Partie 1 |
Partie 2 |
Partie 3
LE REGARD RACONTEUR
Avril 2010. Je rencontre Sylvain L'Espérance à l'occasion de la sortie d'
Intérieurs du delta, son dernier film. C'est l'occasion d'un entretien de plus de deux heures, une manière de revenir sur l'ensemble de sa carrière, sur les projets à venir, mais aussi, et surtout, sur le Mali (
partie 1), un cinéma de la parole (
partie 2) et de l'interroger sur ce regard qui lui est propre (
partie 3).
Panorama-cinéma : Comment « entrez-vous » dans un nouveau film? Avez-vous une vue d’ensemble dès le départ ou suivez-vous votre instinct une fois sur place? En un mot, avez-vous un
modus operandi?
Sylvain L’Espérance : Il y a des intuitions de départ qui demeurent ouvertes. J'attends d’être sur place et vois alors comment les choses apparaissent. Je travaille de manière empirique et je n’ai donc pas une image précise du film que je veux faire. Ce à quoi va ressembler le film, je ne le possède pas au départ. J’ai l’impression que si je le possédais, je perdrais le goût de faire le film. J'essaie de préserver la découverte du film au fur et à mesure qu’il se fait. Pour chacun de mes films tournés au Mali, j'ai fait deux tournages d'environ un mois. J'organise ces périodes de manière à les remplir le plus possible et je souhaite qu'un film naisse à l’intérieur de ce temps. Je sais donc potentiellement que le film existe, mais ce n'est qu'en montage que je découvre comment il va se construire. Au départ, on cherche beaucoup. On passe beaucoup de temps à regarder le matériel dans l'espoir d'y trouver une porte d’entrée qui nous permettra de commencer le montage. C’est un processus très ouvert où rien n'est écrit. Ainsi, on cherche et on se trompe. Il y a des moments où on a l’impression que le film n’existe pas, jusqu’à ce que l’on trouve une petite porte et que l’on se dise : « Ah oui, c'est ça le fil conducteur! »
Pour
Intérieurs du delta, je retournais dans un lieu que je connaissais. Je savais que je voulais faire quelque chose avec la famille de pêcheurs, mais je n’avais pas l’idée, avant le tournage, d’organiser la rencontre entre Sékou Saabé et Sékou Niantao. Ça s'est fait vraiment sur place. J’ai fait un premier tournage où j'avais choisi de présenter
Un fleuve humain en espérant que quelque chose allait naître. Mais je ne savais pas encore que j’allais faire le film avec Sékou Saabé, Sékou Niantao et la famille de ce pêcheur. J'étais ouvert à ce qui pouvait arriver. Mais de ce premier tournage, je n'ai conservé que trois plans, qui sont ceux où Sékou regarde la photo de son oncle Souleymane, qui l’a élevé. Je suis revenu de ce tournage avec un profond sentiment d'échec en me disant que tout était peut-être terminé. Mais en regardant le matériel, j'ai réalisé que quelque chose de fort passait dans la présence de Sékou. C'est alors que j'ai choisi d'orienter le film vers lui et sa famille. Quand je suis revenu au Mali, je suis allé à sa rencontre à Kouakourou, son village. Sa femme n’était pas avec lui, elle était au campement de pêche avec les enfants plus âgés. Mais ça, je ne le savais pas avant de m'y rendre. Je pensais que j’allais retrouver toute la famille. C’est toujours comme ça. Tu ne contrôles pas, tu prends les gens au moment où ils sont là, puis tu essaies de construire quelque chose avec eux. Si toute la famille avait été là, ensemble, réunie, les choses se seraient passées autrement.
Intérieurs du delta est le film de ce moment particulier.
J’avais fait
Un fleuve humain avec des gens que je ne connaissais pas beaucoup et j'ai eu l’impression de mieux les connaître une fois le film terminé. C’est souvent ça, en documentaire : on termine un film et, comme on connaît mieux les gens, on serait prêt à continuer avec eux.
Donc, il y avait l’idée de faire
Smoking, puis
No Smoking. C’est le même sujet, mais on le regarde juste d’un autre point de vue. Et on éclaire les choses d’une manière totalement différente. J'avais tourné en 2005 et j’y suis retourné en 2008. Entre temps, un peu partout en Afrique de l’Ouest, il y a eu ce que l'on a appelé « les révoltes de la faim ». Au Mali, il n’y a pas eu de révolte de la faim, mais je savais que la situation s'était détériorée. Alors, j’ai voulu orienter le film autour de cette question en demandant aux gens de parler des répercussions de l’économie dans leur vie quotidienne.
LES PRINTEMPS INCERTAINS de Sylvain L'Espérance |
Panorama-cinéma : Vous ne prenez pourtant jamais le spectateur par la main. Il y a des voix off, au début, au milieu et à la fin d’
Intérieurs du delta, mais ce n’est qu’un commentaire poétique sur le réel. Vos images travaillent le réel, mais jusqu’où pouvons-nous interpréter ce réel? On dit que le cinéma est le réel passé à travers le filtre du regard d’un auteur.
