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Mathilde Rouxel autour de l'œuvre de Jocelyne Saab : La caméra comme une amie

Par Thomas Filteau


:: Beyrouth ma ville (Jocelyne Saab, 1982)


Retour sur Jocelyne Saab : Une ville suspendue, rétrospective partielle de l’œuvre cinématographique de la réalisatrice franco-libanaise qui se déroulait du 18 au 25 mai à la Cinémathèque québécoise. À l’initiative de la revue Hors Champ y était présentée en première mondiale la restauration, par l’Association des amis de Jocelyne Saab, des films documentaires de Saab réalisés entre 1973 et 1982, de même que de son dernier film de fiction, What’s Going On (2009).

Si la production cinématographique de Saab débute sous le signe du reportage de guerre, par la réalisation de courts métrages s’attardant à la résistance palestinienne aux forces israéliennes, l’amorce de la guerre et l’approche de Beyrouth, ville natale de Saab, semble altérer son regard. Le triptyque exploratoire formé de Beyrouth jamais plus (1976), Lettre de Beyrouth (1978) et Beyrouth ma ville (1982) témoigne alors d’un renoncement à l’esthétique du reportage au profit d’une approche essayistique qui oscille entre le désir de dévoilement d’une violence à l’œuvre et l’impossibilité d’en faire image. Le titre du programme le signale : Beyrouth, chez Saab, se suspend, vacillant entre le souvenir et la ruine, entre la ville de l’enfance et celle dont on présage déjà la reconstruction. Dans cet état de suspension, pourtant, des instants s’agitent où le quotidien perce l’écran de la guerre : un vieil homme s’affaire à son jardin à Beyrouth-Ouest, alors que le secteur est assiégé, bombardé par l’armée israélienne ; des soldats semblent s’ennuyer, pirouettent sur des chaises pivotantes délaissées au milieu des routes. Ces images se retrouvent elles aussi en suspens, dans un mouvement hésitant entre contemplation et témoignage.

Pour mettre en lumière les efforts derrière le resurgissement d’une œuvre majeure, nous avons rencontré Mathilde Rouxel, responsable du projet de restauration des films de Saab et collaboratrice de la cinéaste durant les six dernières années de sa vie.

 

*

 

Thomas Filteau : Pourrais-tu nous parler de ta rencontre avec le cinéma de Jocelyne Saab, d’autant plus à une époque où il était ardu de trouver ses films ?

Mathilde Rouxel : J’étais étudiante au master, à Lyon, et je travaillais sur les cinémas féministes, militants des années 70. Je m’intéressais aux premières femmes qui ont commencé à faire des interventions vidéo, et je travaillais sur la notion de films de femmes : comment la presse critique masculine parlait de « films de femmes » pour dire « mauvais films », et comment les femmes se sont emparées de ce terme « films de femmes » pour dire « oui, on fait des films ». Alors j’épluchais les articles de l’époque. J’avais décidé de partir au Liban l’année d’après et il me fallait un sujet pour justifier mon départ. Et donc j’étais tombée sur un entretien avec Jocelyne dans un numéro d’Écran de 1976, avec Guy Hennebelle. C’était une double entrevue avec Jörg Stöcklin, son coréalisateur pour Le Liban dans la tourmente (1975). Elle y parlait du film qui venait de sortir en salles, et elle disait en substance « On dit beaucoup de choses de la guerre du Liban, on dit que c’est une guerre de confessions, etc. Mais moi ce que je vois, étant chrétienne, pro-palestinienne au Liban, c’est que c’est plutôt une guerre de lutte des classes : la précarité, contre les puissants bourgeois qui ont peur de voir tous ces Palestiniens précaires déferler sur le Liban, qui ont peur de perdre leur privilège. Ce n’est pas une guerre de minorités religieuses contre une autre. » Et j’avais trouvé ça vraiment intéressant comme approche, et je m’étais dit ah voilà, super sujet de recherche [rires]. Mais les films n’étaient pas accessibles du tout. Et j’ai eu de la chance parce que je suis arrivée à Beyrouth, et Jocelyne venait de donner un cours de pratique cinématographique à l’université dans laquelle j’étudiais. Je suis arrivée, je disais : « Je veux travailler sur les films de Jocelyne », et tout le monde la connaissait. Alors j’ai eu son contact tout de suite, et je l’ai rencontrée très vite.

