DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Claude Fournier : Hommage à un sacré combattant

Par Éric Falardeau et Simon Laperrière

Parues en 2009 aux Éditions Libre Expression, les mémoires du regretté Claude Fournier (1931-2023) se nomment À force de vivre. On ne saurait penser à un meilleur titre pour décrire le parcours d’un sacré combattant ayant dédié sa vie au cinéma québécois. Réalisateur, producteur, mais également monteur, biographe et romancier, Fournier a porté maintes casquettes avec fierté et engagement. La liste de ses faits d’arme est aussi longue qu’exemplaire : un premier succès avec le légendaire Deux femmes en or (1970), plusieurs prix Gémeaux pour le feuilleton Les tisserands du pouvoir (1988), un triomphe au box-office avec le controversé J’en suis! (1997) et, bien sûr, l’aventure d’Éléphant : mémoire du cinéma québécois  projet qu’il a codirigé pendant une décennie avec sa compagne Marie-Josée Raymond.

Quiconque a eu l’opportunité de croiser cet artiste se souviendra d’un homme exceptionnel, habité d’une inspirante énergie. Claude Fournier était drôle, généreux et à l’affût de l’actualité. Toujours prêt à partager son expérience, il assumait pleinement son rôle de passeur. En témoigne notre rencontre en 2014 au café-bar de la Cinémathèque québécoise. Nous avions des questions sur Deux femmes en or, mais ne savions pas s’il souhaiterait y répondre. Peut-être en avait-il marre de revenir sur ce film. Ce n’était heureusement pas le cas, Fournier évoquant ses souvenirs avec un plaisir contagieux. L’heure qui suivit fût ponctuée de nombreux éclats de rire.

Lire cet entretien aujourd’hui nous rend forcément nostalgiques. Fournier y plaide un retour de la comédie érotique québécoise, sans se douter qu’un remake de Deux femmes en or verra éventuellement le jour. Plus important encore, cette entrevue réussit à capturer les traits de personnalité du metteur en scène. À travers ses mots, nous pouvons entendre son ton désinvolte, son humour cynique ainsi que sa soif de vivre.

Monsieur Fournier, on ne le dira jamais assez, mais vous allez bien nous manquer !


:: Claude Fournier sur le tournage de Deux femmes en or (1970) [Collection Cinémathèque québécoise]

 

 

*

 

 

Autour de Deux femmes en orRencontre avec Claude Fournier

Cet entretien est tiré du recueil Bleu nuit : Histoire d’une cinéphilie nocturne (Les éditions Somme toute, 2014). [1]

 

Deux femmes en or est, avec Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (Jacques W. Benoît, 1989), le seul film québécois à avoir été présenté au créneau horaire Bleu nuit. Considérant ce statut particulier, nous sommes allés à la rencontre de son auteur, Claude Fournier. Une occasion en or pour échanger avec un pionnier du cinéma populaire d’ici.

Éric Falardeau et Simon Laperrière : Deux femmes en or est un film très important dans l’histoire du cinéma québécois.  Il a un statut particulier puisqu’il s’inscrit dans le mouvement de la comédie érotique d’ici. Comment se sent-on quand on a réalisé un film culte ?

Claude Fournier: Un film ne devient pas culte du jour au lendemain. À l’époque, le marché n’était pas saturé aussi rapidement avec des centaines de copies. Deux femmes en or avait pris l’affiche dans deux salles : le Bijou et le St-Denis avec une copie. L’horaire était fait de telle façon, que quelqu’un à bicyclette pouvait faire la navette d’un cinéma à l’autre et aller porter les bobines au fur et à mesure. Le film est resté à l’affiche près d’un an. Mais, je n’ai pas eu immédiatement connaissance du succès de Deux femmes en or, parce que tout de suite après la première du film, je suis parti en Italie. C’est en revenant un mois plus tard à la douane, où tout le monde, même le douanier, m’arrêtait pour dire : « C’est extraordinaire votre film ! »  En revenant de l’aéroport, je suis passé devant le St-Denis. C’était un soir de semaine, il y avait une queue qui faisait trois coins de rues. À cette époque, il n’y avait pas de courriel. Quand tu partais en vacances, tu étais vraiment en vacances. Donc, ça été la surprise de ma vie. Mais un film devient culte lorsque presque quarante ans plus tard, des gens en parlent encore.

Le désavantage de récolter autant de succès avec un premier film, c’est qu’il faut le répéter, ce qui ne m’est jamais arrivé. Et en plus, les gens pensent aussi que t’es millionnaire, ce qui est totalement faux. J’ai sûrement fait une grave erreur lorsque j’ai refusé de tourner une suite appelée Deux hommes en or. Mais je ressentais une sorte de répugnance à l’idée d’exploiter ce que je venais de faire. Avec la sagesse que j’ai maintenant, probablement que je l’aurais fait. Ç’aurait probablement marché juste à cause de son titre, probablement beaucoup plus que Les chats bottés (1971), qui était finalement l’histoire de deux hommes en or. Ça me gênait de miser sur mon succès précédent, ce que tout le monde fait pourtant sans trop se gêner.


