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Entrevue avec Frédéric Boyer

Par Guilhem Caillard


UN NOUVEAU DIRECTEUR ARTISTIQUE POUR TRIBECA

Il est un peu le Tarantino du monde de la programmation des festivals de cinéma internationaux : Frédéric Boyer fait parler de lui depuis les années 90 alors qu'il fondait, en 1994, la boutique Vidéosphère, véritable institution parisienne dédiée aux amoureux de tous les cinémas. Pour ce passionné hyperactif, il n'y avait que quelques pas à franchir entre le boulevard Saint-Michel et Cannes, où il intègre l'équipe de programmation de la Quinzaine des Réalisateurs. Nommé délégué général du prestigieux rendez-vous en 2010, la Société des réalisateurs chapotant l'événement décide de ne pas le reconduire après deux années de service : une décision brutale ayant fait polémique. Mais Boyer s'est depuis envolé pour l'Amérique. Le Tribeca Film Festival de New York avait besoin, pour son dixième anniversaire, d'un directeur artistique de carrure internationale. Entretemps, le Français conserve les rênes de la programmation du réputé Festival de Cinéma Européen des Arcs en Savoie.

Nous avons rencontré Frédéric Boyer pendant le Tribeca Film Festival pour qu'il nous parle de cette nouvelle expérience et des points forts de l'édition 2012.

Panorama-cinéma : Tribeca célèbre ses dix ans. Vous avez déclaré ne jamais avoir eu le temps d'assister à ce festival auparavant, puisque vous travailliez en l'occurrence sur la Quinzaine. Comment perceviez-vous cette manifestation, tout en étant à distance? Quelles en sont les principales transformations?

Frédéric Boyer : Tribeca a très bien été accueilli dès sa création au lendemain du 11 septembre 2001. La poussière avait tout recouvert, par-delà la zone d'impact, dans la majorité des rues du quartier. Pendant près d'un an, les façades sont restées dans un mauvais état. Le festival a été créé, comme d'autres organisations à ce moment, dans une perspective de réhabilitation, en s'appuyant sur le nom de Robert de Niro. Les débuts ont été rendus possibles par l'intermédiaire d'amis, de connaissances, qui ont fait bouger les choses. Je n'ai jamais pu m'y rendre à cause de Cannes. Cette année, c'est en fait mon tout premier Tribeca (rires). Et même la première fois que j'habite à New York. Je suis déjà venu en touriste, mais cela reste pour moi une découverte, un nouveau mode de vie. Pour ce qui est du festival, il s'agit - je pense - du plus grand festival international de cinéma aux Etats-Unis, car Sundance est quasi exclusivement dédié au cinéma indépendant américain (même la section « World » créée il y a peu de temps a amené davantage d'ouverture sur l'international). Reste que Tribeca est un leader dans ce pays, au dessus de Chicago (le plus ancien), Seattle et San Fransisco.

KEEP THE LIGHTS ON d'Ira Sachs (2012)

Panorama-cinéma : Tribeca a accedé à ce statut de leader en très peu de temps...

Frédéric Boyer : Dix ans. C'est rapide. Alors, évidement, Tribeca n'est pas unique à New-York : il faut souligner le superbe festival mis en place par Richard Peña, le directeur de la programmation du Film Society of Lincoln Center; c'est un événement bien plus critique et cinéphilique que Tribeca, créé pour appuyer en profondeur le cinéma d'auteur. Cette manifestation présente non seulement un nombre plus restreint de films, mais attire aussi moins de monde. Tribeca a la carrure pour intéresser les amateurs de sports (Soccer Day) comme les adeptes de séances de Drive-in... Nous avons des films pour la famille, des reprises de classiques populaires (The Goonies cette année). Il y a aussi cette section que j'adore : « Cinemania » qui est un peu notre « Midnight Madness », avec des films d'horreur, de l'animation et du burlesque...

Panorama-cinéma : S'agit-il aujour'hui d'introduire un équilibre au coeur d'une programmation qui a longtemps été dominée par le cinéma américain?

Frédéric Boyer : Tout à fait. Le public en a ressenti le besoin, et il ne s'agit pas uniquement de s'ouvrir à l'Europe : l'Asie, l'Afrique de l'Est et l'Amérique latine sont au coeur de nos préoccupations. Les spectateurs sont à croc à cette diversité fondamentale. Pendant le mois précédent la manifestation, nous répondons à toutes les entrevues, partout, pour pointer les films phares de la programmation, les réelles découvertes, mais aussi les oeuvres plus populaires, fondamentales si l'on a pour préoccupation la variété. En somme, le plus passionnant dans la position qui est la mienne, c'est d'avoir constamment la possibilité d'expliquer mes choix de programmation, partager sur les décisions de sélection pas toujours évidentes.

