LE POTAGER DE VIC+FLO
Durant les mois de juillet et d'août, l'auteur Jimmy Beaulieu a publié sur son blogue les planches d'une bande dessinée inspirée du plus récent film de Denis Côté Vic+Flo ont vu un ours. Un livre, intitulé Le potager de Vic+Flo, sera publié par la maison d'édition montréalaise La Mauvaise Tête le lundi 9 septembre. Quelques jours avant la sortie du film en salles, nous avons discuté de ce projet inusité avec lui.
Panorama-cinéma : L'idée de réaliser une bande dessinée à partir d'un film tel que
Vic+Flo ont vu un ours est somme toute plutôt originale. Quelle est la genèse du projet?
Jimmy Beaulieu : Ce sont les gens de la compagnie de distribution, FunFilm, qui m'ont approché afin de réaliser un truc qui ferait la promotion de
Vic+Flo ont vu un ours… En même temps, en m'approchant, ils savaient bien qu'avec un film de Denis Côté et un auteur comme moi, ils n'allaient pas avoir les meilleurs promoteurs publicitaires du monde – mais qu'il allait peut-être y avoir, en plus d'une activité saugrenue pour promouvoir le film, un bouquin intéressant au bout du compte. Au début, ils m'ont demandé trente pages. Je crois qu'ils pensaient plus à quelque chose dans le style d'un comic book. Quelque chose d'un peu plus pop, quand même, pas tant au niveau du fond que de la forme… Sur le coup, j'étais un peu perplexe… Ensuite je me suis dit que c'était quand même Denis Côté, qui est quelqu'un avec qui j'ai beaucoup de connivences esthétiques, et qu'il y avait une belle étude de style à faire…
Panorama-cinéma : Même si tu es resté assez fidèle au film de Côté, on sent que tu te l'es vraiment approprié. Comment dirais-tu que les deux oeuvres interagissent entre elles?
Jimmy Beaulieu : J'ai fait une
fan fiction… (Rires) Oui, c'est un peu ça. J'ai fait une sorte de b-side ou une arrière-boutique du film… C'est comme un écho. Ce qu'on a décidé de faire, c'est de prendre les scènes coupées du film. À un certain point, il a été question de faire un prequel qui se serait déroulé pendant que les filles étaient en prison, mais Côté n'était pas trop favorable à cette idée là – ce qui est compréhensible. Tu ne veux pas nécessairement placer des trucs avant ou après alors que, justement, dans le film, le point de départ et le point d'arrivée sont bien choisis. Je suis donc parti de ces scènes coupées et j'ai ajouté à peu près autant de scènes de mon cru, pour en faire un bouquin avec un propos qui se tient. Mais les scènes les plus « consistantes » sont celles qui sont tirées du scénario original et qui n'ont pas été tournées… Sans trop vouloir dégrader mon travail, c'est carrément les bonus de DVD que j'ai organisé sous la forme d'un livre.
Panorama-cinéma : Ce qui m'a surpris, de prime abord, quand j'ai entendu parler du projet, c'est cette opposition fondamentale que je perçois entre Côté et toi. Lui, il est toujours extrêmement cruel avec ses personnages… alors que toi, tu approches généralement les tiens avec beaucoup d'empathie…
Jimmy Beaulieu : Je vois cette histoire-là comme une tragédie… et écrire ce livre m'a fait faire de la tragédie, ce qui n'est pas un ton que j'ai l'habitude d'emprunter. On y parle quand même, essentiellement, d'espoirs brisés… J'ai donc joué le jeu du drame. Dans le fond, je ne pense pas que Côté est particulièrement cruel. Mais il ne triche pas. Il ne cherche pas à rendre ses personnages sympathiques, en utilisant les raccourcis des jokes, de l'identification ou de l'altruisme qui nous permettent normalement de nous attacher à un personnage en l'espace d'une heure et demie, parce qu'il veut éviter de tricher. C'est très froid, très sobre. Mais moi, étant une grosse matante avec un coeur d'artichaut, j'ai beaucoup de misère à faire ça. Avec un dessin comme le mien, c'est très difficile d'escamoter la tendresse que je peux développer pour mes personnages. Je ne vois pas comment mon dessin tiendrait sans ça. D'ailleurs, si tu regardes les originaux de ce livre-là et que tu observes, autour des bouches, des yeux et des sourcils des personnages, tu vas remarquer qu'il y a beaucoup de liquid paper. C'est parce que j'enlevais toujours les sourires, les grimaces. J'ai remarqué que mes personnages surjouent plus que ce que je croyais, beaucoup plus, en tout cas, que les acteurs de Denis Côté.
