Il faut d'abord, pour comprendre l'ampleur de l'écrasement de la Nouvelle Vague tchèque et plus largement du Printemps de Prague sous la botte de fer soviétique, remonter à 1946 et aux débuts de l'effervescence d'après-guerre. C'est en effet sous l'« âge du nylon » (pour reprendre l'expression de l'écrivain Josef Škvorecký) que les
Milan Kundera et
Miloš Forman grandiront, soit dans un temps où la culture locale s'émancipe en observant les yeux grands ouverts la reconstruction du monde, scrutant d'une part à l'Ouest la lointaine Amérique et d'autre part à l'Est un idéal politique communiste. Nous sommes en 1947, le cinéma tchèque fait maintenant parler de lui sérieusement à Venise à l'occasion de la projection de
La Sirène de
Karel Steklý. Sur un autre front, le cinéma d'animation se défend merveilleusement par le talent de
Hermína Týrlová et
Jiří Trnka tandis que poètes, compositeurs et romanciers se développent et constituent une culture moderne et reconnue. Pour souligner ce redressement, le peuple s'organise un festival intitulé Printemps de Prague. La poussière de la Seconde Guerre vient à peine de retomber qu'une révolution se met en marche, révolution qui s'arrêtera par la prise de pouvoir des communistes en 1948...
Entre deux utopies
Au début des années 60, face à la torpeur des réformes sociales qui ne parviennent jamais à s'implanter correctement dans l'administration tchèque (par incompétence et malhonnêteté de certains fonctionnaires, mais aussi par sabotage de la Mère soviétique), la normalité accable la société tchèque qui tombe, pour reprendre le dire des historiens Pavel Bělina et Jiří Pokorny, dans une « certitude du quotidien », une routine qui n'attend au fond que d'être brisée sous l'inspiration d'une courte effervescence dont les adultes peinent déjà à se rappeler. Tout comme le cinéma tchèque d'après 1968 sera fondé sur une nostalgie du Printemps de Prague le plus célèbre, celui qui se met en marche au début des années 60 rêve aux premières années d'après-guerre, au temps d'avant les soviétiques qui, sans s'être emparés de la production du cinéma, imposent un système de censure que les jeunes de l'école de cinéma de Prague (la FAMU) se feront un devoir de déjouer, film après film.
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Black Peter de Miloš Forman |
Pigeant son inspiration dans le quotidien en détournant l'ennui vers la comédie, les premiers films de la Nouvelle Vague tchèque passent sous le radar communiste, occultés par l'humour maîtrisé de Forman dans
Black Peter (1964) où un jeune homme incapable de travailler sous les ordres de son patron est jugé incompatible avec le système ouvrier imposé par le régime soviétique tout comme inapte à s'inscrire dans le plan cartésien de la politique intérieure tchèque. Attiré par une femme qui l'empêche d'être aussi concentré que ses supérieurs le voudraient, le jeune homme inaugure une tradition de l'amour fou et du symbolisme des classes qui s'emparera très rapidement du mouvement. Si le dispositif guidera le spectateur vers la corruption, le doute et la paranoïa dans le thriller politique américain des années 70 (l'ambivalence du moyen), dans le cinéma tchèque des années 60, c'est la femme et ses courbes qui mènent ensemble ce bal masqué national où tous, patrons comme invités, sont respectivement coupables d'une volonté de terreur et de soumission (l'ambivalence d'une idée).
La femme, avatar libéral
La femme charmante, comme l'explique le militaire aux vieux musiciens dans
The Joke (Jaromil Jireš, 1969), représente non seulement la sensualité, mais aussi la bourgeoisie et le plaisir de la chair : « voilà un luxe, dit le système, voire une luxure qui dénature la femme travailleuse et qui ose la considérer comme un objet d'adoration et non la brique d'une construction sociale et collective ». Pour la censure, la femme doit « servir », non pas sous la perspective féministe d'une égalité des sexes, mais bien sous celle, tiède et aliénante, des camarades de l'URSS.
Il n'en faudra pas plus pour transformer celle-ci en représente par excellence de la quête tchèque du rêve (quête reprise récemment dans
I Served The King of England du vétéran Jiří Menzel), du fantasme en plein jour où l'évasion du quotidien serait possible dans les bras d'une dame prête à accepter le moindre des incompétents dans sa couchette.
Closely Watched Trains (Jiří Menzel, 1966),
Loves of a Blonde (Miloš Forman, 1965), même l'expérience post-apocalyptique
The End of August at The Hotel Ozone (Jan Schmidt,1966) viennent tous confirmer la ligne directrice du mouvement, le vecteur de force dont l'inertie, à force de films osés et d'adorations de plus en plus désespérées, soulèvera tôt ou tard un doute chez les autorités dirigeantes. À représenter la femme comme Vénus, le cinéma tchèque se fait reprocher d'endormir la population et de la détourner des idéaux du parti.
