Depuis sa graduation à l’UQÀM en 2016, Sarah Baril Gaudet ne chôme pas et récolte les honneurs. Elle réalise Là où je vis (2017), son premier court métrage, tourné au Nunavik grâce à une bourse offerte par l’ONF. Elle remporte avec ce documentaire le Grand Prix du Festival Vues du Québec. Passage (2020), son premier long métrage, se déroule au Témiscamingue et se distingue aussi par une nomination au Gala Québec Cinéma pour sa direction photo. Les bienveillants (2021), qui propose une incursion dans un centre d’appel (Tel-Aide), obtient une mention spéciale aux Hot Docs, ainsi que des nominations aux IDA Documentary Awards et aux Canadian Screen Awards. Elle est actuellement en train de développer deux autres projets.
À l’occasion de la sortie en salles de son plus récent documentaire Celles qui luttent (2023), j’ai voulu rencontrer cette artiste prometteuse, mise à l’honneur sur la plateforme Tënk, qui présente actuellement une rétrospective de son œuvre.
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Une performance cathartique
Il y a des documentaires qui semblent sans documentaristes. Des cinéastes qui ne se retrouvent pas dans leur film.
Une œuvre cinématographique n’est-elle pas toujours un espace de projection pour un cinéaste ? Peut-être. Mais certains réalisateurs observent leur sujet avec une telle distance, un tel recul, une telle posture analytique, qu’ils semblent éviter d’entrer réellement en relation avec leur matière, avec leurs personnages. J’avais l’impression que ce n’était pas le cas de Sarah Baril Gaudet, après avoir visionné Celles qui luttent.
Je me doutais bien que la cinéaste n’était pas doublée d’une lutteuse, mais il y avait quelque chose dans son approche qui me semblait trop singulière pour ne pas trouver écho dans sa propre subjectivité. Pourtant, à la question « De quelle manière te retrouves-tu dans ce film ? », sa réponse ne fut pas aussi franche. C’est seulement plus tard, quand elle m’a parlé de sa « fascination pour les gens passionnés », affirmant que c’est de cette façon qu’elle trouvait souvent le sujet de ses films, que j’ai compris ce qui la rejoignait dans ce documentaire : Sarah Baril Gaudet est, elle-même, une passionnée. Une « monomaniaque », m’a-t-elle confiée. Mais pour le savoir, pour le sentir, il fallait la rencontrer.
Sarah-Louise Pelletier-Morin : Dès les premières images de Celles qui luttent, on sent que tu t’inscris dans une esthétique très différente par rapport à tes autres films. Tu avais l’habitude de faire des plans fixes, de construire un montage lent. Je pense notamment à Là où je vis, à Passage et aux Bienveillants. Dans ton dernier film, les images se succèdent rapidement. Il y a une énergie, une charge, une rapidité.
Sarah Baril Gaudet : J’ai eu envie d’aller ailleurs. Le sujet se prête à ça. Je ne me voyais pas faire un film de lutte avec des longs plans larges. J’essaie de varier mon esthétique en fonction de mes sujets. Au Témiscamingue, ça me semblait approprié, parce que le lieu était important. Dans ce cas-ci, j’avais envie d’être proche des personnages, qu’on sente la proximité.
SLPM : Parlons de ces personnages. Tu as choisi de suivre trois lutteuses : Loue O’Farrell, LuFisto et Azaelle. Comment les as-tu trouvées ?
SBG : Ça été quand même long comme processus. Le choix de LuFisto a été assez facile parce que c’est une pionnière et elle est passée à travers beaucoup de moments difficiles. Elle ne voulait pas nécessairement se montrer dans une vulnérabilité, elle voulait conserver une certaine image. Mais moi, c’est précisément ce qui m’intéressait, de voir à travers quoi elle était passée ! Je voulais parler du fait qu’elle n’avait pas nécessairement les opportunités qu’elle voulait. C’est une femme extrêmement déterminée, mais qui vit toujours dans la précarité.
Azaelle et Loue sont arrivées après. Il n’y a pas beaucoup de mères, étonnamment, dans le milieu de la lutte. Loue était l’une des rares à avoir un enfant. Ça permettait d’aborder cette dimension. Rares sont celles qui vont prendre une pause pour tomber enceinte. Quant à Azaelle, je trippais sur son personnage de la « Angry Red Woman ». Je voulais aborder davantage les enjeux de la grossophobie avec elle.
