On est au tournant des années 80. Au Japon, les cassettes Betamax et VHS sont en guerre depuis leur apparition (respectivement en 1975 et 1976). Quant au fameux Walkman de Sony, il atterrit sur les tablettes en 1979. L’heure est au film en boîte. À regarder quand on le souhaite. À son emprunt. À son échange. À son entreposage dans des magasins de location qui traînaillent le cinéma de l’obscurité jusqu’aux néons. Si Peter Greenaway dit plus tard du 7e art qu’il meurt dans ces eaux-là (« Cinema died on the 31st September 1983 [sic] when the zapper, or the remote control, was introduced into the living-rooms of the world »), c’est parce qu’il évalue que la forme cinématographique entre à ce moment en pleine remédiation technologique et qu’elle n’y survivra pas. Greenaway pense qu’avec ce glissement de contrôle, ce passage du spectateur passif à l’actif, le cinéma ne peut désormais se développer que dans la voie d’une contre-affirmation intermédiale, labyrinthique, à l’instar de son tentaculaire Tulse Luper Suitcases et de ses 92 DVD.
C’est qu’il associe coûte que coûte le zappeur à une insatisfaction enfantine, qu’il considère tout dénouement narratif comme une simplification grossière. En remarquant cette image déjà bénigne être asservie par le spectateur qu’il croit abruti, il n’entrevoit que la fin des possibles alors que tout le contraire est en train de se produire. La rencontre entre les technologies domestiques et le cinéma naît d’abord d’un désir collectif de se rapprocher des films et de leur présence. Greenaway comprend que le cinéma en ressort radicalement fragmenté, transposable d’un écran à l’autre, copiable de cassette en cassette, zappable de chaîne en chaîne. Mais il oublie que le cinéma est plus près du théâtre que de la peinture, et donc que la relation entre la scène et le public y est plus fondamentale que celle entre l’image et son cadre.
Quand Kiyoshi Kurosawa tourne College Girl: Shameful Seminar, il est membre depuis peu de la Director’s Company, une petite compagnie fondée par Susumu Miyasaka et qui s’était donnée comme mandat d’accompagner de jeunes réalisateurs dans leurs premiers films (majoritairement des pinku et des roman porno [1]) avant de les vendre directement à la Nikkatsu ou à l’Art Theater Guild (deux des distributeurs les plus trash du Japon d’après-guerre). Parmi ses compères, Toshiharu Ikeda, qui réalisera le premier film de splatter au Japon (Evil Dead Trap en 1988) ou encore Sôgo Ishii qui, bien avant Shin’ya Tsukamoto, amorcera la tendance japonaise du cyberpunk en filmant les nouveaux groupes de bikers punk (avec Crazy Thunder Road en 1980 et Burst City en 1982). Dans cette équipée déjantée, Kurosawa s'aventure et trouve son style à travers une fascination pour les écrans et leurs différentes matérialisations possibles. Des fascinations cliniques, froides, technologiques, qui l’intéressent finalement davantage que la cruauté, la sexualité et le vice qui règnent dans une vague réunie pour choquer et s’émanciper du marasme qui frappe le cinéma japonais grand public des années 80.
Étant nettement moins radical que les autres membres du collectif, Kurosawa leur livre un premier film, Kandagawa Wars (1983), une version soft des Secrets derrière le mur de Koji Wakamatsu (1965), premier chef-d’œuvre du pinku, qui était déjà une reprise du Rear Window d’Alfred Hitchcock (1954). Plus intrigué par le voyeurisme d’une voisine que par les copulations des deux femmes espionnées, Kurosawa se voit néanmoins accorder une seconde et dernière chance avec College Girl: Shameful Seminar. Mais comme il persiste à conjuguer la distanciation à l'érotisme, il se fait confisquer son film d'écolière, jugé parce qu'il se passionne mieux des procédés technologiques et des plans de caméra ambitieux que du théâtre pervers des jupons à qui il dit « rideau ».
