalisation d’un film, le montage, c’est un moyen de reprendre le contrôle de la façon dont on se présente aux autres. C’est un moyen de contrôler sa voix, son message et sa personne. Et j’y ai trouvé beaucoup de joie et de soulagement parce que je pensais que finalement, c’était la façon dont je voulais me présenter et apparaître dans le monde.
Mais je pense que ce qui est difficile, c’est de faire des erreurs pendant le processus de réalisation. Par exemple, de ne pas enclencher le presseur sur ta caméra Bolex, ou de surexposer une image, ou d’avoir des images plus instables que l’on désirait parce qu’on a travaillé avec un trépied de moins bonne qualité, etc. Alors tout à coup, tu dois travailler avec ces séquences qui sont plus tremblantes. Plutôt que de considérer ces erreurs comme un désastre, j’essaie de les recevoir comme des dons, et de me demander comment le monde essaie de m’aider à faire ce film. Quel genre de message est-ce que je reçois du monde, de mon environnement, de mes collaborateurs, des circonstances ? Je pense que c’est à ce moment-là que le film devient plus original et plus intéressant. C’est quelque chose que j’ai appris de Philip Hoffman, qui était un de mes professeurs à l’Université de York. Je pense que je travaillais déjà avec des erreurs, mais c’est lui qui m’a dit de me calmer, que ce n’était pas grave, qu’on pouvait travailler avec ces choses-là, que ça rendait le film meilleur, parce que ça aide à laisser une empreinte humaine sur ce que l’on fait.
C’est ce qui rend les films attachants, c’est quand ils ne sont pas ces objets parfaitement ficelés, mais que des éléments humains s’y glissent. Ce n’est pas toujours facile ! J’ai reçu du matériel l’autre jour et le presseur n’était pas bien enclenché à un moment… Bon, comment je vais travailler avec ça ? C’est toujours des allers et retours, mais je pense que c’est important parfois de savoir capituler ! Je crois que c’est une partie importante de la réalisation d’un film ; apprendre à laisser aller les choses qui sont hors de notre contrôle.
:: Point and Line to Plane (2020, 17 minutes) [Lisa Pictures]
:: La maison du bonheur (2017) [Lisa Pictures]
NDD : Et la Bolex représente bien ce que tu dis. Je ne sais pas si c’est une antithèse, mais la pellicule n’a évidemment pas les mêmes propriétés que le numérique. Il y a toutes ces imperfections de la vie, la matérialité du 16 mm. C’est une machine qui tourne mécaniquement et dont le mouvement laisse sa propre empreinte. Comment en es-tu arrivée à filmer avec une Bolex ?
SB : J’ai débuté avec A Drownful Brilliance Of Wing (2016). C’est une belle histoire parce que j’ai appris à le faire à Main Film, à Montréal, avec une personne merveilleuse nommée Marianne Ploska. D’ailleurs, elle vient de gagner un prix aux Écrans canadiens pour Prière pour une mitaine perdue (Jean-François Lesage, 2020). Elle a vraiment été sensationnelle pour m’introduire à cette vieille technologie. Elle l’a rendue accessible, amusante, invitante, alors que mes expériences à l’école avaient été plutôt intimidantes et dans des contextes d’apprentissage sexistes et misogynes. C’était génial de l’apprendre par une femme aussi talentueuse.
C’est un film très spécial parce que nous l’avons tourné sur une pellicule périmée que j’avais achetée sur eBay. La pellicule était périmée de trente ans et Gillian et moi avions 30 ans… Le film avait donc le même âge que nous. Nous avions donc besoin de trois stops supplémentaires d’exposition pour nos images. Nous étions donc toujours en train de traquer la lumière, d’essayer de trouver le plus d’exposition possible. C’était une belle expérience. Le tournage a duré sept jours. C’était un défi surtout en ce qui concerne l’exposition. Je pense que la combinaison du travail avec Gillian, sa poésie, et ce que Marianne m’avait appris, a rendu ce film très intéressant. Je suis vraiment tombée amoureuse du processus méthodique lié à la Bolex ; la façon dont il faut la charger, le son qu’elle fait, l’attention que l’on doit porter à l’exposition. J’apprécie vraiment ce processus laborieux car il nous rappelle que la capture d’images est un processus sacré qui doit être traité avec respect.