Panorama-cinéma : Avec
À la faveur de la nuit et
Laisse pourrir au sol les entrailles de ton ennemi, tu t'étais amusé à t'approprier les codes de deux genres cinématographiques précis – le récit policier et le giallo. Dirais-tu qu'il existe un lien entre ces deux livres et
Le potager de Vic+Flo? Dirais-tu que ce sont des livres qui se complètent ou se répondent d'une quelconque manière?
Jimmy Beaulieu : Complètement. J'ajouterais même à cette liste
Comédie sentimentale pornographique parce que ce livre-là met en scène la découverte d'un lieu et de son passé. On peut faire un lien entre l'hôtel dans
Comédie sentimentale et la cabane à sucre dans
Vic+Flo… Toute cette scène, au début, où elle se promène et va dans la cave, c'est un peu la même chose que dans
Comédie sentimentale quand le personnage principal explore le grenier. La suite d'
À la faveur de la nuit que je voulais réaliser aurait raconté l'histoire des deux filles dans une prison. Elles se seraient racontées des histoires pendant qu'elles étaient incarcérées. Donc quelques-unes des idées que j'avais pour cette suite se sont ramassées dans
Le potager de Vic+Flo, mais d'une manière un peu plus sage. De mon bord, j'aurais fait un truc à la Jesus Franco ou à la Roger Corman… De
Laisse pourrir au sol, j'ai repris le côté un peu polar, un peu horreur… Le danger imminent, suggéré… Mais, surtout, graphiquement, c'est là que j'ai développé la technique de lavis que j'ai gardé dans
Vic+Flo. Cette technique-là évoque les vieux romans de gare, les pulps des années 40 et 50 qui contenaient quelques illustrations au lavis…
Panorama-cinéma : Le cinéma a eu une profonde influence sur ton travail. Mais il me semble que ton imaginaire est plus aligné avec ceux de Jean Rollin ou de Jesus Franco que celui d'un cinéaste comme Denis Côté. Le moteur de ton dessin, c'est le fantasme… et les derniers livres que tu as réalisés sont plutôt oniriques… Ce ne sont pas des qualificatifs que j'associerais d'emblée au travail de Côté. Comment t'es-tu adapté à son style?
Jimmy Beaulieu : En entrevue, Côté a dit que
Vic+Flo ont vu un ours était un conte. En ce sens, je n'étais donc pas complètement dépaysé… D'un autre côté, j'ai longtemps fait de l'hyperréalisme quand je faisais de l'autobiographie, alors j'ai l'habitude de cette narration mate. Je possède cette même sensibilité contemplative, ce goût de forcer le lecteur à vraiment regarder les choses – un peu comme Côté a pu le faire avec le spectateur dans
Bestiaire. J'aime essayer de ralentir la lecture, encourager l'observation.
Panorama-cinéma : La première chose qui m'a frappé, à la lecture du livre, c'est l'attention que tu portes aux décors et aux objets. Dirais-tu que le fait que le livre soit inspiré d'images qui existaient déjà, de lieux qui ont été filmés, t'as poussé à aller dans cette direction?
Jimmy Beaulieu : Oui. La première chose qui m'a frappé quand je me suis mis à écouter des films de Côté en sachant que j'allais travailler, d'une certaine manière, à partir de son oeuvre, c'est l'attention qu'il porte au placement des corps dans le décor, la violence de ses compositions. C'est une violence qui fait tout pour avoir l'air banale, mais c'est carrément de la violence géométrique, et c'est avec ça que je voulais jouer.