TF : Tu avais choisi ce sujet sans avoir vu de film de Saab ?

MR : Oui ! [rires] Je me disais on verra sur place, parce qu’ils n’étaient pas du tout accessibles. Mais quand j’ai rencontré Jocelyne elle ne voulait pas me donner ses films du tout. Elle avait du mal à revenir sur son passé. Mais j’ai commencé à travailler avec elle. Elle montait un festival de films [Le festival international du film de résistance culturelle], et j’étais devenue son assistante sur le festival. On était que deux à faire un peu tout. Enfin, une petite équipe de trois ou quatre, mais au quotidien sur les dernières semaines de préparation, on était souvent que toutes les deux. Et donc j’ai commencé à travailler avec elle, elle me faisait confiance, puis elle a fini par me donner ses films. Comme elle aimait bien la façon dont j’écrivais, j’ai commencé aussi à l’assister pour écrire ses films avec elle, en binôme. Alors en parallèle du travail d’analyse et de recherche d’archives que je faisais sur ses films, je découvrais la façon dont elle travaillait. Et ça a duré six ans. Je l’ai rencontrée en 2013, j’avais 21 ans.



:: Beyrouth, jamais plus (Jocelyne Saab, 1976)

TF : Dans votre projet de restauration des films de Jocelyne Saab se compose toute une constellation du lien, de la rencontre, de l’amitié. Il y a d’abord l’Association des amis de Jocelyne Saab, dont tu es la cofondatrice. Puis dans un texte qui se retrouve dans le programme de la cinémathèque (et qui paraîtra dans le prochain numéro de Hors Champ), tu écris que le projet de restauration s’est conçu « sous le principe de ne travailler qu’avec des gens pour qui le cinéma de Saab s’est imposé comme une nécessité ». Comment ces notions d’amitié, et de lien affectif, se sont déployées dans le processus qu’on pourrait croire a priori très technique de la restauration ?

MR : Jocelyne venait d’un milieu très bourgeois, mais ses engagements personnels politiques, très à gauche dans un milieu qui était plutôt très à droite, voire très très à droite, a fait que toute sa vie elle a évolué sans avoir un seul kopeck pour travailler vraiment. Du coup, la façon dont elle a réussi à travailler dans toute sa vie, c’est que son énergie sensibilisait les gens, que tu avais envie de l’aider, de faire des choses avec elle. Ce n’était pas un investissement économique, tu ne te disais pas : « J’ai trouvé un boulot ». Tu disais : « J’ai rencontré une personne incroyable », et alors tu travaillais avec elle. Elle a travaillé avec beaucoup de monde, beaucoup de jeunes qui, comme moi, ont été inspirés par son énergie, son envie de faire, et aussi sa capacité à donner des responsabilités et à faire confiance. Elle, je pense, avait très confiance en elle et se disait : « Je peux faire ça, ça, et ça, et puis je ne peux pas faire ça, ça et ça, alors j’ai besoin des gens qui peuvent le faire. S’ils ont vingt ans, c’est pas grave, s’ils peuvent le faire, je les respecte pour ce qu’ils savent faire. » Et du coup cette espèce de lien très fort de responsabilité fait que tous les gens qui ont travaillé avec Jocelyne l’ont fait par amitié. On ne travaillait pas avec Jocelyne par ambition, on travaillait avec Jocelyne parce qu’on avait envie de participer à cette vision magnifique qu’elle avait du monde. Et c’est vrai que quand elle est décédée, on n’a eu aucun moyen pour faire ce qu’on a fait. Il y a un philanthrope suisse du nom de Simon Phillips qui nous a donné 10 000 euros, le soutien des Amis de Jocelyne Saab au cœur de l’association, qui nous a permis de faire des choses, et basta.

TF : Ce qui est minuscule pour l’envergure du projet.