Panorama-cinéma : On note cette année la présence très forte du documentaire.

Frédéric Boyer : C'est en effet une direction que nous avons souhaité prendre. Tribeca est l'un des rares festivals internationaux qui accorde autant d'importance au documentaire qu'à la fiction. Je crois qu'il est bon d'effacer la distinction entre les deux, d'une certaine façon : Tribeca propose en 2012 des documentaires dans une section compétitive leur étant consacrée. Cela ne nous a pas empêchés d'introduire certains documentaires dans d'autres sections, selon un classement moins conventionnel, comme « Viewpoints » placée sous l'égide de l'innovation et de l'indépendance d'expression.

Panorama-cinéma : Il y a aussi l'investissement du Tribeca Film Institute auprès de certaines productions. Par exemple : Lucy Mulloy, réalisatrice de Una Noche (tourné à La Havane) a reçu le soutien de votre programme « Tribeca All Access », dédié aux communités sous-représentées dans le cinéma américain...

Frédéric Boyer : L'institut fait partie de Tribeca Enterprises dont le Festival est le noyau, autour duquel gravitent la société de distribution Tribeca Films, la vidéo à la demande (VOD), mais aussi les activités de connexion avec les festivals étrangers - comme à Doha au Quatar où nous offrons des bourses, tandis que le Doha Film Institute collabore à certains de nos programmes, et vice versa. Il est vrai que nous soutenons des films via l'Institut, et que cela débouche très souvent sur des premières en avril. Le TFF est la meilleure occasion pour montrer ces films, puisque mis à part quelques salles récemment achetées, Tribeca Enterprises ne possède pas un véritable réseau d'exploitation comparable à ceux de Magnolia Pictures et IFC Films. Chez Tribeca, on parle d'une vingtaine de films par ans qui sont diffusés via le département de distribution de l'institut, ce qui n'est pas négligeable. C'est aussi une prise de risque : Essential Killing (Jerzy Skolimowski, 2010) a été acquis pour le marché des États-Unis par Tribeca Films. Cette année, nous avons acheté les droits de Detachment, de Tony Kaye avec Adrien Brody.

WAVUMBA de Jeroen van Velzen (2012)

Panorama-cinéma : Il y a une certaine contradiction dans la politique de Tribeca Enterprises, puisque la VOD est vendue auprès du public comme un moyen d'accéder au festival sans pour autant avoir à se rendre sur place. Or, cette année, seulement quatre longs métrages sont disponibles.

Frédéric Boyer : C'est un paradoxe assez américain. Nous, en France, avons la chance d'avoir ce qu'on appelle une chronologie des médias plutôt claire, avec des périodes légales à respecter entre la sortie en salles, en DVD, puis à la télévision. La VOD arrive un peu avant le DVD et s'intègre plutôt bien. Ici, les choses vont beaucoup plus vite. Et la VOD, qui n'était pas vraiment considérée il y a peu de temps, rencontre un succès énorme en Amérique du Nord. Les distributeurs ne savent pas comment s'y prendre et hésitent. Le rôle de Tribeca, un festival qui fait donc aussi de la VOD, est dans ce contexte en pleine définition, d'autant plus face à des géants comme Netflix. Pour ma part, bien que non-spécialiste, je suis attentif à ces évolutions, et nous espérons tirer des conclusions de cette période d'essai. Les dix ans du festival, cela signifie aussi l'innovation. L'année passée, Geoff Gilmore (directeur de la création) a voulu s'intéresser au jeu vidéo. Toute la presse en parlait : Rockstar Games, les créateurs de l'incroyable Red Dead Redemption, ont intégralement présenté L.A. Noire dans la sélection officielle. C'est un super jeu  très lié au cinéma. Tribeca a organisé des tables rondes avec les scénaristes. Le jeu a ensuite été commercialisé avec le sceau de la sélection du Festival : c'était une grande première aux Etats-Unis. Nous souhaitons miser là-dessus. De même, nous voulons multiplier les projections de films dans les églises désaffectées, créer des événements complètement uniques. 

