Panorama-cinéma : Mais d’avoir privilégié les témoignages plutôt que les images d’archive, était-ce aussi par méfiance de leur source ?
Marcel Ophüls : Il faut être très méfiant avec les archives, puisqu’on parle toujours de ce qui existe ou a existé. Par exemple, pendant la Deuxième Guerre mondiale, il y avait des films tournés par la Propagandastaffel (qui étaient tellement mieux faits, il faut le dire, que ceux des Français ou des Britanniques ou des autres). Évidemment, quand Adolf Hitler arrive à Paris avec son architecte Albert Speer (que j’ai bien connu pas la suite !) et qu’il lui montre la ville à 4 ou 5 heures du matin, absolument tout est à prendre dans ce formidable document...
Et c’est pourquoi je l’ai repris en entier dans Le chagrin et la pitié, même s’il nous oblige à nous poser de nombreuse question. Par exemple, est-ce que le gendarme qui passe devant la voiture à 5 heures du matin est un figurant payé par la Propagandastaffel ? Ou est-ce que c’est réellement un gendarme français qui marche et qui salue le Führer ? Je n’en sais rien moi. Évidemment que tout ce qui a été filmé par la Propagandastaffel a été bidonné d’une manière ou d’une autre...
Mais les Américains aussi, dans leurs images d’archives, ont énormément bidonné. Frank Capra, avec sa série Why We Fight, a fait la même chose; je le sais, j’y étais et j’ai même participé ! Pour aider mon père et la famille parce qu’on n’avait pas de boulot, Anatole Litvak, qui tournait ce jour-là, m’avait convoqué à la Warner pour jouer un petit gars de la jeunesse hitlérienne. On m’avait placé tout au fond de la salle parce que j’étais déjà trop grand et on nous a tous fait entonner un chant soi-disant nazi. Ma femme a été dans les jeunesses hitlériennes – comme l’ex-Pape d’ailleurs, à peu près tout le monde était dans les jeunesses hitlériennes – et elle sait très bien que ce nous chantions n’était qu’un chant guerrier dans In prelude to war, le premier de la série...
Ça me fait penser... George Stevens, dans l’avant-guerre, était un merveilleux réalisateur de comédies qui a réalisé un grand film qui accompagnait les G.I. depuis D-Day jusqu’à Dachau. Vous devriez le voir. C’était tellement bien, tellement subjectif qu’il a été interdit tout de suite par Eisenhower. C’est finalement grâce à son fils, George Stevens Jr, un très bon ami à moi avec qui j’étais au college, que le film a fini par voir le jour parce que les bobines étaient restées chez son père. George a rassemblé tout ça et on a fini par le voir en 1994 sous le titre de D-Day to Berlin. C’est un film magnifique où là, rien n’est bidonné du tout.
Et après tout ça, Stevens a fait
A Place in the Sun,
Shane,
Giant, puis
The Diary of Anne Frank, mais il n’a jamais refait de comédies. Dachau, ça laisse des traces.
:: From D-Day to Berlin (George Stevens, 1994)
Panorama-cinéma : C’est vrai... John Ford aussi était bien plus solennel après la guerre qu’avant celle-ci. Ce n’est pas le même homme qui fait ces comédies avec Spencer Tracy ou qui raconte la jeunesse de Lincoln que celui qui réalise Fort Apache et The Quiet Man...
Marcel Ophüls : Oui, tout à fait. C’est vrai que Ford avait tourné dans le Pacifique, entre autres, avec son Battle of Midway... Mais est-ce que lui, qui était sans doute le plus imperméable de tous les cinéastes américains, a pu changer à cause de la guerre ? Ça, c’est une bonne question...
« My name is John Ford. I make westerns. » Est-ce que vous connaissez cette histoire ?
Panorama-cinéma : Oui, mais elle est toujours fascinante.
Marcel Ophüls : C’est quand même ça qui a mis fin à toute cette pagaille. C’est quand lui, l’amiral, étant assis aux côtés de Cecil B. DeMille qu’il voulait virer parce qu’il était facho et antisémite (toute sa vie je crois, même s’il avait tourné The Ten Commandments)... Il faut comprendre que la Directors' Guild s’était réunie parce que DeMille, en plein dans les années de la liste noire, voulait virer Joseph L. Mankiewicz de la présidence de la guilde pendant qu’il était en train de tourner All About Eve...