MR : Ce qui n’est rien du tout en fait ! Même pour fonctionner on avait besoin de plus que ça. Et un très proche ami de Jocelyne, Jonathan Randal, nous a un peu financés au fur et à mesure de nos activités, par amitié pour Jocelyne et, par capillarité, par amitié pour moi et le travail que je fais autour de Jocelyne. C’est donc vraiment comme ça que ça s’est rendu possible. Lorsque j’ai commencé à travailler, les premières personnes vers qui je me suis tournée, c’était d’autres jeunes avec qui elle avait travaillé, en disant : « Tu te souviens de Jocelyne, il faut qu’on fasse un truc. » Et ça s’est fait naturellement. Maintenant, parmi les gens qui restaurent, il y a des gens qui ont travaillé avec Jocelyne sur ses films, de son vivant. Tous les gens qui ont été formés à la restauration, ce sont des gens qui travaillaient en post-production, déjà. Et parmi eux, il y a des gens qui ont travaillé sur les films de Jocelyne des années 2000. Le DCP de What’s Going On, par exemple, il a été fait par Mounir Al Mahmoud, qui est aussi le restaurateur de Beyrouth ma ville. Et c’était important pour moi, parce que je sais que la manière dont on a travaillé, elle n’était pas super conventionnelle, elle n’était pas non plus hyper-organisée, hyper-pro. Enfin, on a tous tâtonné, on a appris en faisant. Et si on n’avait pas eu cette confiance et cette bienveillance que permet l’amitié, on n’aurait rien fait. C’était enthousiaste, mais c’est aussi une des raisons pour lesquelles on n’a pas du tout réussi à travailler avec les institutions. Tu vois, on a quand même sollicité le CNC, on a sollicité la Cinémathèque française, et je crois qu’ils n’ont pas réussi à nous suivre dans le projet qu’on proposait.

TF : C’était une question de financement ?

MR : Oui, et aussi de rythme… Et la raison pour laquelle on a eu le soutien de la FIAF [Fédération internationale des archives du film], c’est à nouveau par la capillarité de l’amitié, parce que Céline Ruivo, qui est aujourd’hui à la tête de la commission technique de la FIAF, a rencontré Jocelyne, et elle a été touchée par elle et son travail. Lorsque je lui ai parlé du projet, Céline m’a dit : « Ok, je vais trouver des gens qui vont partir, qui vont vous former. » Et je pense que c’est la meilleure façon de travailler, pour des projets comme ça. Je n’y avais jamais pensé, mais pendant la rétrospective, un spectateur est venu me voir, et m’a dit : « En fait votre restauration c’est une restauration guérilla » Et je trouve ça génial. Oui, si on veut c’est une restauration guérilla, mais elle a été permise parce que la guérilla est portée par des idées, et ces idées ce sont des visions du monde. Ce que je suis contente d’avoir réussi à faire avec ce projet c’est que je crois qu’on a réussi tous ensemble à construire une autre vision de la façon dont une archive peut être restituée, héritée des idées que Jocelyne a pu nous transmettre du monde, du cinéma, de ce que ça veut dire le patrimoine au Liban.



:: Beyrouth jamais plus (Jocelyne Saab, 1976)

TF : Cette question de l’amitié apparaît aussi dans la perspective fortement collaborative du cinéma de Saab. Je pense notamment à la rencontre entre les images tournées par Saab et les textes qui servent de narration, écrits a posteriori par Etel Adnan pour Beyrouth, jamais plus et Lettre de Beyrouth, puis par Roger Assaf dans Beyrouth  ma ville.