SLPM : Une lutteuse, n’est-ce pas le sujet parfait comme personnage de documentaire. Elles aiment jouer, bouger, s’exhiber, elles sont à l’aise dans leur corps. Tes personnages sont très photogéniques.
SBG : Oui et d’ailleurs elles sont habituées d’être filmées. Il y a très souvent des caméras autour du ring. Les combats sont diffusés sur internet.
SLPM : J’ai remarqué que tu intégrais souvent des vidéos publiées sur les réseaux sociaux, des images captées par un cellulaire dans tes films, notamment dans Passage et dans Celles qui luttent.
SBG : Oui, évidemment. Avec l’époque des réseaux sociaux, c’est inévitable. La promo des filles lutteuses, ça se passe beaucoup sur les réseaux. Et je trouve qu’on ne voit pas ça souvent dans les films de lutte. Pourtant, c’est central. Bien sûr, il y a les matchs, mais ensuite on veut entretenir la rivalité pour que le public les suive.
SLPM : La caméra filme très peu le public qui assiste au match. Quel genre de public assiste à ces spectacles ?
SBG : Ce sont davantage des hommes. On ne l’exploite pas du tout dans le documentaire : c’est un choix. C’est rough parfois pour les filles, dépendamment des places où elles performent. Au-delà de ce qui se joue backstage, ce sont les spectateurs qui sont problématiques. J’ai eu envie d’aborder à un certain moment le fait que les foules sont moins respectueuses que d’autres, et explorer ce côté masculin et arriéré dans certaines villes, mais finalement j’ai décidé de ne pas aller là… Je voulais demeurer proche de la perspective des filles.
SLPM : Ta dernière scène est très belle. Azaelle, qui prend une pause pour tomber enceinte, assiste à un match de Loue, qui semble plus grande que nature. La scène prend une dimension un peu épique. Comment on filme la lutte ?
SBG : Comment on filme la lutte, voilà une question qui m’a obsédée. C’était un défi, parce que je voulais que ça soit original. D’un côté, oui, je voulais qu’elles soient plus grandes que nature et de l’autre côté je ne voulais pas aller dans les clichés des films de sport avec des ralentis et des gros plans.
Je tournais tout le long avec un objectif fixe, une 28 mm assez large. Ça été tout un défi, quand même ! Je devais tourner autour du ring et m’approcher physiquement de l’action. Mais je pense que cela a fait que j’ai encore plus vécu mon sujet. J’avais envie qu’on sente la fébrilité des filles backstage, y aller plus à l’épaule au niveau du backstage, et faire le contraste avec le quotidien.
J’ai décidé que le dynamisme serait plutôt au niveau du montage. On a fait des jumpcuts. Je trouvais que c’était une approche différente. J’étais plus basse sur le ring donc les filles apparaissent immenses.
SLPM : Cette composition qui mise sur le « contraste », c’est d’ailleurs l’une des choses qui est frappante dans ton documentaire. On passe d’une scène de lutte à une scène de la vie quotidienne. D’un geste de combat, on passe à une caresse de chat. Une séquence enchaîne un show de métal à un brossage de dent. Tantôt on voit Loue travailler dans un bureau très tranquille, ou vider son lave-vaisselle, prendre soin de sa fille, ce qui dissone avec l’action sur le ring. Les intérieurs sombres des soirées de lutte laissent place à la blancheur d’un paysage lumineux d’hiver. Toute l’œuvre se déploie dans ces aller-retours entre la force et la vulnérabilité, l’agressivité et la tendresse, la virilité et la féminité, la rivalité et la sororité, le bruit et le silence, le sombre et le clair.
SBG : Oui ! Parce que leur vie est comme ça ! Leur vie est faite de contrastes. Ces gens-là sont très ordinaires, ce ne sont pas comme des athlètes olympiques dont la vie est centrée autour du sport, partout et tout le temps. Quand ces filles quittent le ring, elles deviennent des personnes super ordinaires. Je voulais donc créer ce contraste avec des longs plans dans le quotidien. On est dans l’écoute, dans le calme.
