En 2011, le début de la décennie est marqué par le passage aux projections numériques dans les salles de cinéma, mettant une fin définitive, on le pense alors, au support filmique sur lequel le cinéma était né un siècle auparavant. Au lendemain de la sortie de films qui dessinaient déjà les contours d’une décennie en 4K — on pense évidemment à l’Avatar de James Cameron et ses êtres bleus dont on soulignait déjà le réalisme de la 3D — le numérique finit de s’établir comme étalon des réseaux de diffusion et convainc progressivement la plupart des acteurs de l’industrie. Aidées par les grands studios de production, les salles opèrent une transition accélérée qui semble alors mettre fin au 35 mm, poussant Kodak, Fuji et l’ensemble de l’industrie argentique au bord de la faillite.
Pourtant, dès 2010 des formes de résistances émergent au sein de discours d’abord timides, qui s’affirment au cours de la décennie pour assurer une forme de survivance à ces vieux photogrammes auxquels les cinéphiles vouent un culte qui a gagné en importance au gré de la raréfaction des projections: l’obsession grandissant sans douteavec le caractère exceptionnel qu’acquièrent les projections sur pellicule ainsi que l’historicité nouvelle d’un objet appartenant dorénavant à un certain passé. En tête de file, il y a évidemment Quentin Tarantino, dont le rapport obsessionnel au cinéma classique est doublé d’une fascination pour les supports, raison pour laquelle il s’ériga contre la transition vers le numérique aux côtés de Christopher Nolan, Wes Anderson ou Martin Scorsese. Fervent défenseur des perforations et des photogrammes de ces vieux westerns qui ont bercé son enfance, c’est véritablement en 2015, que Tarantino contribue le plus fortement à la revitalisation du support pelliculaire. En effet, pour The Hateful Hate il fait renaître le format 70 mm, un cinémascope oublié, utilisé dans quelques productions de movie palaces de la deuxième moitié du XXème siècle. Et si Django Unchained (2011) signalait déjà un attachement à ce qui se voyait alors qualifié de cinéma analogique en opposition au numérique, The Hateful Eight dépasse l’intérêt personnel et devient l’occasion pour le réalisateur de pousser plusieurs salles à se doter des projecteurs 70 mm nécessaires au visionnement de son film dans les meilleures conditions, les seules permettant d’en apprécier le travail visuel : questionnement sur le vide et la profondeur d’une tempête où la neige se mêle au grain, où les visages sont parcourus des tremblements d’un moteur vrombissant dans la cabine de projection.
S’il reste difficile de parler d’une véritable renaissance du 35 mm, ce qui semblait d’abord voué à disparaître connaît au tournant de la nouvelle décennie un regain d’intérêt. Ce dernier est le fruit de la collaboration de différents acteurs de l’industrie : les cinéastes autant à Hollywood que dans des espaces plus expérimentaux, les laboratoires de certains studios (MELS à Montréal notamment) dont la production après plusieurs années difficiles est actuellement en croissance, les musées également, comme le Georges Eastman Museum qui met à profit sa collection de films nitrates depuis 2015 dans le cadre d’un Picture Show qui attire spécialistes et amateurs du monde entier à la recherche de cette brillante couleur de l’argentique, profitant de cette excitation pour mettre sur pied des projections jusqu’alors proscrites en raison du caractère inflammable de ce support, mais également grâce à des spectateurs dont le regard, contrairement à ce que promettait la transition de 2010, parvient encore, si ce n’est à voir, à ressentir la singularité d’une aura filmique.
Ainsi, si certains films du début de la décennie mettaient à profit les nouvelles technologies numériques pour proposer des expériences en salles où la 3D était capable d’attirer plus de spectateurs et d’augmenter d’un cran le prix des billets, la pellicule semble également devenir une forme d’attraction, plus-value permettant de ramener en salles un public ayant aujourd’hui un accès ubiquitaire à une quantité exceptionnelle de films. La pellicule connaît en fin de compte un retour non négligeable, qu’il s’agisse des salles ayant respecté le mouvement amorcé par Tarantino ou encore la sienne (le New Beverly à L.A.), ou ici du cinéclub montréalais Film Society dirigé par Philippe Spurrel, dont la ligne éditoriale repose sur la projection de copies filmiques de grands classiques. À ce propos, il est aussi surprenant que fascinant que le récent Joker de Todd Philips, tourné en numérique, ait été diffusé en salle sur des copies 35 mm et 70 mm. Si une dimension pécuniaire évidente se cache derrière ces méthodes de diffusion, nous ne pouvons que nous réjouir que l’agonie du 35 mm annoncée au début de la décennie se conclut au crépuscule de celle-ci par une réapparition du format soutenue par des acteurs économiques de poids. Espérons par ailleurs que cette situation permette de garder une porte ouverte aux cinéastes rêvant de capitaliser sur des possibilités esthétiques dont le crépitement analogique saura satisfaire les yeux de ces cinéphiles avides d’images, de couleurs et de textures pendant les années à venir.
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