MR : Même son premier long métrage, Le Liban dans la tourmente, elle le fait en collaboration avec Jörg Stöcklin, qui est son compagnon à l’époque. Et de générique en générique on voit ses amis : la personne qui a fait la musique dans Beyrouth ma ville, Rafic Boustani, c’est aussi le journaliste qui l’accompagne en 1981 pour Iran, l’utopie en marche, c’était aussi un compagnon de Jocelyne à un moment de sa vie. Et en fait, elle est accompagnée de ses amis, et elle crée, je pense, pour participer à l’émulation politique et idéologique de l’époque. On voit bien dans Lettre de Beyrouth elle discute avec ses amis, qui l’ont aidée pour le tournage, c’est des gens qui étaient là pour l’aider à écrire son premier long métrage de fiction aussi. Et je pense que la douleur d’avoir perdu Karim, dont elle parle beaucoup dans Beyrouth  ma ville, c’est quelque chose qui justifie le fait qu’elle fasse des images. C’est-à-dire qu’eux, ils ont souffert et il faut dire qu’eux ils souffrent, et eux, ce sont ses amis. Je pense que c’est vraiment comme ça qu’elle se définissait comme Libanaise. Je la vois bien penser tous ses films à partir d’une personne qui l’a touchée. Et ce que je trouve très émouvant dans cette rétrospective-là, très réjouissant, c’est qu’en voyant les films à la suite, on voit des personnages qui reviennent, qui ne sont pas des gens dont elle m’a reparlé après. Ce vieil homme par exemple, qui est sans dents, dans Beyrouth, jamais plus, qui dit : « Allez dans toutes les villes du monde, on n’a pas une chose qui est arrivée comme c’est arrivé à Beyrouth. » Et dans le film suivant il est dans le bus et il chante. Il se prend une amende, mais il s’en fout, il chante… Et en fait c’est le même petit vieux, je n’avais jamais remarqué ! Et il y a plein de personnages qui reviennent dans ce petit Beyrouth qui, en fait, est le Beyrouth de Jocelyne. Elle voyait dans les gens, aussi, des incarnations de ce qu’elle voulait exprimer. Évidemment tout ça passe par cette nécessité d’être bienveillant, et surtout pas de transformer les gens pour servir un discours, mais au contraire demander aux gens de porter ce discours. C’est pour ça qu’elle doit se référer à des poètes pour pouvoir écrire ses textes. La télé de l’époque nécessitait une voix off de toute façon, et devant l’horreur, Jocelyne voulait d’autres mots que ceux de l’information pour accompagner ses images, que ce soit ceux d’Etel Adnan qui était vraiment une poétesse très engagée et très reconnue à son époque, ou ceux de Roger Assaf qui était dramaturge. Il fallait des gens qui savaient mettre les mots sur ces choses-là. Parce qu’elle elle avait capté la vie, mais elle n’était pas capable d’en parler.



:: Lettre de Beyrouth (Jocelyne Saab, 1978)

TF : Je trouve intéressant que tu dises, justement, que Saab parle beaucoup de Karim dans son film, cet ami qui nous est présenté dans Lettre de Beyrouth et dont l’image, dans Beyrouth ma ville, réapparaît, recontextualisée par la narration qui dévoile que Karim est mort durant l’intervalle de trois ans qui sépare les deux films. Pourtant, le texte est écrit par Assaf, qui en fait aussi la lecture. Mais malgré tout, il y a un glissement dans la rencontre texte-image, qui fait en sorte qu’il est difficile de ne pas identifier Saab dans la narration. J’ai trouvé particulièrement touchante cette séquence qui porte sur Karim dans Beyrouth ma ville. C’est un bon exemple, je crois, de ce que font les images de Saab, qui se balancent toujours entre deux pôles, celui d’une image qui tente de fixer avant la disparition, et qui tout à la fois fait le deuil de ce qui est disparu, par l’image des ruines, ou celle-ci, de Karim. Perçois-tu une relation au deuil dans ces films de Saab ?

MR : C’est intéressant comme question parce qu’effectivement son cinéma est empreint d’une grande nostalgie. C’est aussi la nostalgie qui fait qu’elle se sent l’obligation de descendre filmer entre 6 h et 10 h tous les matins en 1976. Filmer ce qui était là la veille, et qui n’est plus là. Et en même temps, elle est toujours dans cette espèce d’énergie vers la vie. Elle ne reste pas fixée sur les morts, elle ne reste pas fixée sur la disparition. Même dans Beyrouth  ma ville, où on arrive à un point de non-retour, où Roger Assaf a un texte très fort, elle était vraiment devant une espèce de refus du deuil, dans un déni, un cri du cœur qui dirait : « Ce n’est pas possible ce qui se passe, les Palestiniens qui partent, Beyrouth qui s’effondre, nous qui avons tout perdu. » Elle-même a perdu sa maison juste avant le début du siège.

