DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Putney Swope (1969)
Robert Downey Sr.

Prospectus pour la révolution

Par Olivier Thibodeau
Digne représentant de la contre-culture soixante-huitarde, Putney Swope est un film fauché mais puissant dont le militantisme exacerbé n’épargne aucun objet, pas même le militantisme lui-même. Rafale tous azimuts contre de grosses cibles immuables, industrie publicitaire et démocratie de marché, ce tempétueux pamphlet s’attaque également à l’intégrisme révolutionnaire, dont il dépeint les excès avec moult grossièretés, brossant ainsi une parodie grotesque et superficielle de la société post-industrielle. Sacrifiant pour l’occasion la substance narrative au profit de la puissance iconographique, cette œuvre phare de Robert Downey Sr. revêt malheureusement tout l’aspect épisodique et flamboyant des capsules publicitaires qu’elle s’évertue à caricaturer, confondant ainsi contenant et contenu au même titre que les marchands d’opinions auxquels elle tient tête si vaillamment. 
 
Le récit démarre sur une note parfaitement discordante, alors qu’on nous convie à la dernière réunion du conseil d’administration d’une grande firme publicitaire new-yorkaise. Frustré par une marge de profit déclinante, on y voit le PDG s’évertuant à invectiver ses troupes, animé par une telle furie et un bégaiement si prononcé qu’il succombe bientôt à une crise cardiaque, laissant subitement l’organisation sans leader. Forcés de sélectionner son successeur par processus électoral, les membres restants votent tous pour le plus improbable candidat, un simple Noir de service nommé Putney Swope. Héritant malgré lui de la chefferie, celui-ci ne décide pas simplement de faire des vagues, mais d’engloutir complètement l’entreprise, remplaçant l’état-major entier par ses frères révolutionnaires, série de caricatures ambulantes dont l’avarice rivalise finalement avec celle des riches industriels dont ils dérobent joyeusement la fortune, flibustiers du marketing réunis sous la bannière hautement contradictoire Truth and Soul Inc.
 
Contestataire jusqu’à la moelle, Putney Swope profite d’une structure éclatée propice à la désorientation d’un spectateur transformé en proie, soumis pour l’occasion à un barrage d’information apparentée au martelage publicitaire. Dès la séquence d’ouverture, on se trouve ainsi bombardé par une série de plans à angles incongrus, description cubiste d’une salle de conférence ennuyeuse qui se transforme soudain en arène de cirque pour mieux illustrer la thèse unilatérale de l’auteur. On nous confronte ensuite à une série de raccords fantastiques, contraction soudaine du temps et de l’espace qui nous catapulte dans le vif du sujet tout en laissant présager la chronologie saugrenue qui caractérise le récit. Les vieux croulants attablés en face de Swope se métamorphosent donc instantanément en jeunes Noirs, tandis que le complet sobre de leur interlocuteur devient soudain djellaba, vêtement d’office pour tout bon prêcheur de l’époque. Simple processus visant à illustrer la transition brutale et soudaine effectuée par le protagoniste après son accession au pouvoir, le raccord entre les deux premières scènes illustre parfaitement le genre de raccourci narratif préconisé par l’auteur pour mieux accentuer le pouvoir évocateur de son œuvre, préfigurant en outre la continuité raboteuse du récit et l’abstraction argumentaire croissante qui en découle.
 
Fidèle au texte publicitaire dont il emprunte le caractère épisodique et démonstratif, le déroulement du film se fait par addition de stimuli populistes, surenchère constante de stéréotypes raciaux, de gags visuels et de grossières caricatures politiques visant à vernir de vitriole la nation étasunienne entière. Émules de Castro, nonnes retorses, tireurs frustrés, investisseurs nazis, chinetoques lanceurs de pétards et présidents nanisés se bousculent ainsi pour une place sur la grande scène montée par Downey, là où ils danseront brièvement avant de céder leur place au suivant. Par moments, on croirait presque assister à un simple spectacle de variétés, surtout que celui-ci est ponctué de chatoyantes capsules publicitaires. Partie intégrante du récit, auquel elles s’intègrent de façon transparente, ces vignettes déjantées constituent l’un des points saillants de l’œuvre. Filmées en couleur pour mieux attirer l’œil du spectateur, elles s’imposent en rutilants objets de séduction, s’élevant sporadiquement au-dessus de la grisaille environnante pour mieux nous éblouir de leur pertinence. Légitimées moins par leur caractère parodique que par la franchise rafraîchissante de leur propos, ces capsules ont le mérite de mettre en vedette une classe moyenne cruellement sous-représentée dans le commerce, source silencieuse et anonyme de richesse pour les grandes entreprises. Travailleurs éberlués par l’ajout de pectine dans leurs céréales, péquenaudes entartées, jeunes couples interraciaux et hôtesses de l’air aux seins dénudés retrouvent ainsi leur juste place devant la caméra, profitant d’un espace soudainement démocratisé où le peuple peut finalement trouver son juste reflet.
 
Tout aussi grossier dans le fond que dans la forme, le film ne s’embarrasse pas de subtilités psychologiques, préférant cultiver une pépinière de personnages unidimensionnels dotés d’une simple fonction symbolique. Malheureusement, le protagoniste n’échappe pas à cette règle, évoluant non pas comme un être humain, mais comme un archétype soumis au traitement allégorique préconisé par l’auteur. Le pouvoir corrompt; le pouvoir absolu corrompt absolument. Voici sans doute la seule maxime qui puisse légitimer sa progression au sein du récit. En effet, il est choquant de constater qu’après avoir laborieusement établi la rectitude morale de Swope, lequel s’oppose farouchement à la promotion de cigarettes, d’alcool et de jouets violents, le film transforme bientôt celui-ci en patron intransigeant et amoral. Voleur d’idées et avide instigateur de renvois arbitraires, il se soustrait non seulement à l’altruisme inhérent du leader révolutionnaire, mais il se vautre dans la pure méchanceté, allant même jusqu’à commercialiser un produit nettoyant comme boisson gazeuse destinée aux habitants du ghetto. Symbole d’un idéalisme corrompu, il trouve donc sa juste place au sein d’une distribution faite exclusivement d’archétypes, tels que les « brothers in the black room », poignée de leaders révolutionnaires en manque d’argent esquissés par l’auteur pour mieux évoquer les dissensions sclérosant le mouvement américain des droits civils, et « the Arab », musulman autoproclamé et véhément militant du dimanche dont les nombreuses diatribes constituent l’essentiel de son apport au mouvement. 
 
Confronté à un film aussi décousu et éblouissant, brûlot fait d’une poignée d’idées fortes embouties chaotiquement pour mieux manipuler le spectateur, force est d’admettre que Putney Swope constitue plutôt un tract qu’un pamphlet. Fruit d’une structure fragmentée propice à l’élargissement effréné du spectre politique de l’œuvre, l’abstraction narrative qui en découle transforme effectivement le récit en véritable marathon publicitaire, édit d’un prince autoproclamé dont seul l’ardent désir de contestation parvient à cimenter les différentes scènes du film, empêchant en outre l’émergence d’un raisonnement articulé sur la question même de la démocratie de marché. Malgré sa pertinence révolutionnaire, le film se révèle donc comme un archétype de plus, archétype du cinéma contestataire de la première époque dont la puissance des récriminations compense à peine pour l’aspect fauché de la production et la pauvreté narrative du scénario.
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Critique publiée le 11 mai 2015.
 
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