DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Entrevue avec Nadine Labaki

Par Mathieu Li-Goyette
En 2007, Caramel nous avait charmé et l'héroïne, la réalisatrice elle-même, n'avait laissé personne indifférent. Cinéaste, scénariste et interprète, Nadine Labaki jongle sans difficulté avec ces trois chapeaux et s'affirme dans Et maintenant on va où? comme une voix bien à part dans le cinéma mondial. Libanaise, on ne saurait restreindre son oeuvre à sa seule nation, car si elle s'engage ici en parlant de religions et de différences culturelles, c'est l'être humain dans toutes ses complexes contradictions qui la passionne.

LA NON-TOLÉRANCE

Panorama-cinéma : Un plan m'a beaucoup marqué dans votre dernier film : ce plan large où l'on voit une église et une mosquée dans le même cadre. Avez-vous aménagez le village ainsi ou l'avez-vous trouvé?

Nadine Labaki : C'était important de le trouver, de sentir que cette histoire aurait réellement pu se passer. Il y a de nombreux villages au Liban où une église se trouve à quelques pas d'une mosquée, mais je voulais les retrouver dans un même plan. Nous l'avons beaucoup cherché et ça existe vraiment.

Panorama-cinéma : De les voir ensemble, si près, contribuait énormément à l'impact de votre film, au choc visuel que vous cherchiez. Avez-vous tourné l'intégralité du film dans le même village?

Nadine Labaki : En fait, nous avons tourné dans trois villages différents, mais celui-ci, c'était un des villages avec cette image forte que je recherchais. Cette cohabitation est fréquente dans les villes et villages où les deux établissements se côtoient. Ensuite, c'est évident qu'il y a toujours eu des tensions et cette image le représente bien. Lorsqu'on regarde l'histoire du Liban, on se rend compte que nous sommes un pays de 18 confessions et qu'il y a eu de nombreux conflits entre ces différentes confessions au fil des années. Depuis au moins une vingtaine, voire une trentaine d'années, nous semblons avoir réussi à résoudre nos problèmes même si des tensions latentes demeurent et c'est ce qui m'a poussé à écrire ce film.

Panorama-cinéma : À moins que je ne me trompe, un personnage dit qu'ils approchent du « nouveau millénaire ». Votre récit se déroule-t-il à la fin des années 90?

Nadine Labaki : Oui... En fait, ce n'était pas tant pour situer le temps. Je ne voulais pas situer mon film géographiquement. On ne dit jamais que c'est un village libanais ou bien à quelle époque l'histoire se déroule. Cette phrase, c'était surtout une manière un peu poétique d'introduire un discours.



Panorama-cinéma : Vous rejoignez donc l'idée de conte qui est prégnante dans votre oeuvre.

Nadine Labaki : Oui, c'est exactement ça. Un conte du quotidien.

Panorama-cinéma : Aidez-nous à contextualiser votre conte. Au Canada, pour parler des anglophones et des francophones, nous utilisons souvent le terme « les deux solitudes ». Au Liban, diriez-vous la même chose des chrétiens et des musulmans?

Nadine Labaki : On réussit à vivre ensemble au Liban, mais le problème, c'est que je ne parle pas seulement de problèmes chrétiens-musulmans, mais bien d'un conflit entre les êtres humains en général. Comme je le disais, nous sommes 18 confessions au Liban et nous vivons ensemble dans la même nation. Le problème, c'est que nous demeurons dans une culture d'appartenance à un parti ou à une religion plutôt qu'à un pays. C'est un problème musulman-chrétien, chiite-sunnite, chrétien-chrétien, chrétien-druse, etc. C'est une situation extrêmement complexe et c'est pourquoi le but du film est de rejoindre quelque chose d'un peu plus universel. Je parle de ce conflit, mais c'est seulement pour le prendre en exemple. Ce film aurait pu se passer entre deux races, deux familles, deux frères ou deux voisins. Je parle du Conflit avec un grand « C » entre les hommes, cette peur qui existe entre les hommes.

Je pense que vous aussi vous devez la sentir différemment au Canada. C'est sûr que vous ne prenez pas les armes pour un oui ou pour non, mais vous ressentez aussi un conflit d'une manière différente. C'est une non-tolérance de la différence de l'autre. D'ailleurs, votre expression « les deux solitudes » me frappe parce que comment pouvons-nous, à notre époque, penser ça? Comment pouvons-nous encore ressentir ces tensions? Le fait d'être anglophone ou francophone ne devrait rien changer. Vous venez de m'apprendre cette expression et elle me sidère. Mais il y en a beaucoup plus. C'est une solitude entre les êtres humains.

Lorsque je prends le bus et que je suis à côté d'un voisin de banquette, nos épaules se touchent presque et j'ai peur de lui dire bonjour parce que j'ai peur et qu'il a peur aussi. Ça aussi, c'est une forme de solitude.

Panorama-cinéma : Vus les tabous que vous renversez dans votre film, la question est incontournable : êtes-vous croyante?

Nadine Labaki : Oui.

Panorama-cinéma : À la fin du film, les femmes du village troquent leur religion contre celle des autres pour mettre un peu plus de perspective dans le village. Aviez-vous peur des réactions?

Nadine Labaki : Bien sûr, car il y a toujours un risque, un point d'interrogation. « Est-ce qu'on va trop loin? » Mais bizarrement, non et ça n'a pas crée de réactions négatives. Je crois que puisque nous proposons les choses avec douceur et humour, les gens, même s'ils sont parfois choqués lorsqu'ils arrivent à la fin du film, absorbent son sens et comprennent pourquoi nous avons fait ce que nous avons fait. Évidemment, il y a eu des réactions plus négatives venant de gens choqués et plus conservateurs sous prétexte que nous parlions de religion et que c'est un sujet très délicat, mais il n'y a pas eu de répercussions encore.

Panorama-cinéma : Vos acteurs et actrices ont-ils été gênés d'interpréter ces rôles?

Nadine Labaki : Ils n'ont pas lu le scénario! Je l'ai gardé très secret et je n'aime pas trop divulguer d'informations parce que ce sont des acteurs non professionnels et je préfère conserver leurs réactions à vif. Parfois, ils apprenaient ce qu'ils avaient à faire quelques heures seulement avant de tourner. Évidemment, tout le monde avait cette volonté de faire aboutir ce film pour faire entendre son message. Ce sont des gens qui comprenaient pourquoi on tournait, qui en avaient aussi marre de la guerre.

Panorama-cinéma : Quel genre d'informations leur donniez-vous?

Nadine Labaki : Ils ne mémorisaient pas puisque ce sont des non professionnels. Je voulais garder cette fraîcheur qui leur est propre, donc je les mettais dans une situation en leur disant ce qu'il fallait faire, ce qu'il fallait dire, mais sans plus pour laisser toute la place aux petits moments, aux petits cadeaux de la vie qui nous viennent comme ça, des réactions imprévues. C'est une envie de vraiment croire en la réalité du moment qui m'a poussée à tourner ainsi. Il n'y avait qu'un seul acteur de Caramel, soit le chauffeur du bus dans mon dernier film. Quelques acteurs professionnels étaient aussi sur le plateau, mais en nombre très minoritaire.

Panorama-cinéma : Et où aviez-vous trouvé ces non professionnels? Dans les villages où vous tourniez?

Nadine Labaki : Ce sont des gens qu'on a cherchés partout au Liban et nous avons trouvé des milliers et des milliers de gens. J'ai visionné toutes les cassettes, puis je les ai revues. C'était un processus très long.

Panorama-cinéma : Et les danseuses ukrainiennes? Elles apparaissent de nulle part dans votre film. Est-ce commun?

Nadine Labaki : Ça existe, oui. Au Liban, il y a des danseuses venues d'Europe de l'Est qui y vivent et travaillent beaucoup dans les bars. Ces femmes sont supposées descendre à la ville et chercher des danseuses ukrainiennes parce qu'elles existent et qu'elles sont là. Ce n'est pas de l'ordre du conte ici.

Panorama-cinéma : D'où vous est venue l'inspiration pour ces passages musicaux? J'ai l'impression que le film aurait pu s'en passer, mais qu'ils venaient néanmoins s'additionner à votre univers.

Nadine Labaki : C'est une envie de renforcer l'idée de conte. Je pense que ça ajoute à cet état d'esprit et ça nous permet de nous laisser emporter sans se dire que c'est complètement réel et donc ça m'évite d'avoir à situer l'époque, la période ou la situation géopolitique du village. C'était plus pour créer cette distance et faire du conte.



Panorama-cinéma : Vous avez d'abord été actrice ou réalisatrice?

Nadine Labaki : J'ai commencé dans la mise en scène et je suis ensuite devenue actrice, mais ma première envie a toujours été de faire des films. J'ai travaillé dans la pub et beaucoup de clips musicaux, des courts métrages étudiants, mais Caramel a été mon premier film. Après mes études universitaires, j'ai eu ces divers contrats avant d'avoir mon propre projet. L'envie de jouer m'est venue plus tard en travaillant avec des acteurs, en essayant de trouver la clé de chacun et j'ai enfin eu le goût de me pencher sur le jeu.

Panorama-cinéma : Dans votre film, il est question d'incommunicabilité. On sent que le village est dans une position hermétique par rapport au monde et l'arrivée des danseuses nous le fait bien sentir.

Nadine Labaki : Ce n'était pas tant une manière d'élargir mes propos, mais bien d'inviter le monde à l'intérieur du village. Je voulais d'abord créer un sentiment d'isolation pour ensuite le percer. Au moment où les nouvelles du monde extérieur arrivent, c'est aussi à cet instant que les tensions se créent. Les bulletins de nouvelles comme les danseuses me permettaient de symboliser l'influence du monde extérieur sur un monde fait sur l'intérieur. Il s'agit d'entendre une rumeur d'un événement s'étant déroulé ailleurs pour que les tensions montent chez nous aussi.

Panorama-cinéma : Votre mise en scène a pris du galon entre Caramel et votre dernier film et je me demandais si vous aviez changé de méthode. Aviez-vous un story-board? Quelle relation entreteniez-vous avec votre directeur photo?

Nadine Labaki : Non, pas sur ce film. Nous avons travaillé très vite et comme on l'a senti. On découpait souvent la scène le jour même en arrivant sur le plateau. Je ne sais pas si j'aime trop préparer, car ici j'ai laissé énormément de liberté aux états d'âme du moment et je me suis adaptée aux situations. C'était un tournage très difficile. J'improvisais aussi la mise en scène en fonction des improvisations des acteurs.

Panorama-cinéma : Pensez-vous, comme on le voit dans le film, que la réconciliation puisse passer par la fête?

Nadine Labaki : Ça semble se résoudre à cause des effets de la drogue. Ce n'est pas vraiment une question de fête, mais bien de distraire les hommes à travers la drogue, l'alcool, les somnifères, les femmes qui dansent... Bref, un tourbillon de sensations qui les divertit de leur but qui est de s'entretuer.

Panorama-cinéma : Voulez-vous donc aussi dire qu'ils sont haineux les uns avec les autres parce qu'ils ne sont pas assez distraits?

Nadine Labaki : Non, c'est beaucoup plus profond que ça. Ils sont haineux à cause d'une histoire de sang qui remonte à très loin dans l'histoire du Liban et ses guerres. C'est un pays où il y a eu beaucoup de sang entre les gens, les frères et les habitants d'un même pays : ils se sont entretués pendant des années. Nous avons réussi à résoudre ces problèmes et à nous contrôler, mais la distraction n'a rien à voir puisque c'est plutôt une question de non-tolérance que je ressens ici aussi au Canada. Nous ne pouvons pas considérer les différences et nous voulons qu'ils nous ressemblent, qu'ils fassent ce que l'on fait.
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Article publié le 24 mai 2012.
 

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