Et en même temps le dernier geste qu’elle peut faire, c’est monter sur le bateau d’Arafat, et demander à Arafat : « À quoi tu penses ? » Et lui qui répond « À la Palestine, à quoi tu veux que je pense d’autre ? ». Et en fait voilà ce n’est pas seulement dans un déni ni dans un deuil éteint, mais dans l’idée d’un c’est cassé, on va recommencer un nouveau truc, ce n’est pas grave. Et je pense qu’elle a toujours fonctionné comme ça dans sa vie. C’est ce que j’ai pu attester en la voyant travailler. Elle ne se laissait jamais abattre, et c’est ce qui fait le caractère très précieux de son cinéma, qui est là vraiment pour témoigner et pas pour pleurnicher ni pour combattre. Elle ne prend pas la caméra comme une arme, elle prend la caméra comme une amie, encore une fois, pour nous dire : « La caméra c’est mes yeux et j’ai envie de vous montrer ce que je vois. » Ce n’est pas « la caméra c’est mon discours et on va vous montrer comment faire la résistance ». Elle se distinguait beaucoup du cinéma militant puisqu’elle pensait que le cinéma militant ne s’adressait qu’à des gens déjà convaincus. Alors que son objectif, c’était de pouvoir les vendre à la télé pour parler au plus grand nombre possible, à des gens qui ne savent même pas où c’est, le Liban. C’était vraiment important pour elle de dire « Il faut que vous compreniez ce qui se passe. Si on passe par le cinéma militant vous ne comprendrez pas ce qui se passe. Moi je vais vous dire ce qui se passe, parce qu’on va passer par cette sensibilité, et ça disparaît et c’est détruit, mais ce n’est pas grave » et le film de ce soir le montre très bien. Elle n’aura jamais vraiment accepté cette reconstruction de Beyrouth, mais en même temps 30 ans après, elle descend dans la rue, et elle va la filmer quand même. Elle filme ce parking, où se tenait sa maison brûlée. Et elle le filme un peu pour exorciser ça et se dit : « Il y a une nouvelle vie à Beyrouth il faut juste trouver ce qu’elle est. »

TF : Cette recherche, c’est aussi un déplacement vers la fiction.

MR : Oui, mais déjà dès Lettre de Beyrouth, elle se met devant la caméra, c’est une narration plus libre, on est moins dans le documentaire explicatif classique. À cette époque-là, elle avait déjà des envies de fiction. Et elle avait écrit un premier projet de fiction. On le sait parce qu’on a accès à ses archives papier qu’on est en train de numériser. C’était l’histoire de la relation entre les membres d’une famille bourgeoise un peu bloqués dans leurs idéologies et qui commencent à s’engueuler parce qu’idéologiquement, ils ne connectent plus. C’est un peu son histoire à elle aussi…

Et après 1981, après Lettre de Beyrouth, après qu’elle ait fait le film avec Volker Schlöndorff, qui est venu à Beyrouth faire un grand film de fiction, Le faussaire (1981), elle s’est rendu compte que la fiction était possible à Beyrouth. Elle a commencé à écrire un autre film qu’elle voulait tourner dans sa maison. Et elle dit d’ailleurs, dans Beyrouth ma ville : « Là nous préparions un film », et elle doit le réadapter complètement et ça deviendra Adolescente sucre d’amour, ou Une vie suspendue (1985). C’est à un moment très spécifique où, en fait, on ne pouvait plus que faire de la fiction parce qu’on avait déjà tout montré. Et ça n’avait servi à rien, la guerre continue. Après que les Palestiniens sont partis, la guerre a continué… Il y a des partis de gauche qui se sont radicalisés, il y a le fait que l’Iran ait imposé sa révolution, il y a eu une islamisation de la guerre, des choses vraiment que Jocelyne n’avait plus envie de saisir. Et elle n’a plus jamais fait de documentaire sur la guerre avant la fin. Par contre, la fiction pouvait continuer de parler de cette suspension dans laquelle te place la guerre, sur laquelle tu n’as pas de prise, que tu subis. Et en même temps tu essaies de vivre, tu es traversé par des sentiments, de la beauté. Mais en même temps, quelle beauté, au milieu d’une guerre qui t’arrache complètement les gens que tu aimes ? 



