Largement considéré comme le plus important cinéaste d’animation indépendant au Japon, Kôji Yamamura perce à l’international en 2003 avec son court métrage Le Mont Chef, qui devient le premier film japonais récompensé du Grand prix au Festival d’Annecy. Ses films, généreux, parfois inépuisables dans leur énergie et dans la densité poétique qu’ils proposent, sont portés par un style crayonné typique à Yamamura et sont entièrement réalisés par sa main accompagnée d’une minuscule équipe de 2 ou 3 assistants (on vous invite à visionner plusieurs d’entre eux sur la page du cinéaste).
Le cinéma d’animation de Yamamura est ainsi complètement différent de la production japonaise habituelle, loin de l’économie technique de l’anime autant que de son lissage esthétique. Préférant les images texturées et vibrantes, les plongées dans des univers inquiétants et construits de résonnances culturelles et sociales, Yamamura raconte depuis plus de vingt ans les vicissitudes de l’existence japonaise. Son nouveau film Pléthore de Nords, un premier long métrage très attendu, est une sorte de film-somme, à la fois au niveau technique et au vu de l’addition des thèmes qu’il relie à l’épopée lugubre de deux témoins chargés d’une plume qui leur servira à consigner la souffrance observée durant leur voyage.
Nous l’avons rencontré par visioconférence quelques jours avant la première nord-américaine de son film aux Sommets du cinéma d’animation, une projection coprésentée par la Japan Foundation et Panorama-cinéma.
Mathieu Li-Goyette : Comment avez-vous appris à vous détacher de l’animation japonaise classique, construite sur une économie des images parfois assez normative, pour en dégager votre propre style ? Croyez-vous qu’il y a aujourd’hui des traces de l’anime dans votre travail ?
Kôji Yamamura : Si on remonte à mes débuts, j’avais quinze ans, j’étais adolescent et au secondaire et j’ai ressenti un choc en découvrant une autre forme d’animation. Ce moment a été déterminant pour mon avenir, car c’est précisément là que j’ai découvert une animation qui n’avait rien à voir avec le style connu au Japon à l’époque et ça a déclenché mon intérêt à suivre ce chemin que j’emprunte encore aujourd’hui. C’était Le paysagiste de Jacques Drouin (1976), puis Neighbours de Norman McLaren (1952). J’ai commencé alors, dès le secondaire, à réaliser quelques films en 8 mm, inspirés par ce genre d’animation. Un peu plus tard, il y a eu la rétrospective des films de Ishu Patel en 1985 au 1er Festival international du film d’animation d’Hiroshima, qui a aussi eu un énorme impact sur moi.
:: Le paysagiste (Jacques Drouin, 1976)
:: Pléthore de Nords (Kôji Yamamura, 2021)
MLG : On sent effectivement une forme de tradition picturale qui est très différente de l’anime et qui rappelle beaucoup plus, je dirais, l’art traditionnel japonais et ses prolongements, par le biais du manga par exemple.
KY : Je n’ai pas l’impression que les grandes modes de l’anime japonais m’ont beaucoup influencé dans la recherche de mon style. Déjà parce que depuis mon adolescence je me suis plutôt intéressé à un style complètement différent de ceux déjà populaires au Japon. En parallèle, je découvrais aussi des œuvres de ce genre venant de la Russie et de l’Europe de l’Ouest — il y avait des influences venant de partout. Donc personnellement, je crois qu’il n’y a pas vraiment de lien entre mes œuvres et le style, ou encore les techniques, qui caractérisent l’anime japonais. Cela dit, inconsciemment, vous avez raison de dire que je ne peux pas y échapper, parce que j’adore le manga et comme le manga entretient de si nombreux et si forts liens avec l’anime, je crois que dans un certain sens, oui je suis imbibé de ce style japonais même si ce n’est pas volontaire ou même si je n’en ai pas conscience.
MLG : Parlant de manga, ça me fait penser justement à un de vos films que je voyais il y a quelques jours, Notes de monstrologie (2016), où il est difficile de ne pas penser au travail de Shigeru Mizuki.