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Closely Watched Trains de Jiří Menzel |
En effet, comme pour la déesse, la beauté sublime contemplée par les mortels de Tchécoslovaquie n'est pas à posséder ni à marier. Ce sont des histoires d'un soir, parfois même d'un bec qui font carburer ces gaillards à travers les pires tragédies du pays, de la Seconde Guerre à l'occupation jusqu'au Moyen Âge : s'élançant vers la femme, l'homme la perd lors d'événements qui dépassent ses propres moyens, que ce soit le départ d'un train en gare ou le châtiment des camps de travail. La guerre sépare les amoureux, l'homme de la gare court vers la femme perchée au bout de son wagon dans le film de Menzel, la blonde de Forman brise des coeurs dans une relecture locale du conte de Cendrillon (elle y fabrique maintenant des chaussures à la chaîne) tandis que les femmes du film de science-fiction de Schmidt piègent l'homme d'un hôtel déserté où est conservé le dernier gramophone de l'histoire de l'humanité. Plus innocente que fatale, la femme va jusqu'à provoquer la perte du mâle et sert de figure de style dans l'élaboration du discours idéologique de cette Nouvelle Vague qui lui trouve une charge symbolique en en faisant le point de rupture ultime entre l'individu et les rouages politiques qui le malaxent.
La fête et ses invités
Cette atmosphère orgiaque fait des siennes. Une fois la femme tchèque filmée sous tous ses angles, adulée par les héros des films et les cinéphiles qui s'identifient à eux, les festivités sont lancées dans
A Report on the Party and the Guests (Jan Němec, 1966) et
The Firemen's Ball (Miloš Forman, 1967) où les auteurs prennent plaisir à contenir l'essentiel de l'action au sein d'un même espace-temps, soit un après-midi à la campagne et une soirée de fête organisée par une caserne de pompier. Invités et maîtres de la soirée s'opposent et s'imposent comme le peuple et le régime, comme deux castes hétérogènes que les circonstances forcent dans la même pièce le temps d'un film, le temps d'une fable où la morale reflétera la politique interventionniste du temps tout comme l'échec en devenir du communisme à « visage humain » promu par Alexander Dubček à l'époque du deuxième et dernier Printemps de Prague.
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A Report on the Party and the Guests de Jan Němec |
Quant à elle, la réalisatrice et figure de proue d'un nouveau cinéma féministe,
Věra Chytilová, réalise
Daisies (1966), film culte où deux jeunes filles « normales » (elles s'appellent bien Marie I et Marie II) saccagent sans raison apparente un manoir dans un monde sans hommes où tout semble néanmoins avoir été bâti par eux : le cinéma tchèque fait l'amour avec la bourgeoisie, sans flirt ni même de préliminaire. On prouve que cette femme idéalisée, si jamais elle n'était plus poursuivie par le prolétaire de toujours, s'émanciperait comme une fleur
Peace & Love, une femme libre, toute nue, criant pour le plaisir sans craindre qu'on vienne l'arrêter par manque de pudeur. Même une Tchèque formatée par le stalinisme peut rêver en couleurs, dit Chytilová.
Ces excès viennent proposer au peuple que l'éthique dictée par le gouvernement n'est pas nécessairement celle du bon sens, ni celle qui nous permettrait de consolider une troisième voie politique à mi-chemin entre le capitalisme et le communisme (idéal qui était précisément celui chanté pendant le Printemps de Prague). Face à ces ordres, à cette muselière qui tombe sur la Nouvelle Vague tchèque au lendemain du 21 août 1968, les alternatives ne seront que bien minces et se concrétiseront sous la forme de quelques soubresauts, apparus ici et là, réalisés par des exilés (
One Flew Over the Cuckoo's Nest de Forman est certainement le plus tchèque des films américains) ou par des résistants (
Valerie and Her Week of Wonders, chef-d’oeuvre de Jaromil Jireš où les contes se croisent pendant qu'une fillette perdant son innocence est sacrifiée) qui persisteront à évoquer le rêve d'une collectivité unie sous le signe de l'égalité, dirigée par le progrès social, la protection des droits fondamentaux et l'atteinte d'une meilleure condition humaine.
Penchant de part et d'autre du balancier politique le plus tendu du XXe siècle, cherchant à huiler ce rideau de fer grugé par une rouille haineuse, allant à tâtons, faisant deux pas vers l'avant et un autre vers l'arrière pour l'atteinte d'un juste milieu, ce cinéma cultive toujours la déception; peut-être une réunion entre la femme bourgeoise et l'homme prolétaire, peut-être une réconciliation dont l'espérance s'ancrait profondément dans le passé historique de cette nation, faite de divisions depuis la guerre de Trente Ans, aurait été une consolation.
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Valerie and Her Week of Wonders de Jaromil Jireš |
Le cinéma de la Nouvelle Vague tchèque ne pose plus la question du révisionnisme ou de l'auto-critique des mouvements gauchistes des années 60. Il nous offre plutôt le recul, c'est-à-dire celui que permet l'ironie et la mise en gags d'une réalité plus glauque et lâche que les slogans révolutionnaires voudraient le faire croire. À envisager le politique non pas comme une lutte à gagner entre un opposé et un autre, il est ici question de l'ivresse de la paix et de l'équilibre, d'une agilité défiant les cordages du système (comme les marionnettes de Trnka), du vertige et du vagabondage de personnages égarés, d'une « émancipation, explique Jacques Rupnik, de la culture par rapport à la structure politique ». Un art libre, collectivement réfléchi, cherchant désespérément à briser le manichéisme narratif - et politique - qu'on lui a imposé.
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