Et Ford était assis là, en silence, sur le podium pendant que DeMille parlait. Quand il a eu terminé, Ford s’est levé et a dit – je vous en garantis l’authenticité : « My name is John Ford and I make westerns... Cecil, I respect you as a filmmaker... But Cecil... I must tell you I don't like what you've been doing tonight and as a matter of fact I don't like you. » Et ç’a mis fin, en ce qui concerne Hollywood, à la liste noire. Du moins, ça y a contribué énormément...
Où en étions-nous ?
Panorama-cinéma : Nous parlions d’archives et de la confiance qu’il fallait leur accorder ou non.
Marcel Ophüls : (rires) Oui, reprenons.
Panorama-cinéma : C’est intéressant ce que vous disiez par rapport à cette confiance. Ces propos me rappellent ceux que tenait Marc Ferro dans Cinéma et Histoire.
Marcel Ophüls : He's a friend of mine.
Panorama-cinéma : C’est vrai que vous avez de nombreux points en commun... Mais plus précisément, lorsqu'on parle de bidonnage, que mettez-vous en scène durant une entrevue ? Vous faites quand même des déplacements de caméra, vous avez quand même des cadrages plus ou moins recherchés, est-ce que ça découle d'une certaine « chorégraphie ».
Marcel Ophüls : Ça vient ou ça ne vient pas. Le meilleur cameraman que j’ai eu c’est
Nils-Peter Malhau (sauf
Andréas Winding, que j’aurais bien gardé toute ma vie après avoir tourné
Matisse ou Le talent du bonheur, mais il s’est malheureusement tué en voiture des années plus tard). Malhau était tout petit et il avait peur des États-Unis parce qu’il était à moitié juif et berlinois et, pendant les bombardements sur Berlin, il y avait une famille allemande qui le cachait. Il était terrorisé par les Alliés et il l’était encore plus en débarquant aux États-Unis. C’est peut-être aussi pourquoi il a fait un travail formidable sur
À la recherche de mon Amérique.
:: The Memory of Justice (Marcel Ophüls, 1976)
Panorama-cinéma : Vous disiez que vous n’aimez écrire ou planifiez la structure d’un documentaire préalablement.
Marcel Ophüls : Je n’aime pas quand les autres le font non plus ! (rires)
Panorama-cinéma : Ce que je trouve remarquable de vos films – et ça rend votre démarche d’autant plus impressionnante – c’est la structure dialectique qui est d’une rare limpidité.
Marcel Ophüls : Ça vient vraiment du montage. Frederick Wiseman et moi (lui, il est son propre producteur et son propre monteur), on tourne très vite. Godard c’est pareil. On tourne aussi vite qu’on le peut en restant presque entièrement passif lors du tournage. Cela dit, on monte très lentement. À l’époque du Chagrin et la pitié, où j’avais une quarantaine d’années déjà, je faisais du ratio 15:1. C’est-à-dire que pour 15 heures de tournage, j’avais une heure de film. Aujourd’hui, c’est du 25:1.
On tourne donc très vite et le montage peut durer six mois. Sur Hôtel Terminus, il a duré beaucoup plus que six mois... Pour des raisons qui avaient à voir avec le président Mitterrand (c’est Mitterrand qui avait mis le grappin sur Klaus Barbie en Bolivie) parce qu’il a eu les cold feet et il ne voulait plus que le procès vienne... Or moi j’ai quelque chose de toujours présent dans mes documentaires qui est essentiel pour structurer le discours et c’est ce que j’appelle une idée portemanteau.
Dans Le chagrin et la pitié, c’est la ville de Clermont-Ferrand le portemanteau. Dans The Memory of Justice – qui est, je pense, ce que j’ai fait de meilleur et de plus personnel et qui, contrairement à mes autres films, n’est pas une commande – c’est le procès de Nuremberg qui est l’idée portemanteau. Dans mon dernier film, c’est ma pomme qui est l’idée portemanteaux. Pour Hôtel Terminus, ç’a été la croix et la bannière et j’ai failli mettre en faillite le pauvre John Friedman qui courait partout pour trouver du pognon alors qu’il n’en avait pas parce que le procès Barbie ne venait pas et ne venait pas et ne venait pas... J’ai la mémoire qui flanche, mais on a fini par passer cinq ans sur ce fichu film que je n’aime pas.
Panorama-cinéma : Ah non ?