::Sud-Liban, histoire d’un village assiégé (Jocelyne Saab, 1976)

TF : Dans Sud-Liban, histoire d’un village assiégé (1976), déjà, il y avait déjà cette phrase qu’elle prononçait en parlant du village de Kfarchouba décimé par l’armée israélienne : « C’est une vie d’amertume, une vie de mort ». Et cette rencontre entre la violence et le quotidien, entre la vie et la mort, je trouve qu’elle est très frappante chez Saab, qu’elle est même caractéristique de son attention filmique, par des bonds de tonalité qui sont pleins de souplesse, entre l’importance de montrer la violence et une attention aux menus gestes du quotidien. Dans Beyrouth, jamais plus on entend aussi : « Les gestes de la vie normale sont lents à mourir. » Et c’est une attention qui traverse tous ses films, même ceux qui sont plus classiquement considérés comme des reportages. C’est l’attention sur les moments d’attente, comme les soldats qui tournent sur les chaises abandonnées dans la rue, dans Lettre de Beyrouth. Malgré l’énonciation répétée d’une Beyrouth déjà perdue au moment de Beyrouth jamais plus, on dirait que Saab se surprend à montrer comment l’espace reste habité, comment des gestes y résident toujours. Sur un autre sujet, je crois aussi comprendre aussi que plusieurs films de Saab de l’époque avaient subi une censure importante, notamment lors de leur passage à la télévision française. Pourrais-tu nous parler un peu plus en détail de ces gestes de censure, et de l’implication que ça a pu avoir sur votre travail de restauration ?

MR : Le travail de Jocelyne en tant qu’indépendante commence spécifiquement par un acte de censure, parce que quand elle fait Les femmes palestiniennes en 1974, elle le fait avec l’idée de se faire diffuser par France 3. Elle est encore reporter de guerre à ce moment-là, mais le film est considéré comme beaucoup trop militant. Il est mis dans un tiroir et il n’en est jamais sorti. Donc celui-là il n’avait jamais été diffusé. Il n’avait même jamais été tiré en positif. On avait la copie de travail, brute, dans un placard. Et à ce moment-là, elle voulait arrêter carrément de travailler au Moyen-Orient. Elle voulait partir au Vietnam. Il y avait une bande d’amis journalistes qui partait au Vietnam pour tourner la libération en 1975. Et à ce moment-là il y a un bus palestinien à Beyrouth qui traverse un quartier chrétien et qui se fait fusiller par des milices phalangistes, ce qui est considéré comme le début de la guerre du Liban. C’était le 13 avril 1975. Et là Jocelyne se dit « Bon, il faut que j’aille voir ce qui se passe. » Et du coup elle retourne au Liban et elle commence à filmer. Elle ne s’adresse plus à la télé, Le Liban dans la tourmente sort au cinéma, avec en première partie Les nouveaux croisés d’orient (1975). À ce moment-là elle a un peu de presse, un peu de succès. Et à partir de là, elle commence vraiment à travailler comme indépendante. Elle décide de traquer les logiques du montage, elle fait Les enfants de la guerre (1976), où elle utilise beaucoup de ralentis. Et jusque-là elle est un peu sur un petit nuage, parce que Les enfants de la guerre a un succès incroyable, évidemment. Le film est diffusé à une heure de grande écoute à la télévision, et circule beaucoup à l’étranger, notamment au festival d’Oberhausen où il est salué et primé.