Panorama-cinéma : C'est intéressant de voir que tu ajoutes à ce film-là par le biais, essentiellement, des omissions que tu commets.
Jimmy Beaulieu : Le film aussi fonctionne beaucoup par omission, par ellipse, et moi aussi c'est quelque chose sur quoi je travaille. Je ne voulais pas combler les belles omissions du film, mais il fallait qu'il y ait quand même un peu de viande. Et il fallait en même temps que j'en fasse moi aussi, des omissions. À un certain point, dans le livre, on découvre que la fille est en béquilles sans savoir pourquoi. Pour moi, c'est une ellipse poétique comme il y en a dans le film. Sauf que, dans ce cas précis, le film vient répondre aux questions que peut se poser le lecteur.
Panorama-cinéma : Par rapport à ce que tu fais habituellement, tu fais preuve d'une véritable retenue, notamment en ce qui a trait à la sexualité.
Jimmy Beaulieu : Encore là, quand tu t'appropries une oeuvre, tu t'appropries aussi ses codes de représentation et les limites qu'elle établie. Je ne me suis pas donné le droit de jouer avec ça. Il y a une scène de sexe dans le film, mais les filles sont complètement couvertes par un drap et on ne voit strictement rien. Dans mes livres, au contraire, j'ai l'habitude d'en « donner » énormément. Là, je ne suscite même pas le désir. Il y a beaucoup de tendresse par rapport aux corps de ces femmes là, mais ce ne sont pas des corps comme je les dessine automatiquement. C'était un beau défi. Je voulais rendre le corps d'une femme de 61 ans aussi désirable que celui d'une pitoune de 18 ou 20 ans comme j'en griffonne quand je parle au téléphone. Donc, la sexualité est là – mais elle est plus latente, plus retenue.
Panorama-cinéma : Il existe de nombreuses similitudes formelles entre le cinéma et la bande dessinée et peut-être, plus spécifiquement encore, entre le cinéma de Denis Côté et la bande dessinée – dans la mesure où, comme tu l'as fait remarquer, il travaille énormément avec le cadre et qu'au niveau du temps, il laisse une grande liberté au spectateur…
Jimmy Beaulieu : Effectivement. Ce sont des tableaux fixes, c'est une grammaire à partir de laquelle il est facile de travailler.
Panorama-cinéma : Dirais-tu que certaines formes de cinéma se prêtent mieux à l'exercice de l'adaptation en bande dessinée?
Jimmy Beaulieu : Peut-être. Mais en même temps, tu me poses la question et je me dis que j'ai envie de faire un livre à partir de quelque chose qui semble impossible à adapter. Tu pourrais travailler à partir d'un Béla Tarr, faire un machin assez contemplatif. Il suffirait de faire un dessin assez fouillé pour que l'oeil s'arrête assez longtemps dessus… Parce qu'on contrôle le temps aussi, en bande dessinée. Quand je veux ralentir la lecture, je mets plus de détails, plus de profondeur. Je crée des images un peu plus contemplatives. Si je met autant de détails, au début du
Potager, c'est que je veux que les gens lisent plus lentement. Je veux installer un certain rythme de lecture… Mais c'est une question intéressante à se poser, « Qu'est-ce qui n'est pas adaptable? » – pour ensuite chercher la manière de l'adapter. J'évolue dans un milieu où les gens se posent des questions, par rapport au potentiel de la bande dessinée. Qu'est-ce que ce médium-là peut faire qui n'a pas encore été fait? On a des spécialistes, comme Vincent Giard, qui jouent vraiment là-dessus.
Panorama-cinéma : La notion de temps est extrêmement importante, dans la bande dessinée comme au cinéma.