:: Monique Mercure et Louise Turcot dans
 Deux femmes en or [France Films / Les Films Claude Fournier]

EFal & SLapEn cette ère de remakes, il n’est peut-être pas trop tard pour remettre le projet sur les rails…

CFQuand Deux femmes en or a eu 25 ans, il y a des distributeurs qui m’ont demandé de faire une suite. J’étais très tenté, mais j’étais trop occupé. J’ai même imaginé ce que serait la suite. Comme Monique Mercure et moi nous entendons plus ou moins bien, c’est bien évident que ça commençait par ses funérailles.

EFal & SLapEst-ce que les producteurs vous approchent encore pour faire des comédies érotiques ou coquines?

CFJe n’aurais pas fait cette suite de la même façon, ça n’aurait pas été le même érotisme. Il ne faut pas oublier que lorsque j’ai réalisé Deux femmes en or en 69, nous vivions les premiers moments d’érotisme dans le cinéma mondial. Après cela, il n’y a pas eu un film où il n’y avait pas de la nudité! Maintenant, il n’y a plus grand monde qui me demande conseil, mais à l’époque, j’avais eu tellement de succès, que des amis comme Claude Jutra m’ont dit : « Est-ce que tu viendrais voir Mon oncle Antoine (1971) et me dire s’il y a assez de nudité dedans? Est-ce que tu penses que je devrais en mettre plus? »

EFal & SLap Avant la sortie de Valérie (Denis Héroux, 1969), le précurseur de Deux femmes en or, est-ce que le cinéma canadien était timide dans sa représentation du sexe à l’écran ?

CF : Il l’était à cause de la censure. Ça a débloqué rapidement après les années 60, mais quand tu penses que Les Enfants du paradis (Marcel Carné, 1945) était interdit… C’est évident que Denis Héroux est arrivé à un moment où les amateurs de cinéma québécois avaient été privés de bien des choses. À l’époque, il n’y en avait pas de scènes d’érotisme, elles étaient toujours coupées. Tout à coup, tu avais Valérie et Deux femmes en or. De la nudité frontale en cinémascope. C’est certain que ça donnait un choc.

EFal & SLap Est-ce que le fait de déshabiller la Québécoise, pour reprendre un terme d’Yves Levers, a été d’une certaine manière un acte politique?

CF : Non, j’ai souvent inséré dans mes films des allusions politiques, mais je ne me suis jamais servi de la nudité à des fins politiques. Dans Deux femmes en or, tout comme dans Les chats bottés, c’était plutôt bon enfant.


:: Louise Turcot et Donald Pillon dans Les chats bottés (1971) [France Films]

EFal & SLap Comment êtes-vous passé du documentaire à la comédie érotique?

CF : Quand j’ai commencé à faire du cinéma, c’était impensable de débuter avec un long métrage. Je me souviens qu’à mes débuts à l’Office Nationale du Film, j’étais très ami avec Claude Jutra. Nous avions entamé la rédaction d’un scénario, mais nous écrivions ça un peu de la main gauche parce que nous nous disions que ça ne se ferait jamais. Ensuite, j’ai quitté l’Office, je suis allé à New York, je suis revenu et j’ai fondé une compagnie. On faisait de la publicité. Au même moment, Jutra avait commencé à tourner À tout prendre (1963). Je me disais, maintenant j’ai une compagnie, j’ai un peu d’équipement, éventuellement, je vais pouvoir faire un documentaire. À la suite d’une fusion avec Onyx, nous sommes devenus rapidement une très grosse compagnie et là, quand j’ai vu que Gille Carles prenait congé de commerciaux pour faire Le viol d’une jeune fille douce (1968),  je me suis dit qu’il était temps pour moi de passer à l’action.

Ça faisait longtemps qu’en passant sur un viaduc à Brossard, je me demandais constamment ce que faisaient les femmes dans cette banlieue-là. Je me disais qu’elles devaient s’emmerder à mort.  Je parlais de cela avec Marie-Josée Raymond et c’est elle qui a eu l’idée : « Peut-être qu’elles baisent les livreurs ? »  Donc nous nous sommes mis à élaborer le scénario. Nous l’avons écrit en trois semaines et nous l’avons envoyé  à Georges. Arpin chez France Film. Il nous a appelé en disant : « J’ai lu votre scénario en fin de semaine, j’ai beaucoup aimé ça, ça m’a beaucoup excité. Même que je n’osais pas en parler à ma femme. » Nous nous sommes rencontrés le lendemain et il m’a expliqué qu’il y avait un problème avec notre scénario : « Vous faites mourir les femmes à la fin. C’est vous les artistes, mais il me semble que ça n’a pas de bon sens. Parce qu’on les aime ces femmes-là. » C’est vrai que ce que nous avons imaginé comme fin, ne fonctionnait pas. Originalement, un homme venait émonder les arbres à la chainsaw, et tuait les héroïnes. Un chainsaw massacre.