Après, elle fait Sud-Liban, qu’elle diffuse à la télévision française, dans le cadre de l’émission Magazine 52 de Jean-François Chauvel avec lequel elle travaillait en tant que reporter. Et pour parler du film, Chauvel invite le chef des opérations de l’armée israélienne, Moshe Dayan, qui nie complètement le fait. Jocelyne, qui est dans la salle, prend un micro pour dire : « Non mais attendez, vous êtes un menteur. Vous me traitez de menteuse mais c’est vous le menteur. » Moment choc ! Et à cause du film elle est condamnée à mort par les phalangistes, qui impriment un portrait d’elle sur des journaux qu’ils distribuent partout en ville. Paniquée, elle essaie de tout ramasser, mais évidemment c’est un peu vain. Et à partir de là, ses documentaires n’ont plus jamais été vraiment diffusés complets, en tout cas dans le montage original de Jocelyne que nous avons retrouvé. Beyrouth jamais plus avait toute une grande séquence de presque 5 minutes qui traite de tous les réfugiés du sud du Liban qui arrivent à Beyrouth et qui se retrouvent dans des conditions précaires et terribles. Ce sont des réfugiés qui ont été poussés par l’occupation israélienne qui avançait sur le territoire. Et tout ça a été coupé. Personne ne parlait du Sud-Liban à la télévision française. À cette époque-là c’était une des seules à descendre, la seule à filmer. C’était quand même ahurissant…

Et Beyrouth ma ville a été complètement coupé et charcuté, complètement remonté, à nouveau parce qu’on parlait de la violence des Israéliens et comme Roger Assaf le dit dans son texte : « Il y a des choses qu’on ne peut pas montrer ». Oui, apparemment, il y a des choses qu’on ne montrera jamais, parce qu’à nouveau, cette séquence dans laquelle Assaf s’exprime de la sorte a été coupée, c’était passé sous silence. De la même façon Le Bateau de l’exil (1982), qui était quand même un scoop sur Arafat quittant le Liban avec les combattants de l’OLP, a été complètement remonté. Et tous les discours sur la Palestine n’existaient plus dans la version qui est passée sur TF1.



 :: Journal phalangiste représentant Jocelyne Saab

TF : Alors qu’est-ce qui restait ? Les images de la piscine sur le bateau ?

MR : Oui, c’est un peu ça, la nostalgie, les bateaux, Arafat en train de jouer aux dés, Arafat avec Papandreou, comme une photo de famille tranquille. Mais plus grand-chose de politique en fait. Et pour Le Bateau de l’exil, dont Jocelyne n’avait pas de copie, la plupart des chercheurs qui travaillaient sur les films de Jocelyne n’avaient pas du tout accès à ce film. Moi je travaillais à partir de la copie qui se trouvait à L’INA. Et grande découverte ! Inouï de se dire d’accord, Jocelyne avait un autre discours de celui qui se retrouvait à TF1. 



:: Jocelyne Saab et Yasser Arafat, 1978

TF : Même la copie de l’INA était incomplète ?

MR : Exact, puisqu’ils conservent les archives des images passées sur le flux des chaînes de la télévision, et dans mon mémoire qui a été publié [Jocelyne Saab, la mémoire indomptée, 2016], toutes les copies à partir desquelles je travaillais étaient des copies charcutées par l’ORTE. Et, plus marquant encore, Jocelyne n’avait pas de copies de tout ça. Mais heureusement, le fait que certains films aient circulé en festival en pellicule, sur un positif tiré à partir du matériel original de Jocelyne avec lequel on a nous-mêmes travaillé pour ces restaurations a fait, par exemple, que la copie de Beyrouth ma ville avec la séquence sur les Palestiniens existait. Donc on avait fait une numérisation déjà de cette copie avant de travailler à la restauration du film. En revanche, pour Beyrouth jamais plus, c’était une grande découverte de voir cette version avec des séquences complètement oubliées, et le montage final de Jocelyne. Travailler avec des copies originales nous permet aussi de voir vraiment les façons de travailler de Jocelyne, et d’étudier en parallèle ce qui a été diffusé à la télévision et ce que Jocelyne a fait permet aussi d’écrire une histoire des médias français. Et donc c’est passionnant, et en même temps c’est assez affolant de se dire que le travail de conservation opéré par l’INA est essentiel mais en même temps qu’il n’est pas suffisant si on veut vraiment parler du travail d’un cinéaste qui diffusait son travail documentaire à la télévision, parce que la télévision s’est permis de remonter, de censurer, de charcuter un certain nombre de reportages dans l’histoire du cinéma qui permettraient d’être repensés, revus, et qui permettraient du même coup de sortir du discours national.

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Article publié le 26 octobre 2022.
 

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