SLPM : Je me suis demandé si cette façon de filmer deux personnages ensemble qui se parlent de sujets très profonds, très intimes, dans des dialogues qui ont presque l’air écrits tant ils sont échangés avec fluidité, était une façon de faire un clin d’œil à la lutte, qui est une pratique stagée, écrite. J’avais l’impression que ces scènes avaient une part fictionnelle, comme les scènes de lutte.
SBG : Depuis Passage, j’évite de faire des entrevues. À la place, je mets deux personnages ensemble et je les alimente, puis je les laisse aller. Je préfère faire ça que des entrevues. Cette technique n’est pas toujours évidente, je veux qu’il y ait un naturel, que ça n’ait pas trop l’air stagé. En même temps, dès que tu places une caméra, la réalité change, c’est normal qu’il y ait une mise en scène.
SLPM : Comment as-tu réussi à obtenir des témoignages aussi intimes et sincères ? Il y a deux scènes qui entrent fortement en écho, qui sont symétriques, soit les plans fixes sur le divan (où LuFisto et Azaelle discutent avec leur conjoint respectif). Ces deux scènes sont mémorables parce qu’elles abordent des sujets profonds, comme la conception d’un enfant ou la pauvreté.
SBG : On était toujours une petite équipe. Je trouvais ça vraiment important. On était toujours juste trois et c’était moi qui filmais. Il y a une intimité qui se crée plus facilement de cette façon-là, surtout quand je fais la caméra. Ça fait partie de ma démarche de réalisatrice d’avoir la caméra, de faire la direction photo de mes documentaires. J’adapte mon point de vue au fur et à mesure, en fonction des cadres que je fais.
SLPM : Au carrefour du théâtre et du sport, la lutte est un art en soi, une performance qui ne ressemble à rien, et qui est extrêmement codifiée. En même temps, ça rejoint d’autres pratiques artistiques par les enjeux qu’elle soulève. Qu’est-ce que ça prend pour être une bonne lutteuse ?
SBG : Les lutteuses sont à la fois des actrices, des athlètes et des cascadeuses. Je me suis rendu compte que ce sont des femmes très passionnées, mais qui se butent à de nombreux enjeux liés à la condition féminine, comme la maternité et l’âgisme. Ce sont des choses qu’on aborde peu dans les films de sport et encore moins dans les films de lutte — parce qu’il n’y a pas de femmes dans les films de lutte ! Explorer la réalité féminine, c’était une approche absolument nouvelle. Il y a aussi toute la sororité qui est touchante. Les personnages de Loue et Azaelle, par exemple, ont une belle complicité, en dehors du ring, même s’il y a une grande rivalité entre les deux qui est mise en scène.
SLPM : C’est un art qui est total.
SBG : Oui. Et la lutte féminine a pris beaucoup d’ampleur dans les dernières années. Pendant longtemps, ce n’était pas pris au sérieux. Les femmes lutteuses jouaient au départ des divas, elles paradaient sur le ring et faisaient des combats de 30 secondes en lingerie. Ce n’était pas considéré comme sérieux. Il y a eu une sorte de révolution en 2016, parce qu’il y a eu un match qui a duré 30 secondes et les fans se sont révoltés sur Twitter en soulevant que ça n’avait pas de sens : il faut que les filles fassent des plus longs matchs, elles sont capables !
SLPM : Tu disais, plus tôt, que la lutte appartient à la culture populaire. En même temps, ce n’est pas quelque chose qu’on voit souvent. Du moins, pas de la lutte féminine. Je n’avais jamais vu deux femmes dans un ring avant de regarder ton film. C’est fascinant et ça donne envie d’aller en voir live.
SBG : Il y a quelque chose de cathartique.
SLPM : C’est le mot que j’avais noté ! (rires)
SBG : C’est ce qui m’a attiré là-dedans. Je suis allée voir deux matchs de lutte dans Hochelaga il y a des années et je me suis demandé si ça existait des lutteuses. J’ai fait mes recherches et je suis tombée sur une fédération qui s’appelait « Femmes Fatales », et déjà le nom m’attirait ! Ensuite, en 2020, je suis allée voir un show à Ottawa et j’ai eu un gros coup de cœur. Je trouvais que ça nous sortait du stéréotype de la femme fragile. Il y avait quelque chose de cathartique dans le fait de voir des femmes monter sur un ring, il y avait aussi une forme d’empowerment. Juste le personnage de LuFisto elle a fait un trou dans un mur cette soirée-là, à Ottawa, et là je me suis dit : « Il faut que je les rencontre ! » C’est comme ça que ça a commencé.