Jimmy Beaulieu : L'idée reçue, c'est qu'on lit une bande dessinée au rythme que l'on veut. Il y a des gens, comme moi, que cette idée là enrage. Chris Ware disait que c'est une partition que l'on écrit. Tu ne peux pas t'arrêter sur une note et l'étirer à ta guise. Il faut continuer. J'adhère complètement à cette vision-là. Mais, pour des raisons essentiellement matérielles, donc économiques, tu ne peux pas vendre l'idée de longueur en mettant la même case pendant 18 pages. Un plan fixe de vingt minutes, ce n'est pas la même case répétée pendant 30 pages. Selon moi, ça passe plutôt par un dessin plus fouillé sur lequel on a envie de s'arrêter. Donc, l'auteur gère le temps – même si, au final, c'est vrai que c'est le lecteur qui décide s'il passe une seconde, ou cinq secondes, sur une image. L'important, c'est qu'il suive un rythme régulier pour amener l'hypnose de lecture à son plein potentiel. Le cinéma est un peu plus tyrannique, il laisse moins de cette responsabilité entre les mains du spectateur.
Panorama-cinéma : C'est intéressant parce que
Le potager de Vic+Flo est un petit livre de 80 pages qui trouve quand même le moyen d'être lent. Mais il se lit vite, même si il est contemplatif.
Jimmy Beaulieu : C'est un peu un paradoxe. Idéalement, peut-être qu'il aurait dû faire 300 pages. (Rires) Mais je pense quand même que ça fonctionne, qu'on développe de l'empathie pour les personnages et qu'on a tout juste le temps de comprendre qu'ils arrivent presque à « être biens ». Quand le personnage de Marc-André Grondin dit « vous avez l'air bien », c'est un peu l'exposition télégraphiée de ce sentiment là. Après ça, on ne sait pas ce qui arrive mais… je pense que j'ai trouvé le temps d'installer le lieu et l'affect. C'était ça, mon intention principale : que la diégèse soit incarnée.
Panorama-cinéma : Tu « incarnes » notamment la diégèse en explorant la dimension nostalgique de ce lieu là ainsi que de toute l'esthétique qui s'y rattache. Parfois, c'est par le biais de détails… comme par exemple le vieux jeu de poche que tu dessines avec une telle attention…
Jimmy Beaulieu : Des auteurs comme Côté ou Stéphane Lafleur vont chercher ces trucs là, un peu oubliés, de notre patrimoine et vont filmer avec beaucoup de lyrisme des choses qui sont plutôt perçues comme étant vulgaires. Rafaël Ouellet aussi fait ça, un peu. C'est un peu un tic de cette génération de cinéastes et c'était important pour moi de l'utiliser aussi, puisque je voulais rendre hommage à cette mouvance. Le passé commun, le patrimoine vulgaire que l'on filme avec emphase.
Panorama-cinéma : Y a-t-il des choses, dans le film, à propos desquelles tu t'es immédiatement dit qu'elles ne pourraient pas marcher sur papier?
Jimmy Beaulieu : Non. Sauf la musique. J'avais trouvé un moyen de la ramener dans le livre, mais je l'ai complètement oubliée quand est venu le temps de le faire. En fouillant dans la cave, Vic trouvait un tambour pour enfants et donnait quelques coups dessus, ce qui créait un rappel des quelques traces de musique dans le film. Par rapport au cinéma, c'est un des trucs qui, à mon avis, manque dans la bande dessinée : l'utilisation de la musique. Parfois, je me dis qu'on pourrait, par exemple, la remplacer par de la couleur… mais en même temps, pouvoir mettre de la musique ce serait hot. (Rires) J'en mets comme je peux dans mes livres : les gens écoutent des 45 tours ensemble, ils fredonnent… des trucs comme du Depeche Mode ou du New Order, que les gens ont des chances de reconnaître…
Panorama-cinéma: Au final, que dirais-tu que
Le potager de Vic+Flo a à dire sur
Vic+Flo ont vu un ours?
Jimmy Beaulieu : Si je le savais, peut-être que je n'aurais pas eu besoin de faire le livre – ou en tout cas, ça aurait été un livre un peu plus poche. Mais il y a tout un discours, dans le film, sur la liberté, le désir de refaire sa vie, de faire quelque chose de sa deuxième chance que j'ai vraiment trouvé beau. Il y aussi la manière dont Côté filme, par exemple, Pierrette Robitaille, que je trouve magnifique. Ce sont des partis pris auxquels je voulais faire écho, sur lesquels je ne voulais pas nécessairement attirer l'attention, mais auxquels je voulais répondre.