Marcel Ophüls : Pas beaucoup. Il a certes eu l’Oscar, mais c’est Le chagrin et la pitié qui le méritait ! Quand Le chagrin et la pitié a été nominé, tout le monde me rassurait (tout le monde c’était William Wyler et Saul Bass, etc.) et Bass était venu me chuchoter à l’oreille le soir du gala : « C’est vous et pas les autres »... Et il était le président de la section documentaire cette année-là !
Wyler m’avait invité et il y avait
Gregory Peck,
William Friedkin et tout le monde me disaient que c’était dans la poche... Alors là, à la remise, j’avais déjà une fesse de levée et là... Eh bien là il faut applaudir très, très chaudement et faire un très grand sourire parce qu’on sait que les caméras sont sur nous. C’était amusant comme tout, bien sûr... Enfin, tout ça c’est du spectacle. Lorsqu’on ressort du théâtre et qu’on a pas eu l’Oscar, on a du mal à rentrer au Beverly Hills Hotel. Il faut se trouver une bagnole parce que tout est très loin à L.A.. Par contre, quand on a l’Oscar, c’est «
Mr. Ophüls' car » dans les haut-parleurs. «
Mr. Frank Capra's car !
Mr. Charles Chaplin's car ! Etc. » C’est un rituel, ça fait marcher l’adrénaline... C’est chouette.
:: Marcel Ophüls dans
Hôtel Terminus (Marcel Ophüls, 1988)
Panorama-cinéma : Pour en revenir à la structure de vos films, diriez-vous que vous été influencé par la pensée structuraliste qui était très en vogue à l’époque ?
Marcel Ophüls : Je ne crois pas. J’ai fait des études de philo, mais les structuralistes, j’ai tendance à la emmerder – de toute façon, ils sont tous morts ! (rires) c’est plus le pragmatisme qui m’a influencé. Je suis pragmatique, ce qui n’est pas la même chose dans la vie qu’en philosophie. En philosophie, c’est William James et John Dewey. Tout ça, c’est l’influence de mes études aux États-Unis. J’ai été convaincu par le pragmatisme en philosophie et je le suis resté. Je suis assez imperméable à l’idéalisme – je préfère le réalisme.
Panorama-cinéma : En rencontrant tous ces grands personnages historiques, est-ce que certains vous ont donné l’impression de vouloir échapper à l’Histoire ?
Marcel Ophüls : Tiens, c’est intéressant ça... Comme s’ils voulaient s’en sauver... Il me semble que tout le monde, à un moment donné dans sa vie, cherche à échapper à la grande Histoire et à sa propre histoire pour des raisons certainement très différentes les uns les autres. Je crois beaucoup, hélas, aux individus et pas beaucoup aux collectifs. Les mouvements collectifs dans l’Histoire créent les guerres. Les mouvements collectifs créent des millions de morts. C’est aux individus qu’il faut essayer de faire confiance. Cela dit, je préfère les animaux.
On peut s’intéresser, je crois, aux gens, sans forcément les aimer. Chacun a son histoire à raconter ou à montrer aux autres. Quand on ne peut pas dormir la nuit et qu’il faut prendre des cachets pour oublier, je pense qu’on réfléchit, dans ces moments-là, à notre propre histoire et c’est une histoire dont on n’est pas toujours fiers... Mais là, on glisse de la philosophie à la psychanalyse...
Panorama-cinéma : À la fin de Munich, il y a des intervenants qui ne semblent pas afficher beaucoup de regrets.
Marcel Ophüls : Georges Bonnet [Ministre français des Affaires étrangères] par exemple avait pris toute une page dans Le Monde pour se plaindre de moi à l’époque où le film a été diffusé. Évidemment, il parlait de tous ses bons souvenirs... Alors qu’Édouard Daladier [le président du Conseil des Ministres] le détestait. Bonnet était tout un personnage. Il avait des bustes et des tableaux de lui dans sa maison. Bien sûr, à la fin, quand il vient de nous expliquer qu’il a de bons souvenirs de cette crise à cause d’Eleanor Roosevelt et de tous les gens qu’il a connus... Moi, très vachement c’est vrai, je plaque une chanson de Charles Trenet, La vie qui va, « C’est la vie qui va toujours, vive la vie, vive l’amour »... Il n’était pas content, mais je ne cherchais pas à le rendre content !
Panorama-cinéma : Comment expliqueriez-vous que quelqu’un comme lui n’affichait aucun remord ?