EFal & SLap Ça aurait été une rupture de ton…

CF : Ouais, mais il ne faut pas oublier que je ne pensais même pas que Deux femmes en or était si drôle. On riait sur le plateau de tournage, mais faire rire le public, c’est une autre affaire. La première fois que nous avons visionné le montage, nous avions fait venir tout le monde. Il y avait quarante personnes dans la salle.  Ils étaient tous était mort de rire. Robert Charlebois m’avait alors dit qu’il voulait absolument en composer la musique. C’est là que j’ai pris conscience que j’avais peut-être réalisé un bon film.


:: Donald Lautrec et Louise Turcot dans Deux femmes en or

EFal & SLapPlusieurs grands noms comme Gilles Latullipe, Donald Lautrec, Janine Sutto et Paul Buissonneau font des apparitions dans votre film.

CF : C’était tous des amis. Ils avaient tous envie de jouer dans quelque chose de drôle. J'écrivais leur scènes et souvent, nous les retravaillions ensemble. Ça a été le cas avec Yvon Deschamps. Pour le rôle du juge, je n’avais pas de comédien en tête et je connaissais Michel Chartrand. Je lui ai demandé s’il voulait interpréter un juge dans mon film et il m’a répondu : « Ben oui ! Pour une fois que je vais aller au Palais de Justice pis que je serai pas accusé. Je vais être ton juge ! » J’ai toujours aimé choisir des gens de mon entourage pour interpréter des rôles.

EFal & SLapLes blagues sur les tensions entre le Québec et le Canada anglais surprennent encore. Ce ne serait pas possible de faire ça aujourd’hui.

CFProbablement pas. Canada Life qui change de nom pour Canada-Vie, c’était un très bon gag et pourtant, nous n’avions rien inventé. Quand j’avais vu que la compagnie venait réellement changer de nom pour Canada-Vie, je me suis dit que c’était complètement débile. Nous l’avons intégré au film. Aujourd’hui, nous ne pourrions pas faire ça, nous nous ferions poursuivre. C’est un peu triste que cette liberté-là n’existe plus. Il n’y a pas de raison au fond, c’est en grande partie à cause de l’argent gouvernemental. Plus personne ne veut prendre de chance. C’est ce qui est arrivé avec La pomme, la queue et les pépins (1974), j’ai eu toutes sortes de poursuites qui m’ont enlevé le goût de la comédie. J’ai été obligé d’enlever plein de scènes. 

EFal & SLapCroyez-vous à un retour de la comédie érotique à la québécoise?

CFJe pense qu’elle gagnerait à revenir. C’est un peu triste qu’il n’y en ait pas eu plus.  Des fois, je m’en veux de ne pas avoir poursuivi dans ce genre-là. Parce qu’au fond, j’avais plus de succès en comédie que je n’en ai jamais eu dans un autre genre. Je rêve de faire une satire politique. S’il y a un pays qui en mériterait une c’est bien ici. J’ai 82 ans et j’aimerais ça encore. C’est un des sujets qui m’intéresse le plus. Mais je ne sais pas comment je le ferais. D’abord, il ne me reste plus assez d’énergie pour faire cela sans argent et je ne vois pas comment la SODEC et Téléfilm Canada pourraient financer ce type de film. Ce n’est malheureusement pas possible.

EFal & SLapDans le cinéma québécois actuel, le sexe a tendance à être triste. Dans Deux femmes en or, au contraire, le sexe est réjouissant parce que ludique.

CFJe trouve ça un peu triste. Au fond, est-ce que les jeunes qui vont au cinéma de nos jours ont eux-mêmes du plaisir à faire l’amour ? La frivolité sexuelle de Deux femmes en or n’a rien à voir avec ce que les jeunes vivent présentement. Le sexe n’a plus la même liberté. Il y a quelque chose de dramatique rattaché à ça. La décontraction des années 60 et 70 a disparu.

EFal & SLapBleu nuit a joué un rôle important dans la sexualité d’une génération de Québécois. Êtes-vous surpris que Deux femmes en or soit l’un des seuls films québécois à y avoir été diffusé?

CFJe ne suis pas surpris que le film y ait été présenté. Ce qui me dérange un peu, c’est quand Deux femmes en or est considéré seulement comme un film érotique et qu’on n’y voit rien d’autre. Sur le plan de la nudité, c’est complètement dépassé. On va bien plus loin que ça maintenant. Je continue à penser qu’il y a, dans Deux femmes en or, une espèce d’étude sociologique. Ce n’est pas un film qui est totalement anodin et ce n’est pas qu’un film érotique.

 


[1] Entretien réalisé à Montréal, le 6 mars 2014. Merci à Alexandre Fontaine-Rousseau, Justine Rorif et Laurence-Aurélie Théroux-Marcotte. © Éric Falardeau, Simon Laperrière et Les éditions Somme toute, 2014.

 

Transcription : Claudine Viens | Édition : Éric Falardeau, Simon Laperrière et Renaud Plante

 
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 3 avril 2023.
 

Entrevues


>> retour à l'index