KY : Oui, vous avez tout à fait raison parce que, en tant que grand amateur de mangas, des noms comme Osamu Tezuka, Shigeru Mizuki ou encore Sanpei Shirato m’accompagnent énormément, car je les ai lus passionnément. Eux restent une source d’inspiration pour mes films.
:: Notes de monstrologie (Kôji Yamamura, 2016)
MLG : Pour en venir à Pléthore de nords, comment est née cette volonté d’en faire un long métrage ? D’une part, c’est votre premier long, alors est-ce que vous pensiez depuis longtemps à la possibilité d’étirer votre approche dans une telle structure ? Et d’autre part, est-ce que l’idée même d’avoir une structure si longue vous intimidait ?
KY : L’idée est née en 2012. À l’époque (et encore aujourd’hui), je fais des illustrations pour la couverture de la revue littéraire mensuelle Bungaku-Kai (publiée par Bungeishunju). Donc j’y signe une image, suivie d’un petit commentaire en appui au dessin. Ce concept — une image accompagnée d’un texte — ça s’est vraiment développé jusqu’à devenir Pléthore de nords. Pour moi, l’idée du film réside dans cette relation entre le texte et l’image qui l’accompagne, qui produit une combinaison parvenant à créer un univers différent.
MLG : Nous ne sommes pas loin du manga ici.
KY : Oui ! D’autant que le film est né de cette idée de rencontre entre l’image et le texte et, par leur mélange, le travail d’illustration des phrases qui a suivi. Cela étant, le sujet du film consiste en une exploration des sentiments humains, de l’agonie, de la souffrance, des soucis au sens le plus large. C’est un peu glauque, mais évidemment personne n’y échappe : dès qu’on vit on finit par devoir se battre pour surmonter ce genre d’abattement, de lassitude ou de dépression. Or ces émotions, ces malheurs, proviennent souvent de l’extérieur de soi et je voulais décrire ces maux qui font souffrir les gens dans leur vie. Puis j’aimais bien explorer, en décrivant ce côté émotionnel des gens, les manières dont les individus se battent ou arrivent à vivre aux côtés de ces émotions négatives de la vie. Cette cohabitation s’avère pour moi un élément très important dans ma réflexion pour aboutir à Pléthore de Nords.
La souffrance et l’agonie sont des malheurs et des sujets qui habitent nos récits depuis la naissance de la civilisation humaine. Mais avant aujourd’hui, c’était plutôt les religions, comme le bouddhisme ou le christianisme qui avaient traité, enveloppé ces sujets afin de brandir une forme de solution aux gens. Mais comme aujourd’hui, dans notre société, l’influence de la religion est beaucoup moins visible et évidente à vivre, je voulais créer une sorte de fable mythologique via l’animation, pour donner aux gens comme moi une sorte de réponse à ces émotions sombres, une interprétation qui se substituerait à cette absence de sens.
:: Pléthore de Nords (Kôji Yamamura, 2021)
MLG : J’imagine que les différentes souffrances dont vous parlez se rapportent au fond à ces différents nords évoqués d’emblée par le titre. Au tout début du film, il y a un des écriteaux qui dit que « Le nord est partout, solitaire ». Il y a donc plusieurs nords et j’en conclus, à vous entendre, qu’il y a donc plusieurs sortes de souffrances différentes qui peuvent venir diriger votre création.
KY : Oui, tout à fait. En fait, le mot « nord » est très symbolique dans ce film parce que normalement, au niveau géographique, le nord n’existe que sous la forme d’une seule et unique direction, comme le sud, l’est ou l’ouest. Par contre, ici, il s’agit d’un symbole de l’agonie, de la souffrance des gens. Chacun a son enfer, sa souffrance. C’est pourquoi je ne voulais pas standardiser la souffrance. S’il y a plusieurs nords ici, c’est donc parce que c’est un symbole de la diversité des souffrances, de l’agonie des malades, des souffrances de chacun dans un aveu de non-exhaustivité puisqu’elles ne peuvent pas se réunir sous une souffrance individuelle. Aussi, le nord, en japonais, représente souvent le côté un peu négatif, un peu isolé des choses. Par exemple, le mot japonais « sabishii » est un mot pour traduire l’impression de solitude ou des aspects les plus durs de la vie et on l’associe souvent à la vie au nord, en contraste, par exemple, à la vie au sud, à Okinawa par exemple. Dans le nord du Japon, il neige, la température peut devenir très basse… Dans un certain sens, c’est aussi lié à une certaine image plus froide, plus dure ou isolée de l’existence.