Sylvain L’Espérance : Avec l'arrivée de la télévision, le cinéma a pu définitivement se libérer de la notion d'objectivité. Le cinéma de poésie est pour moi une façon de saisir le réel. On cadre, on impose un rythme. La poésie permet au réel de se révéler. Je n’essaie pas de m’approcher de la vérité puisqu’il ne peut y en avoir d'absolue. Dans
Intérieurs du delta, je filme le même lieu, les mêmes gens, que dans
Un fleuve humain, mais ce n’est pas le même film. Le regard que je porte sur ce que je filme n’est plus tout à fait le même. Lorsque je prends la parole, j'essaie de limiter l'information au strict minimum. La narration, pour l'essentiel, est composée de deux poèmes, deux formes qui évoquent l'origine du lieu et le rêve d'un homme. Alors que toutes nos certitudes s'écroulent, il s'agit d'ouvrir le film à l'idée de ce qui est encore possible.
Panorama-cinéma : Le travail du son est particulièrement intéressant dans ces deux films. Les bruits de pas, les bruits de l’eau. Et le plan-séquence à la fin d’
Intérieurs du delta qui vous fait faire le tour du village, une sorte de dernière tournée avant de lui faire ses adieux.
Sylvain L’Espérance : La première fois que je suis entré au village, Sékou m’en a fait faire le tour et m’a présenté à tous les gens qu’il connaissait. La veille de notre départ, je lui ai demandé si on pouvait refaire ce trajet. Je n’avais pas de preneur de son avec moi. Sékou portait un petit micro sans fil et savait très bien qu’il « portait » le son. Nous étions ensemble puisque je filmais et qu'il captait l’environnement sonore tout en arpentant son village.
Panorama-cinéma : C’est votre réalisateur et vous êtes le caméraman.
Sylvain L’Espérance : Il y a beaucoup de moments où je me retrouve simplement dans la position d’un caméraman, alors que la mise en scène appartient aux gens que je filme. Finalement, ils sont aussi coréalisateurs du film puisqu’ils décident de la mise en place et de la parole qu'ils prendront dans le film. C'est la même chose avec les interprètes qui, peu à peu, prennent conscience du cinéma et de la mise en scène. Ils travaillent maintenant avec moi dans cet esprit.
LES PRINTEMPS INCERTAINS de Sylvain L'Espérance |
Panorama-cinéma : Où vous placez-vous par rapport à l’éthique de vos plans? Les gens que vous filmez sont montrés de façon exemplaire et vous les tenez en grand respect, mais vous empêchez-vous parfois d’inclure des plans dans le film?
Sylvain L’Espérance : Je suis incapable de filmer quand la caméra rend les gens mal à l’aise. Au Mali, c’est rare que les gens refusent d'être filmés et ce n’est jamais un refus direct. Il m’est arrivé d’organiser une rencontre entre Sékou, ses fils et ses deux femmes. Tout le monde était mal à l’aise parce que je demandais aux femmes de prendre la parole face à leur mari. Les femmes m’ont enfin dit : « chez nous, quand l’homme est là, c’est lui qui doit prendre la parole ». J’étais malheureux d’avoir provoqué cette situation. On demande aux gens de les filmer, mais on ne doit pas leur imposer ce qu’ils ne veulent pas faire. Ils vont accepter s'ils sont à l’aise. Ils sont nos guides plus qu’autre chose.
Panorama-cinéma : Avec la démocratisation des moyens de filmer, il y a un essor impressionnant du nombre de documentaires, de fiction à bas prix puisque c’est la forme cinématographique la plus abordable. En même temps, il y a une perte de la valeur de l’image par le fait de tourner, de montrer et de convier des gens autour de ces images. Vous érigez-vous contre ce laisser-aller, cette démocratisation, cette pluridistribution?
Sylvain L’Espérance : Ce n’est pas parce que l’on donne un crayon à quelqu'un qu'il deviendra un écrivain. Ce n’est pas parce que l’on donne accès à une caméra que l’on formera un cinéaste. Cela se voit dès les premiers plans d’un film si un cinéaste est derrière la caméra. Mais l'accès aux petites caméras permet, au Mali par exemple, à des jeunes cinéastes de faire des films. Cela ouvre des portes pour un pays souffrant cruellement du manque d'investissement dans le cinéma.
Panorama-cinéma : Les limites entre la collaboration et l’exploitation sont minces dans le documentaire. Y a-t-il des images que l’on doit montrer et d’autres que l’on ne doit absolument pas montrer?
Sylvain L’Espérance : Le déferlement d'images auquel nous sommes conviés nous donne le don d'ubiquité. On peut regarder tout de tous les points de vue en même temps. Au contraire de la liberté, cette offre nous emprisonne. Pour reconquérir notre liberté, il faut trouver une position qui soit juste, un point à partir duquel on regarde le monde. Et espérer trouver la bonne distance... Pour moi, elle se situe avant tout dans une relation humaine et se trouve moins par une question que l’on se pose qu’une intuition avec laquelle on avance. Il n’y a pas de règle préalable et la réponse se trouve plutôt dans le rapport que l’on a avec les gens. On s’approche jusqu’à un certain point et il y a un moment où, si l’on est trop près, on est un intrus, et si l’on est trop loin, un touriste.
Ainsi, aller à la rencontre de quelqu’un par le cinéma ne va plus de soi. Nicolas Klotz dit que filmer l’humain est la chose la plus difficile que le cinéma ait à accomplir aujourd’hui. Et en même temps, ça reste simple. C’est à la fois simple et périlleux.