Ce qui est particulier avec cette histoire, c’est que je travaille maintenant avec Marianne comme directrice photo sur un nouveau projet avec l’Office national du film du Canada. Je réfléchissais avec qui je voulais collaborer quand j’ai vu Prière pour une mitaine perdue. Je me suis rappelée cette formation extraordinaire qu’elle m’avait donnée, alors je lui ai demandé si elle voulait bien travailler avec moi !
NDD : On détecte une influence française assez forte dans tes films. Il y a ce truc de l’alter ego qui rappelle évidemment Antoine Doinel et François Truffaut. Il y a aussi une certaine filiation avec Robert Bresson, pour cette façon méticuleuse de filmer, l’attention aux gestes. On sent également Chantal Akerman, George Perec et son intérêt pour l’infraordinaire. Comment cette connexion particulière avec le cinéma français s’est-elle produite ?
SB : Ce n’est pas l’histoire la plus unique ou la plus originale, mais je pense que comme beaucoup de gens, lorsqu’il s’agit de faire des films, c’est à travers leur cinéphilie qu’ils y sont arrivés. Pour moi, je suis arrivée à la cinéphilie à travers le fait de faire des films. J’étais davantage attirée par l’idée de faire des films que par le fait d’en regarder. Il n’y a pas de film clé, à l’adolescence, qui m’a convaincue que c’est ce que je voulais faire ! C’est en en faisant que j’ai appris à mieux apprécier cette forme d’art. Et je me souviens de cet été où j’ai vraiment commencé à me sentir cinéphile, et c’était quand j’ai regardé Pierrot le fou (1965) de Godard. C’est un film vraiment important pour moi à cause de sa liberté et son caractère improvisé. Et puis j’ai aussi regardé Les 400 coups (1959) de Truffaut. Cette histoire pour moi était vraiment incroyable. J’avais 20 ans quand je l’ai regardé et c’était la première fois que je voyais un film qui jouait avec l’idée du docu-fiction. J’ai trouvé ça extrêmement émouvant.
Cela m’a fait une grande impression de voir à l’écran ces démarches très libres parce que mon expérience de l’école de cinéma n’était pas du tout incarnée par la liberté. Ils voulaient que nous fassions des films très commerciaux, très planifiés, très étouffants ! Donc, je pense que de voir ce genre de travail m’a ouvert l’esprit sur ce qui est possible. Après, quand j’ai réellement découvert le travail de Varda, d’Akerman, de Duras, j’ai pu voir ces façons étonnantes de raconter une histoire. J’aime comment Varda raconte comment elle a fait La pointe courte (1955), sans être une cinéphile, mais plutôt comme photographe, attirée par les Beaux-Arts. Ou quand Akerman s’est installée à New York pour tourner La chambre (1972), un film très simple, mais exquis et élégant qui capture sa vie quotidienne et ses conditions de vie. Voir ce genre de film a vraiment élevé mon esprit, ouvert mes possibilités et m’a donné de la force. Alors oui, mes influences, mes tendances et ce qui m’inspire le plus sont principalement français.
:: La chambre (Chantal Akerman, 1972) [Paradise Films]
NDD : J’ai l’impression que les femmes dans le cinéma, comme elles ont dû batailler et que leurs chemins n’étaient pas tracés, elles ont dû développer leur propre langage. Elles venaient et parlaient d’ailleurs. Parfois, quand les femmes veulent atteindre des endroits dominés par les hommes, elles se voient obliger de faire comme les hommes. En cinéma — probablement dans toutes les formes d’art —, j’ai le sentiment qu’elles ont créé de nouveaux langages qui ont fait exploser le cinéma de l’intérieur. Varda et Akerman sont des exemples de pure inventivité. Elles sont arrivées comme dans un cheval de Troie. C’est génial de voir qu’elles ont maintenant la reconnaissance qu’elles méritent, comme on vient de le voir avec le palmarès de Sight and Sound qui a sacré premier film Jeanne Dielman. Mais bon, c’est un tout autre sujet, et je ne t’amènerai pas là. [Rires]
SB : Et d’ailleurs, Akerman n’est pas française, même si son influence est très présente en France ! Akerman est évidemment belge, et elle a des origines polonaises.
