Le dernier épisode de Small Axe s’ouvre là où on ne s’y serait jamais attendu : en plein milieu de l’espace, devant des images de la galaxie d’Andromède. Pendant un instant, nous ne savons trop ce que nous regardons, si même nous avons choisi la bonne série dans notre menu Amazon Prime. Puis un visage d’enfant apparaît, émerveillé, les yeux tournés vers le haut, contemplant le spectacle que lui offre un planétarium. La galaxie s’éloigne pour faire place à la naissance d’une étoile, un cœur nucléaire bat à l’écran, à l’instar de celui de cet enfant qui rêve de se projeter vers l’infini. Tout est possible, nous dit le regard de Kingsley (Kenyah Sandy), le garçon en question, l’univers est si vaste qu’il peut accueillir tous nos espoirs et plus encore. Mais la réalité lui dit autre chose : « They can’t have a black man in space » lui rétorque un écolier devant son désir énoncé de devenir astronaute ; tu dois fréquenter une « Special School » lui annonce le directeur de son école, une institution mieux adaptée à ses besoins, lui promet-on, mais qui s’avère être une classe bordélique aux professeurs semi-absents, désinvestis, où il est impossible d’apprendre quoi que ce soit.
Comment s’imaginer un avenir lorsque l’on bute dans un tel système scolaire, conçu pour faire échouer certains élèves, ceux, comme Kingsley, qui ne correspondent pas, par la couleur de leur peau, à ce que l’on attend d’un citoyen britannique modèle ? Comment se projeter dans le futur lorsque l’on peine à lire, à déchiffrer les mots, comme s’ils ne s’adressaient pas à nous ? En classe, Kingsley doit lire Of Mice and Men, de John Steinbeck, mais son incapacité à formuler un mot tient aussi au fait qu’il n’y a rien, dans ce récit, pour l’inviter au sein du langage écrit. Encore, dans la chorale de l’école, où il préfère ne pas chanter London’s Burning (la ritournelle pour enfants, pas les Clash, mais le choix n’est pas anodin), ou encore quand, plus tard, dans sa special school, un professeur s’assoit avec sa guitare pour entonner, très mal, trop longuement, House of the Rising Sun des Animals, devant des enfants qui s’endorment d’ennui, Kingsley ne peut que se sentir mis à l’écart par cette musique blanche (et qui, dans le cas des Animals, est largement calquée sur le blues) — après quatre épisodes où la musique tient à chaque fois la communauté en place, par la soul, le funk, le reggae, le hip-hop, le contraste est on ne peut plus limpide.
Le titre renvoie ainsi à deux formes d’éducation distincte, celle du système scolaire britannique et celle que Kingsley doit acquérir pour soi concernant ses origines. En ce sens, Kingsley est un peu comme le policier de Red, White and Blue, coincé entre sa famille (noire) qu’il veut honorer et le métier (blanc) qu’il veut exercer afin de réformer de l’intérieur un système corrompu, ou comme Alex Wheatle, le personnage dans l’épisode du même nom, partagé entre son éducation dans le milieu anglais conventionnel et sa rencontre avec la communauté noire. Dans tous les cas, c’est d’abord l’éducation de soi qui importe, l’apprentissage de ses origines, son héritage, l’attachement à la famille ; ce qui implique de s’intégrer, ou de former une communauté existant en marge de la société anglaise, par cet effort communautaire (que l’on retrouve aussi autour du restaurant de Mangrove ou dans la danse de Lover’s Rock) permettant à l’individu d’exister pour ce qu’il est, offrant l’espace nécessaire pour revendiquer son identité avec dignité et fierté.
Dans Education, une organisation s’infiltre dans les special schools pour repérer les élèves en difficulté, prisonniers du système, afin de leur offrir une éducation alternative. Avec un livre nommé Kings and Queens of Africa for Children, Kingsley peut enfin apprendre à lire, la passion de la lecture s’allume en lui puisque cette fois elle lui permet de connecter avec ses origines. Pour redécouvrir l’infini des possibles, il faut d’abord découvrir la richesse d’un héritage, ce saut loin dans un passé ancestral permettant le mouvement inverse : se projeter dans l’avenir. Pendant que Kingsley, en voix off, poursuit sa lecture d’un récit de reine, le générique défile sur des images de l’espace, les rêves redeviennent possibles par l’acquisition d’un langage, d’une identité ; l’accès à une éducation adéquate, à son histoire, ouvre grand les portes de l’univers, encore vierge de toute présence humaine, un horizon n’appartenant à personne en particulier mais à tout un chacun dans sa spécificité. Le film se clôt sur un dernier regard de Kingsley, faisant le pont avec les premières images, capable à nouveau de regarder vers l’avant avec confiance. Ce faisant, l’épisode retrace tout le projet de la série de McQueen, sa visée éducative, à entendre non pas d’une manière didactique mais dans son acceptation noble, éthique, concernant la formation d’un individu plutôt que d’un citoyen (dans la mesure où le citoyen, ici, doit rentrer dans le moule d’une société réglée pour refuser certaines individualités). Un projet consistant à représenter des communautés, des identités, que nous avons trop peu vues à l’écran, pour que ce geste, cette mise en scène du passé, amène une forme de réparation, en soulignant à chaque fois, malgré la lucidité envers la rigidité d’un système implacable dans son racisme, les gestes de solidarité, d’amour, afin qu’à travers eux puisse germer la possibilité d’un avenir.
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