La souffrance au téléobjectif
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
L'ambiguïté éthique du téléobjectif est d'autant plus complexe à gérer pour le spectateur que les images qu'il produit créent l'illusion prenante de l'intimité. Mais, d'un point de vue strictement physique, c'est la manière la moins engagée de filmer. Le téléobjectif, c'est l'arme dont on se sert pour nier la distance : habile trompe-l'oeil capable de rapprocher par un trucage optique ce vers quoi dans les faits nous n'avançons pas. On peut difficilement trouver plus appropriée comme analogie pour décrire le fréquemment abject Ce coeur qui bat du cinéaste québécois Philippe Lesage, dont la mise en scène vide de la souffrance humaine a le culot de déguiser sa distance détachée en proximité crue. Douleur et désarroi sont ainsi profanés par un esthétisme de pacotille, dépourvue tant d'intelligence que de sensibilité, parlant le vulgaire langage du gros plan avec une insistance qui finit par lever le coeur. Lesage accouche en quelque sorte de l'anti Hommes à louer, admirable film de Rodrigue Jean où le dispositif filmique s'assumait en tant que tel et où le cinéaste se commettait moralement envers ses sujets en se donnant pour mission de les suivre, de les fréquenter sérieusement. Côtoyer, c'est exactement ce que ne fait pas Ce coeur qui bat. Ici, la caméra subtilise au profit du spectateur désireux d'être « aux premières loges », de voir « de près » ce qu'il craint plus que tout.
La complaisance est partout, soi-disant justifiée par une vérité du corps qui jamais ne se traduit par une démarche cinématographique à proprement parler. Ce qu'établit Lesage, c'est un système tout ce qu'il y a de plus déshumanisant, une méthode pour cultiver l'impact viscéral des images. Le rapport qu'il entretient avec la souffrance est presque pornographique, multipliant sur le mode démonstratif les vignettes atomisées n'ayant en commun que ce fil conducteur primaire de la douleur - réelle, donc nécessairement troublante et déchirante, mais exposée inutilement par un cinéaste qui, ayant obtenu ses images, ne semble plus vraiment se poser de questions quant aux limites de la décence. Trop, c'est uniquement le moment où le spectateur s'insurgera; car le propre de la complaisance virtuose est d'être mutuel et, en ce sens, Ce coeur qui bat est d'une terrifiante habileté. Son spectacle torture et choque, mais toujours en fonction de cette bonne conscience du devoir de voir et de savoir. Lesage va, certes, là où nous n'osons pas généralement aller, sauf si la vie elle-même nous y force. Mais, en réalité, chacun des plans de son film débute au moment où la caméra devrait cesser de tourner. S'y multiplient les actes de voyeurisme pur, travestis en courage grâce un simulacre d'austérité.
Mais derrière cette belle façade uniforme, cette rigueur sanitaire du cadre souvent fixe, la nature outrancière des émotions employées dynamite violemment toute forme de retenue. La problématique de l'euthanasie, qu'aborde une femme rêvant de mettre fin à ses jours, est à peine soulevée qu'on nous assène un plan obscène d'un vieillard couché dans un corridor qui n'en peut plus, qui supplie qu'on ait pitié de lui. Lesage, certes, a le mérite d'éviter l'écueil des « grands enjeux » abordés par de grand discours. Sa caméra, pourrait-on dire, se concentre sur « l'essentiel » : la dimension purement individuelle de cette souffrance qui sous-tend un problème que la société s'est en quelque sorte appropriée. Mais son propos s'avère aussi grossier que celui qu'il évite, sinon plus. À force de miser sur les émotions, le cinéaste multiplie les énormités; comme ce « je t'aime » que partage un couple adolescent, racoleuse lueur d'espoir placée en guise de conclusion à une descente aux enfers exigeant une résolution plus consistante qu'une formule psycho-pop éculée. Lors de la même scène insupportable, Lesage ose opposer (sans que l'on comprenne exactement pourquoi) les jeunes et les vieux; même l'éclairage se met de la partie, baignant dans une douce lumière la figure angélique de l'adolescente tandis que le pauvre vieux condamné croupit dans la pénombre.
Ne reculant devant aucune énormité, Ce coeur qui bat progresse d'un fragment à l'autre selon la seule logique du crescendo qu'il fait culminer à grand renfort de Beethoven dans le tapis. La caméra s'attarde, fixe, mais ne crée jamais de lien tangible avec ce qu'elle observe ainsi, sans aucune pudeur. Ce qui nous ramène à notre téléobjectif, à cet éloignement sur lequel il ne triomphe qu'illusoirement et au caractère profondément voyeur de la posture qu'il implique. La prétendue grandeur d'âme de ce documentaire n'est qu'une imposture, un beau mélange d'apitoiement et de fascination qui s'impose lourdement sur le réel filmé. Celui-ci, en désespoir de cause, se révolte contre la caméra qui s'est infiltrée dans son intimité lorsqu'une femme, visiblement dépassée par les événements, admet qu'elle est gênée d'être dans un tel état - d'autant plus qu'on la filme. « En plus », on la filme. Signe que cette caméra est un fardeau, qu'elle s'est glissée là où elle n'était pas désirée, et que le respect lui-même dicte qu'elle se retire de cette vie privée au nom d'une dignité qu'elle semble avoir oublié. Évidemment, Lesage n'était pas animé par de mauvaises intentions lorsqu'il a tourné ces images. Mais jamais ce qui se retrouve à l'écran, tel que construit par le cinéaste, n'arrive à convaincre de sa propre légitimité.
Critique publiée le 4 février 2011.