MLG : Face à cette idée que tout le monde peut avoir ses propres points de repère dans cette souffrance, comment entrevoyez-vous le rôle, voire l’opération même du geste créatif ? Et par là, je pense beaucoup à cette image qui revient souvent dans votre film et qui est très belle, avec les deux petits personnages qui vont et qui viennent en poussant une plume, qu’on imagine être celle d’un écrivain.
KY : Ces deux personnages représentent les témoins de la souffrance de tous ceux et celles qu’ils croisent dans leur voyage. C’est pour ça qu’ils trainent une plume, car c’est le symbole de leur fonction, qui est de noter et d’écrire la souffrance rencontrée. Au fond, ce sont des personnages qui relient chaque souffrance grâce à leurs voyages, grâce à leurs descriptions, qui permettent de faire une association des souffrances d’apparences diverses, mais dont ces observateurs finissent par décrire ou témoigner de similitudes ou de réciprocités insoupçonnées. Grâce à ces guides, les spectateurs peuvent aussi entrevoir cette souffrance d’une manière plus intégrale, même si en surface elles demeurent différentes.
:: Pléthore de Nords (Kôji Yamamura, 2021)
MLG : Cette idée d’intégralité de la souffrance est très intéressante si on la rapporte, par exemple, à la fin du film, où il y a cette émergence très frontale du thème de la radioactivité qui s’impose. À ce moment, vous avez le texte qui rapporte une parole de vieil homme : « Combien n’aura pas été conté ! », suivi d’une mise en garde ténébreuse : « Qui s’en mêle finit au phare ». Plus qu’un regret face à l’impossibilité de tout dire de la souffrance humaine, qu’on attendrait d’une figure de témoin, il me semble que ce que vous évoquez ici est politisé. Il s’agit à la fois de l’invisibilité de la radioactivité — qui l’a rend très difficile à raconter — et de la censure au Japon face aux retombées radioactives après la catastrophe de Fukushima-Daiichi, qui a rendu ses conséquences parfois impossibles à raconter.
KY : Absolument. Le film s’est beaucoup inspiré de cette période immédiate après la triple catastrophe de mars 2011. On m’a offert de commencer à faire les illustrations du Bungaku-Kai une année après, en 2012… Donc au fond, si je peux me permettre de le résumer ainsi, les sentiments de ce film remontent aussi à cette époque et c’est vrai que la situation de Fukushima était si catastrophique… En même temps, c’est loin d’être fini. La préfecture de Fukushima, par exemple, n’a pas du tout retrouvé sa qualité de vie ni les infrastructures dévastées par le tremblement de terre ou le tsunami. Et puis en plus des gens de la région, vous avez tous ceux qui habitent ailleurs dans l’archipel qui peuvent vivre dans l’inquiétude liée aux effets de la radioactivité sur la santé, et ce par des éléments émis dans la nature il y a déjà plus de dix ans maintenant… La peur reste. Ainsi, la souffrance à plusieurs visages dont nous parlions, elle est ici liée à cette incertitude que ressentent les gens. Ce n’est pas seulement une incertitude sur le plan politique ou social, c’est une incertitude existentielle qu’on ne peut pas contrôler et qu’aucun effort social ou humain ne pourrait calmer.
MLG : Et pourtant, votre film n’est pas sans lumière ni sans petites touches humour.
KY : Oui, la structure est un peu double, à la fois légère et lourde. Je ne voulais pas simplement représenter une tragédie telle quelle et j’aimais bien essayer d’y inscrire un point de vue plus léger, avec un peu d’humour. La souffrance, puisque personne n’y échappe dans la vie, il faut trouver des moyens de ne pas être toujours être triste face à elle, c’est une question d’existence.
interprétation du japonais au français : Hiroshi Goto
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |