LA FEMME AUX CENTS VISAGES
« Isabelle Huppert a porté, hélas pour ceux qui la rencontrent maintenant, l’art de l’interview au sommet. Elle y met ce mélange de sympathie, de rudesse, d’intelligence. Et après : débrouillez-vous avec. » Ces mots de Françoise-Marie Santucci (Libération Next) sonnent étrangement familiers après notre rencontre avec la star, de passage à Montréal pour quelques heures… L’actrice fétiche de Chabrol, avec qui tant d’autres espèrent un jour tourner, est venue présenter Copacabana en ouverture du Festival de films francophones Cinemania.
Elle ne nous a accordé qu’une dizaine de minutes. Bien peu de temps direz-vous. D’autant que nous brûlions de questions cinéphiliques. La filmographie de l’actrice contient plus de cent titres : Huppert a joué avec Maurice Pialat, Bertrand Tavernier, André Téchiné, Marco Ferreri, mais aussi Jean-Luc Godard, Benoît Jacquot, Michael Cimino… tant de collaborations sur lesquelles nous aurions aimé revenir, sans parler de sa récente présidence du jury cannois, alors qu’elle remettait la Palme d’or à Michael Haneke. Pour tirer notre épingle du jeu, nous avons évité de revenir sur
Copacabana :
notre critique du film et la
rencontre avec son réalisateur Marc Fitoussi saurons répondre à vos questions. Nous vous offrons donc la retranscription de notre échange, comme autant d’impressions désordonnées, entre généralités et anecdotes.
Panorama-cinéma : Isabelle Huppert, vous avez laissé un souvenir fort lors de votre passage à Montréal en 2005 pour 4.48 Pshychosis, une création théâtrale présentée à l’Usine C. La mise en scène de Claude Régy interrogeait beaucoup le parallèle entre les contraintes quotidiennes et les espaces de liberté. Pouvez-vous davantage nous parler de ce paradoxe, au cinéma par exemple, où il faut faire face aux souhaits d’un réalisateur?
Isabelle Huppert : Au cinéma, il est certain que la contrainte est forte. Mais je la ressens plus dans la forme : le champ de la caméra impose un périmètre, des restrictions. Le gros plan peut être pesant puisqu’il s’agit d’une des expressions les plus sélectives qui soient. En même temps, il offre des possibilités formidables. Au théâtre, c’est une autre contrainte, en soi plus large avec la scène, mais plus constante et peut-être plus difficile à aborder. Car à l’opposé du cinéma, les changements sont rares, il n’y a pas de montage.
Panorama-cinéma : Vous avez déjà pensé à écrire pour le théâtre ou pour le cinéma?
Isabelle Huppert : Ah non, je ne suis pas du tout de ces acteurs qui se sentent lancés par un élan d’écriture : ce n’est ni ma priorité ni mon envie. J’aime me confronter à des textes, les interpréter en actrice ou en comédienne. Et puis le théâtre a toujours été important pour moi. Il y a quelques mois, j’ai joué à l’Odéon
Un tramway nommé désir avec une mise en scène de Krzysztof Warlikowski et une adaptation de Wajdi Mouawad, que j’aurais bien aimé présenter à Montréal, mais je pars le faire à Berlin, puis peut-être au Brésil et en Australie.
COPACABANA de Marc Fitoussi |
Panorama-cinéma : Les cinéastes avec qui vous avez tourné vous disent très impliquée, avant comme pendant le tournage d’un film, ce qui a pour effet d’instaurer un état de confiance, en l’occurrence chez les plus jeunes d’entre eux, comme nous l’a confié Marc Fitoussi. Pourriez-vous nous parler de cette implication : êtes-vous de ces actrices qui aiment poser beaucoup de questions à leur metteur en scène ?
Isabelle Huppert : Je ne pose jamais de questions. Je trouve les réponses sans poser les questions. C’est justement ma façon d’être impliquée. Un film, surtout pendant le tournage, c’est un parcours : chaque nouvelle journée apporte les réponses aux questions que l’on se pose. Je pourrais même dire que ma manière d’être impliquée, c’est d’anticiper les questions qui travaillent l’esprit du metteur en scène. C’est une forme d’implication invisible, mais à mon sens d’autant plus constructive.
Panorama-cinéma : Benoît Jacquot fait partie de ces cinéastes vous ayant offert une galerie de personnages très éclectiques, comme Chabrol avec qui vous avez forgé une collaboration diverse tant par les sujets que dans la façon d’aborder chaque rôle. En somme, comment percevez-vous cette diversité ? Chaque nouvelle interprétation serait-elle une façon d’explorer une facette de votre personnalité, ou est-ce davantage un défi pour chercher à pousser votre jeu à l’extrême de ses limites?
Isabelle Huppert : Déjà, c’est toujours très agréable d’avoir une relation de fidélité avec un metteur en scène, avec Benoît, Claude ou encore Michael Haneke. Cela convoque un sentiment très exaltant : penser qu’un cinéaste a toujours envie de vous filmer, qu’il cherche à entrevoir la totalité de votre personne, reste intéressé par quoi que vous fassiez… Les personnages que j’ai pu faire avec Jacquot sont moins différents entre eux que ceux de Chabrol : mais ce qui ressort toujours de la collaboration avec l’un comme l’autre, c’est principalement la sensation de fidélité réciproque que l’on ressent au fil du temps. C’est en partie ainsi que je me suis découverte et « poussée » comme vous le dites. Avec Claude, par exemple, il y a eu des films à costumes, des polars, des comédies, des genres et des personnages différents. Chez Benoît, les personnages sont tous contemporains à notre époque, ce sont des êtres d’introspection qui partagent, là, une dimension psychologique qui varie et s’explore de film en film.
Panorama-cinéma : Même si ce n’est probablement qu’un hasard, et c’est aussi notre plaisir de critique, une scène de Copacabana nous a refait penser à Loulou de Maurice Pialat : lorsque Bart vous pousse en dehors du lit, on se souvient de Depardieu et vous dans la chambre, avec ce motif du lit justement, très récurrent dans Loulou. Comment votre expérience avec Pialat - par exemple - influe t-elle dans votre travail d’aujourd’hui, surtout après ce que ce cinéaste est devenu pour l’histoire du cinéma?
Isabelle Huppert : Chaque film est une aventure nouvelle que je ne peux pas comparer avec la précédente. Je ne réutilise pas ce que j’ai déjà fait : il existe un lien entre les rôles, mais pas entre le fait de les accomplir. Les deux n’ont rien à voir. Après, je pense que c’est le souvenir qui compte, mais au cas par cas, pour chaque exemple de collaboration.
HEAVEN'S GATE de Michael Cimino |
Panorama-cinéma : Au Québec, il est beaucoup question de la fragilité des cinémas nationaux. Bien qu’assez sporadique, votre présence à Cinemania depuis plusieurs années, et même dans les autres festivals - au FFM dernièrement - est placée sous le joug du cinéma français dont vous êtes l’une des grandes représentantes. D’une manière ou d’une autre, l’état de cette cinématographie vous inquiète t-il?
Isabelle Huppert : Ah non, je ne suis pas inquiète du tout pour le cinéma français. Il y a toujours le danger que l’argent prenne le dessus, ce qui pousse à la vigilance, surtout lorsqu’on est en position de choisir un rôle. C’est vrai que la situation est pire qu’avant, mais il n’y a en même temps pas de raison de dramatiser. Par contre, jeter une onde très négative sur le cinéma français équivaut à ne pas rendre justice au public et son incroyable diversité, ce qu’il ne faut jamais oublier. Il est vrai que certains films se font de plus en plus difficilement. Selon moi, le gros problème prend source dans l’omniprésence de la télévision qui impose ses formats : le risque est qu’ils deviennent à terme les convoyeurs principaux de la création pour n’importe quel pays avec toute la censure artistique que cela implique. On sait parfaitement que si un film n’est pas financé par la télévision, ne serait-ce qu’en partie, il risque de connaître les plus grandes difficultés. Même Arte n’est pas toujours ouvert aux expériences les plus originales…
Panorama-cinéma : Justement, par rapport à « ce qui ne se fait plus », vous avez été dirigée par Michael Cimino en 1980 pour Heaven’s Gate : ce genre de films - déjà très controversé à l’époque - se fait encore moins aujourd’hui. D’abord symbole de la fin de l’ère classique du cinéma hollywoodien, c’est surtout l’histoire d’un projet fou, aux moyens démesurés : vous arrive t-il d’en avoir la nostalgie ? Et quelle expérience en avez-vous retirée?
Isabelle Huppert :
Heaven’s Gate a été très violemment rejeté, car il s’agissait d’une grosse production au service d’un discours contestataire, et d’une réalisation presque anti-classique. Ce film est construit comme un rêve, ce qui n’a pas manqué de surprendre les spectateurs à l’époque, comme de nos jours. Malgré sa lente réhabilitation, je crois qu’il sera toujours considéré, et d’autant plus par les Américains, comme un objet non-identifié plaçant Cimino dans un statut presque inédit. J’éprouve à son égard moins de nostalgie que la satisfaction de m’être embarquée dans une telle expérience, très formatrice. Il n’a jamais fait de doute pour moi que c’était l'une des plus grandes oeuvres ayant marqué l’histoire du cinéma.
Entrevue publiée dans le cadre du Festival de films francophones Cinemania 2010