Panorama-cinéma : Voyez-vous un conflit entre ce modèle de festival axé sur l'éducation à l'image, les initiatives d'intégration du cinéma indépendant auprès de nouveaux publics, versus des pratiques plus commerciales ou même simplement le marché?

Frédéric Boyer : Non, ce n'est pas contre, mais plutôt avec. Il est toujours difficile d'avoir un marché avant Cannes. Les vendeurs viennent à Tribeca, comme les programmateurs de la plupart des festivals aux Etats-Unis. Tous les aspects d'un festival doivent être complémentaires : je ne fais aucune opposition entre les aspects novateurs de nos activités et la présence sous-jacente d'un marché. Nous avons présenté Elles avec une salle très électrique, en compagnie de Juliette Binoche et sa productrice; le film sort dans quelques jours, mais c'est important d'avoir des événements de lancement comme celui-ci à côté de films très discrets qui ne sortiront jamais. Parfois, nous montrons des films découverts à Sundance ou à Berlin. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heure : nous concevons un programme qui doit plaire à la communauté newyorkaise. Ce n'est pas parce qu'un film est passé à Berlin que nous devons faire l'impasse dessus. Keep the Lights On (Ira Sachs, 2012), une romance homosexuelle étalée sur dix ans, d'une maîtrise exceptionnelle et beaucoup d'émotion, a fait sa première internationale à Sundance : les Newyorkais l'attendaient vraiment, d'autant plus qu'lra Sachs est d'ici. On a tendance à croire, à tort, que le cinéma indépendant américain est inaccessible après Sundance ou South by Southwest : c'est faux, la preuve!

Panorama-cinéma : 2012 doit tout de même représenter pour vous un changement radical dans votre façon habituelle de travailler : auparavant, vous cherchiez des films pour Cannes; aujourd'hui, vous représentez un festival qui précède Cannes de quelques jours. Est-ce difficile de dénicher des films pour New York quand la plupart des distributeurs ont Cannes en tête? 

Frédéric Boyer : C'est du travail. Nous fixons aussi des ententes pendant le tournage d'un film, avant même qu'il soit complètement achevé. Genna Terranova, directrice de la programmation, connaît parfaitement le milieu des cinéastes newyorkais : c'est moins mon cas. J'apprends à les connaître. Mon secteur est davantage celui du cinéma international. Nous joingnons nos forces et nos contacts. À Cannes, dès que j'appréciais un film, j'avais l'habitude de directement inviter les cinéastes. Ici, nous faisons pareil, et tous les réalisateurs newyorkais ont été conviés. C'est tout de même important d'honorer ces créateurs dans leur propre ville.

Panorama-cinéma : Mais il n'existe pas non plus une catégorie « newyorkaise » dans la programmation.

Frédéric Boyer : Tribeca a fait ça dans les années précendentes, je ne sais pas si cela avait bien marché. Le problème, c'est que si on fait une section « cinéma newyorkais », cela empêche aussi de mettre des films newyorkais dans la compétition... Par contre, nous sommes en train de réfléchir sur un projet d'accueil des producteurs et cinéastes de films newyorkais en post-production, qui seront présentés aux acheteurs locaux et internationaux. L'idée sera aussi de créer un pont entre l'Europe et les États-Unis, de faire venir des cinéastes français ou italiens, par exemple, pendant plusieurs jours et de les accompagner dans toutes les étapes de présentation et de prise de contacts avec les acheteurs et les festivals d'ici. Nous voulons aussi travailler sur les grands projets de coproduction. Tout reste à faire, mais nous avons des bases solides : les Chiliens sont là, les Sud-Américains, les Canadiens, etc. Malgré Cannes, il y a une réelle passion pour Tribeca. Cannes est le plus grand festival du monde, mais c'est aussi celui où l'on présente le moins de films en comparaison...

REBELLE de Kim Nguyen (2012)

Panorama-cinéma : Le poste de directeur artitique a été créé pour vous cette année. Quelle est votre façon de travailler avec la directrice de la programmation?