Ça a inspiré des filles partout ailleurs. On sent aujourd’hui que le calibre est là. Il y a des lutteuses qui se battent contre des hommes. Et les gens sont encore un peu rébarbatifs à l’égard de ces matchs mixtes qu’on associe parfois à la violence conjugale. Mais on s’entend : ce sont deux athlètes qui font un show, ça reste du théâtre.
Ce qui m’a fascinée, aussi, c’est que c’est une communauté vraiment tissée serrée. Les lutteuses se créent des safe spaces, elles ont envie d’être vues et entendues.
SLPM : Ton documentaire déborde beaucoup de la lutte. C’est une œuvre qui porte aussi sur la grossophobie, l’âgisme, et le sexisme. Il engage même une réflexion sur la maternité. On parle aussi des agressions sexuelles que tes intervenantes ont vécues et de l’hypersexualisation de ce sport à leurs débuts. Ton approche est résolument féministe. Est-ce qu’on peut dire que tu fais des films engagés ?
SBG : Je ne sais pas. Je ne collerais pas l’étiquette d’engagé à ce que je fais. Ça soulève des questions, mais ce n’est pas militant. Je cherche encore qui je suis comme cinéaste, je cherche à trouver ma voix, mon approche. J’essaie d’en faire le plus possible parce que c’est long de maîtriser ce qu’on fait. Je n’ai pas envie de faire un film aux dix ans, parce que je veux continuer à évoluer et à faire des rencontres. C’est pour ça aussi que je fais des courts métrages entre mes films.
SLPM : Il se dégage une grande joie dans ton film. Une énergie, aussi, notamment grâce à la bande son.
SBG : Oui, c’était vraiment mon mot d’ordre. La première fois que je suis allée voir de la lutte, j’ai trippé. Si on aborde des enjeux importants liés à la condition féminine, j’ai envie que ce soit dans un contexte agréable.
Je voulais surtout montrer un milieu où les filles se soutiennent beaucoup, où il y a une sororité. Au début, j’avais des préjugés, comme tout le monde, sur la lutte. Je me disais « ce n’est pas vraiment un art ni un sport ». Quand je me suis plongée dans le sujet, j’ai compris qu’elles pouvaient nous faire vivre des vraies émotions, et ça m’a fait changer d’idée sur la lutte.
Sans ce film, je n’aurais jamais fait la rencontre de ces femmes et de leur univers. Pour moi, c’est la magie du documentaire. Au-delà des enjeux explorés, ce sont des femmes qui m’inspirent. Ça me fait réfléchir par rapport à mon métier. Il y a des parallèles entre la lutte et le documentaire. Ce sont deux arts marginaux. Ça peut nous faire réfléchir aussi à la place des femmes dans le milieu artistique. Dans le milieu du documentaire, il y a plus de femmes parce qu’on a des budgets moins élevés à gérer… Il y a pleins de parallèles à faire entre ces deux pratiques.
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« La lutte ça semble ouvert, mais c’est fermé. »
— Azaelle, à propos de la grossophobie qui règne dans le milieu
Celles qui luttent revêt la qualité des grandes œuvres : explorer avec intelligence et subtilité, dans une approche directe et sincère, les contradictions de l’existence. Contradictions d’une pratique hyerpersexualisée qui montre néanmoins des figures de femmes fortes, une pratique à la fois ouverte et fermée au genre féminin qui « empuissance » les femmes en même temps qu’elle les met en danger et les vulnérabilise.
Depuis Là où je vis, Sarah Baril Gaudet est parvenue à renouveler son approche, tant formelle que thématique, dans chacun de ses documentaires ; chaque fois, elle s’imprègne — avec une passion tangible — des sujets qu’elle filme. Il n’y a pas de doute qu’elle a une longue carrière de documentariste devant elle. Parions d’ailleurs que ce n’est pas la dernière rétrospective de son œuvre.
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