Profitant de sa liberté pour signer d’immenses travellings en plans-séquences couplés à des chorégraphies chantées qui circonscrivent l’espace scolaire et imaginaire du film comme un grand théâtre, il ramène systématiquement son héroïne Akiko (Yoriko Dôguchi) à sa mission première : retrouver le petit ami chanteur qu’elle a perdu de vue mais dont elle rêve encore. Le fait qu’Akiko entretienne ses souvenirs grâce à un Walkman et des écouteurs qui lui murmurent la voix du chanteur ancre cette nostalgie amoureuse dans une ère de matérialisme culturel, la même qui permet à l’héroïne d’écouter à répétition le même souvenir, déformant de plus en plus sa perception réelle à travers son rapport fétichiste à un objet érigé en totem amoureux. Or cette nostalgie romantique revisitée à l’aune de la culture sur tape manque évidemment de péripéties sexuelles. Pire encore, l’érotisme du film n’engage jamais Akiko elle-même, qui demeure habillée durant les 80 minutes du métrage, résistant aux préceptes patents de tout film érotique. Non content d’être refusé encore une fois et de se faire dire que jamais son film ne sortira, le cinéaste rachète les rushes à la Director’s Company et claque la porte. College Girl: Shameful Seminar devient The Excitement of the Do-Re-Mi-Fa Girl et Kiyoshi Kurosawa un auteur.
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Auteur qu’on reconnaît notamment à quelques obsessions qui ne mentent pas, comme cette liaison maligne à la technologie qui a longtemps marqué Kurosawa (l’image hypnotique dans Cure [1997], l’image fantomatique en réseau dans Kaïro [2001], l’image clonée de Doppelgänger [2003]), qu’il soit question de représenter la technologie ou de s’en servir pour troubler notre rapport ontologique à l’image de cinéma. Dans Do-Re-Mi-Fa Girl, la jeune femme fait face à un contexte (scolaire), à un genre (le film érotique) et à un spectateur (de pinku) qui lui imposent successivement leurs attentes, d’où le titre qui simule la prédétermination de sa condition – rien ne fait changer l’ordre des notes de musique – et qui devient rapidement une prison faussement joyeuse dans laquelle Akiko déambule en toute innocence.
Les personnages qu’elle croise chantent des complaintes à l’amour déformé par la modernité, par son cynisme, sa sexualisation à outrance (comme dans ce numéro de comédie musicale où des étudiants déplorent la fin du romantique au profit du lubrique), encore une fois comme pour inscrire à l’intérieur d’un film au style extrêmement codé les différentes subversions qui stimulent Kurosawa et qui font se retourner ses personnages contre le genre cinématographique qui les asservit. À coup de travellings, Kurosawa permet à Akiko de tracer ces grandes transversales émancipées dans l’espace de l’école, d’aller du boisé à la salle de classe en passant par le local étudiant et le pupitre de l’opératrice téléphonique, transgressant, jusqu’au bureau du professeur, toutes les classifications spatiales pendant que la diégèse persiste à associer ses personnages à un espace qui leur est propre. Quelque chose d'étonnant apparaît dans ce pinku qui a honte de n'être que lui-même : le premier déploiement de cette distinction spatiale qui va demeurer fondamentale dans le cinéma de Kiyoshi Kurosawa, celle entre les espaces scéniques et les espaces vitaux.