Frédéric Boyer : J'ai demandé à être directeur artistique et c'est exactement ce qu'ils recherchaient.  J'exerce une vue d'ensemble sur la programmation, mais aussi sur les initiatives du Festival, comme la VOD par exemple. Je ne suis pas là pour recevoir les films, puis les montrer, mais je peux apporter des choix personnels. Genna Terranova a une approche plus ancrée dans l'industrie locale : elle connait parfaitement les salles, le nombre de sièges, les partenaires, les réseaux de l'industrie du cinéma à New York. Elle a ce rapport au terrain très important, que j'ai pour ma part beaucoup moins. Genna propose des films, évidemment, et nous réfléchissons ensemble. Depuis que je suis arrivé en octobre, c'est-à-dire il y a pas longtemps, nous formons un trio avec Geoffrey Gilmore. J'ai besoin de comprendre les publics de Tribeca. Il y a des films qui me plaisent parfois beaucoup, mais qui ne sont néanmoins pas pertinents dans le contexte de ce Festival. C'est ce que je suis en train d'apprendre. Par contre, quand j'aime énormément un film que je veux, je l'ai : le documentaire roumain Turn Off the Lights (Ivana Mladenovic, 2012), le québécois Rebelle (Kim Nguyen, 2012), ou encore cet autre documentaire réalisé au Kenya, Wavumba (Jeroen van Velzen, 2012). J'avais dévouvert Beyond the Hill (Emin Alper, 2012) à Berlin : un bijou du cinéma turc, une fiction paranoïaque comme rarement rencontrée. The Flat (Arnon Goldfinger, 2011) est un documentaire israëlien sur l'histoire incroyable d'une amitié entre une famille juive qui vit aujourd'hui à Tel Aviv et une famille nazie. Cette amitié a eu lieu avant la guerre, pendant et après. Le patriarche de la famille nazie était le concepteur de la Solution finale. Cette histoire irréelle est arrivée à la grand-mère du metteur en scène. Pour moi, c'était notre « joker ». Je ne suis pas en train de dire que je vais programmer un film que personne n'aime : si c'est le cas, je réfléchis toujours deux fois. Je ne suis pas obligé de passer par une commission de sélection, mais, par contre, j'aime bien le faire, car j'aime la contradiction, le désaccord, l'enthousiasme, le travail d'équipe.

Panorama-cinéma : Quel impact les événements de Cannes ont-ils eu sur votre façon de travailler en tant que programmateur, mais aussi vis-à-vis du milieu des festivals de cinéma internationaux? Vous avez été remercié de la Quinzaine des Réalisateurs pour des raisons qui restent encore obscures...

Frédéric Boyer : Je me suis forcément remis en question. Mais, vous savez, à Cannes, je devais choisir une vingtaine de films, pas plus, ce qui est assez compliqué. Ici, nous sommes à quatre-vingt-dix. C'est, disons, plus large et cela induit davantage de libertés. Tribeca permet ainsi de faire découvrir pas forcément de grands metteurs en scène, mais par contre de grands directeurs d'acteurs. Un film de deux heures avec de bons acteurs, vous savez, cela peut être suffisant! Mes habitudes sont bouleversées, puisque nous ne cherchons pas des premières mondiales. Cela ne nous empêche pas de créer des événements. J'ai demandé à ce que nous fassions plusieurs tapis rouge, pour l'ouverture de chaque section, dont la compétition avec Yossi, le très attendu film d'Eytan Fox : il était honoré. Et puis, il y a le documentaire : moi qui adore le documentaire, je suis ravi! À Cannes, nous ne pouvions présenter qu'un seul documentaire par année... Contrairement à ce que certains peuvent penser, je ne suis pas un cinéphile au sens sacro-saint du terme : j'aime énormément les blockbusters. Je crois que je vais me sentir plus libre. Ici, nous ne sommes pas au Festival de Rotterdam. Nos spectateurs ne sont pas forcément ceux du Lincoln Film Center : ils découvrent parfois pour la première fois des films et des noms. Cela ne signifie pas non plus que nous faisons l'impasse sur des oeuvres déconstruites, ou des noms tels que Béla Tarr. Ce n'est pas du tout mon rôle de reproduire la Quinzaine. Nous en discutons souvent avec Geoffrey : c'est vrai qu'il est important en programmation d'apporter au public des films qu'on aime personnellement; mais il faut aussi savoir reconnaître ce qui fait un bon film et pourquoi il faut le sélectionner.

Entrevue réalisée en collaboration avec Camille Bertrand

Aux États-Unis depuis deux ans, Camille Bertrand est spécialisée dans la distribution de films indépendants, des festivals à la diffusion numérique. Après avoir travaillé pour les festivals de cinéma de San Francisco et de New York, on peut trouver Camille dans les bureaux du distributeur renommé Kino Lorber.


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Article publié le 9 mai 2012.
 

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