Marcel Ophüls : C’est compliqué. Dans la partie anglaise du documentaire par exemple, il était très difficile pour nous de trouver un munichois [quelqu’un qui supporta l’accord de Munich, NDLR]. Là encore, on a un peu bidonné. Harold MacMillan était munichois à fond et presque tous les conservateurs étaient munichois à fond, mais ils n’étaient pas disponibles à notre arrivée. La fille qui travaillait au bureau a dit : « Vous pourriez peut-être prendre mon père. » Il était député et c’était un type assez intéressant. Elle nous a donc livré son papa (qui soit dit en passant à inventer la radio dans les voitures) et il a tout de suite pigé – et ça c’est l’humour anglais – puisqu’il nous a invité dans son club, s’est mis un chapeau haut de forme et une orchidée à la boutonnière pour jouer son rôle.
En France, j’ai choisi le munichois Georges Bonnet parce que c’était le plus important du lot. On aurait pu donner le même rôle à beaucoup de politiciens en France. Anthony Eden le dit dans le film : il y en a quand même beaucoup d’Anglais qui ne se sont pas levés dans la chambre des communes de Londres, comme Churchill lui-même, alors que Chamberlain, lui, disait qu’il voulait retourner à Munich pour signer l’accord et s’assurer d’une paix pour 100 ans...
Daladier explique d'ailleurs très bien qu’en rentrant de Munich, quand il allait atterrir au Bourget, il a vu à l’aéroport des gens qui attendaient l’avion et il a dit à son sous-fifre : « Qu’est-ce que c’est que tout ça ? » et le sous-fifre répond : « Monsieur le Président, ce sont des gens qui sont venus vous acclamer ». Et il a dit : « Ah ! Les cons ! ».
:: Marcel Ophüls
Panorama-cinéma : À revoir vos films aujourd’hui, on a l’impression que bien peu de choses ont changé dans la manière dont la politique est pratiquée. Diriez-vous que c’est parce que la politique s’est figée au lendemain de la Deuxième Guerre ? Était-elle déjà figée ?
Marcel Ophüls : Oui à vos deux questions... Mais j’aime la politique, contrairement à Truffaut qui détestait les politiciens. Je les aime bien. Le pouvoir a quelque chose de fascinant et chercher le pouvoir n’est pas déshonorant en soi, pas du tout. Le danger, dans le pouvoir et la politique, je crois, c’est qu’il corrompt et que le pouvoir absolu corrompt absolument, pour reprendre Samuel Johnson... Ça me fait penser au maire de Toronto qui semble avoir des ennuis !
Panorama-cinéma : Et suivez-vous actuellement l’état du documentaire ? En regardez-vous beaucoup ?
Marcel Ophüls : Non. À vrai dire, je n’aime pas beaucoup le documentaire... I prefer what I call real movies. Le cinéma de Lubitsch. Le cinéma de Capra. Le cinéma d’Hitchcock. Le cinéma de mon papa. Je revois surtout, chez moi où je suis en pleine campagne, des films comme Rear Window... J’ai dû le voir au moins une quinzaine de fois dans ma vie. Pour mon anniversaire, mon petit-fils m’a envoyé deux films de Fritz Lang, dont un que je ne connaissais pas en édition collector, The Woman in the Window. Je ne l’avais jamais vu et c’est superbe. Pourquoi donc aller au cinéma quand on peut encore découvrir ce genre de films ?
Panorama-cinéma : Pour finir, j’aimerais vous poser l’une des questions que vous aviez formulées dans Le chagrin et la pitié : avez-vous peur des idéologies ?
Marcel Ophüls : C’est mon papa qui, avant-guerre, m’a dit de prendre mon vélo, d’aller voir sur les Champs-Élysées le film de Capra, You Can't Take It With You. D’ailleurs, j’avais eu la chance, quand Capra a été invité à Princeton, d’être son guide durant trois jours. Et là, j’étais professeur invité de cinéma et j’ai eu à faire les honneurs de la maison à Capra...
Tout ça pour dire que oui, j’ai peur des idéologies. Dans mes mémoires filmées, il y a, exprès – bien sûr tout est toujours exprès – Lionel Barrymore dans ce Capra qui dit : «
Communism, fascism, voodooism. Everybody's got an ism these days. » C’est la réponse.
Photos : Cécile Lopes
| Transcription : Mathieu Li-Goyette