Entre les espaces scéniques indivisibles que produit la caméra en enregistrant le plan et les espaces vitaux diviseurs qui s'installent dans le cadre, tout un monde s'étire pour mieux nous entourer. Dans la scène où Akiko écoute, dépitée, face à nous en plan rapproché, la cassette de ses souvenirs, pendant que sa co-chambreuse se masturbe à l'arrière dans un garde-robe en regardant des images qui nous sont cachées, c'est exactement ce qui se produit : des personnage co-existent pour la caméra mais pas entre eux. Dans le cinéma d'Antonioni, l'incommunicabilité était le fait de personnages qui se cherchaient des mains et des yeux dans un espace-temps, parfois même jusqu'à ne pas se trouver à l'intérieur d'un même cadre ; dans celui de Bresson, c'est le montage qui retenait les gestes, les éloignait de leurs destinataires. Kiyoshi Kurosawa tranche quant à lui aux racines de l'intention : il n'y a plus de désir à poser des gestes, plus de sens à leur donner, car de toute façon le sens n'appartient plus qu'à l'image qu'on ne contrôle jamais complètement. Alors le sens dérive sans gestes pour le fixer, il se reconstruit dans un état de stase indifférent, où chacun vaque à sa vie, et où la production virtuelle parvient graduellement à réorganiser l'économie du Réel. C'est pourquoi Kurosawa explore ici la possibilité de filmer des personnages partageant des espaces mitoyens qui sont toutefois disjoints, irréconciliables, et pour la caméra de les montrer comme tels, de dire à travers tout cela que la technologie impose un nouveau terrier au tissu social (comme au tissu scolaire du film).
La prise de conscience instaurée par la mise en scène nous permet ensuite d'explorer ces souterrains médiatiques, puisqu'elle joue des codes du réalisme, faisant de la caméra un outil déclencheur provoquant sur son passage des réactions démesurées : c’est parce que les personnages sont filmés qu’ils se révoltent face à leur condition sexuelle clichée. Débute alors une alternance entre le « réel » du film (qui est chorégraphié, chanté, travaillé dans ses compositions aplaties) et le réel fantasmé par Akiko, où elle imagine retrouver son chanteur (qui lui est filmé avec l’amateurisme d’un film étudiant : des lignes laborieuses, un jeu risible et surtout une caméra vidéo contrastant avec les autres images en 35 mm). Do-Re-Mi-Fa Girl relaie assez brillamment cette artificialité contingente à son genre (avec des personnages aliénés par leur propre rôle) à une réalité aliénée par ces images vidéo, où les individus se retirent dans des petites boîtes, embrasures, recoins qui viennent typiquement séparer, à l’intérieur d’un même espace scénique, deux personnages, deux conditions, deux espaces vitaux (préfigurant d'ailleurs les scènes d’interrogatoire de Cure), qui deviennent ainsi le reflet d’un monde d’images cannibalisant leurs sujets. La contraction subie par les espaces vitaux à l'intérieur des espaces scéniques nous rappelle d'ailleurs que chez Kurosawa, le virtuel se moule et se concrétise à travers les raccourcis que creusent les vanités humaines.
À la malédiction de Greenaway nous mettant en garde contre notre main mise sur les images, Kurosawa montre avec ce premier film accompli que l’individu, à commencer par son identité et les désirs qui la nourrissent, n’a pas à se voir insuffisant (« Jamais mon espace vital ne pourra remplir mon espace scénique, celui où je dois jouer mon rôle d'étudiant, de travailleur, d'artiste, de citoyen ») face à ce que le cinéma lui renvoie en guise de réflexion ; il gagnera, plutôt qu’à se renier au passage, à accepter cette insupportable tension qui le relie à sa représentation, acceptant aussi qu'en ayant le privilège de faire partie des filmés, il se transformera en sujet de cinéma pour mieux l'infiltrer. Et comme le clameraient les révolutionnaires de Do-Re-Mi-Fa Girl, cette prise de conscience n’a rien d’une dissipation de la vie dans la machine mais tout de son éveil, de sa résistance face à ce qui avait toujours été là. Notre contrôle sur l’image n’annonce pas la mort du cinéma. Il amorce une ère paritaire entre le sujet et sa représentation.
[1] Pour des besoins de clarté, rappelons que le pinku est un genre érotique, largement indépendant, ayant débuté au Japon au milieu des années 60. Le roman porno en est la version industrielle, produite exclusivement par la Nikkatsu à partir de 1971. Dans un cas comme l'autre, les réalisateurs étaient tenus d'inclure au moins une scène érotique par bobine (une dizaine de minutes).
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