NDD : J’ai été très émue quand, dans Ms Slavic 7, Audrey réfléchit aux lettres, assise au bar. Elle parle de l’intense désir de connexion qui existe derrière l’acte d’écrire des lettres et d’entretenir une correspondance. C’est quelque chose que l’on retrouve dans ton travail, via ta relation au langage, aux mots. Il s’agit toujours d’un moyen de communiquer avec les autres. Tu en as parlé un peu plus tôt, de cet intense désir de connexion, qui passe alors par le cinéma.
J’ai l’impression que tu utilises beaucoup de détours pour créer cet acte de communication et c’est ce qui rend, pour moi, ton travail si touchant et si beau. Il y a une sorte de pudeur dans tout ton travail ; tu fais des détours, tu réfléchis, tu crées des liens entre les choses. Les choses ne sont jamais frontales, mais il finit tout de même par y avoir un grand portrait qui en émerge, un peu comme si tu faisais un travail de broderie.
:: MS Slavic 7 (2019) [Lisa Pictures]
SB : Broderie est le mot juste. Une de mes bonnes amies, Lina Rodriguez, parle beaucoup de cela, de ce tissage d’une tapisserie. Et je pense que c’est ce que font les meilleurs cinéastes. Ils créent des connexions entre les expériences, les conversations et les gestes… et les lient tous ensemble. Parfois, non. Parfois il y a de la dissonance. Je pense que j’ai vraiment compris la signification des liens quand j’ai fait Point and Line to Plane (2020), un film que j’ai réalisé après la mort d’un bon ami. J’ai traversé une période de pensée magique, quand le cerveau ne cesse de recevoir des messages après la mort de quelqu’un de proche. Comme la communication avec cette personne est rompue, on se met à chercher cette communication dans nos actions quotidiennes, tout ce que votre cerveau voit devient lié à cette personne.
La réalisation d’un film peut aussi fonctionner comme de la pensée magique. Lorsque vous avez un sujet ou un thème, comme un violoniste ou un concerto perdu, ce que vous faites alors, c’est d’être attentif et de rechercher les signes dans votre quotidien.
Si vous êtes vraiment connecté à votre thème central, ou au message exact de votre film — et quand je fais un film, j’essaie toujours d’avoir un objet sacré ; quelle est vraiment la chose qui sous-tend le tout, de laquelle nous pourrions tirer du sens ? — alors tout peut aller dans cette direction. Par exemple, dans A Drownful Brilliance of Wings (2016), l’objet sacré était la collection de timbres. Cet objet magnifique de correspondance. Parce que l’histoire derrière le poème est que le père de Gillian a été abandonné par son père quand il était jeune. Gillian pensait donc que son grand-père était mort jusqu’au jour où elle a découvert qu’il était toujours en vie, et qu’il avait en fait quitté sa famille pour une Malaisienne dont il était tombé amoureux. Mais il était resté en contact, ou avait tenté de le rester, avec son fils en lui écrivant des lettres. Le père n’a pas les lettres, mais il a les timbres.
C’est ce dont nous parlons dans MS Slavic 7. Il s’agit d’un geste pour exister. Nous ne savons pas ce que disent les correspondances, mais nous avons tous ces timbres. Et je pense que c’est une histoire vraiment riche. Donc quand vous avez un objet sacré qui est au centre du film, vous pouvez faire beaucoup d’associations avec lui. C’est ce qui est excitant avec le cinéma, c’est que chacun peut en ressortir avec une signification, un sentiment ou une atmosphère. Les films permettent au public de se créer ça. J’espère que c’est ce que les gens trouveront dans mon travail, et j’espère qu’il y a suffisamment d’espace pour que les gens y fassent leurs propres découvertes, leurs propres associations.
:: A Drownful Brilliance of Wings (2016, 8 minutes) [Lisa Pictures]
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