Qu’elle soit individuelle ou collective, comme celle vécue ces derniers mois, l’anxiété me conduit souvent à réduire — ou élargir, question de point de vue — l’étendue de mes plaisirs cinématographiques. La porte close, je ne suis plus capable de voir que deux types d’images : les premières sont celles que je fuis habituellement, produits d’une industrie américaine qui remplit les cinéplex tandis que je m’installe dans une salle presque vide un après-midi de festival ; les secondes sont celles que je garde en tout temps au plus près de mes yeux, ces films fétiches vus et revus et dont on ne saurait se lasser. Mais alors que je recherche une évasion abrutissante, quelques minutes à lâcher prise devant un blockbuster où j’espère libérer un peu de la dopamine qu’il me reste, mon corps se paralyse tout entier, tremblant de larmes le regard fixé sur les visages tiraillés de Jeremy Renner, Robert Downey Jr. ou encore Scarlett Johannson qui eux aussi ont laissé tomber leurs costumes et sont abattus par la disparition brutale de la moitié de l’humanité.
Dans le vaisseau à la dérive, Iron Man joue à quelques jeux de société pour tuer le temps et puis laisse un message agonisant en attendant l’asphyxie : « Today's day 21? No, uh, 22. You know, if it wasn't for the existential terror of steering into the literal void of space, I'd say I'm feeling a little better today». Captain America se rase, le regard encore habité par l’espoir mais la scène qui suit dans la pièce qui nous avait habitué à des réunions joviales pleines de testostérone (de ce que je me souviens du temps où je suivais les sorties Marvel), est un abandon, commentaire frontal sur la vacuité de la lutte à laquelle a fait suite une défaite sans équivoque. Je me demande si nous aussi nous avons perdu et l’estomac commence à se serrer, le joli visage de Chris Evans n’y changeant rien. Où sont les Avengers, un bon coup de marteau de Thor et on oublie les centaines de milliers de morts de la COVID-19 ? Après quelques péripéties et autres décapitations, c’est la scène des cinq ans plus tard qui me désole le plus. Les rues de New York sont désertées et ressemblent étrangement à celles que je voyais ce matin dans quelques publications sponsorisées « Un Montréal vide et apocalyptique ». Je pense un instant à l’analogie Thanos et COVID-19 alors, évidemment, dans l’état précaire de mon isolement solitaire, je fonds en larmes et arrête le film tandis que Ant-Man s’affaire autour des monuments aux morts puis me rappelle progressivement pourquoi je me tiens éloigné de ces productions. Le drame cataclysmique en est devenu le cœur, construction d’un pathos dégoulinant dont les fans s’occuperont de démontrer la pertinence de la représentation du monde contemporain et de ses dérives. Mais j’ai une aversion infinie pour ce cynisme cinématographique qui colle à la réalité, en fait une fresque plus sombre encore que celle dans laquelle on vit, tout du moins dans laquelle on vivait avant ce confinement. Plus tard je reviendrai au film, pour me réjouir un peu de ces pantins en costumes et de la bataille finale du bien contre le mal dont ils sortiront victorieux, c’est tout de même amusant, un peu comme un live Instagram de Justin Bieber. À Montréal les ratons laveurs ne conduisent pas de vaisseaux spatiaux, ils dévorent les poubelles des restaurants fermés, et j’ai peu d’espoir en la maîtrise de la physique quantique et le voyage dans le temps.
Ayant ravalé les larmes que je regrette, j’ai besoin au lendemain de ce moment inattendu, de retourner vers un film dont je ne compte plus les visionnements. Une énième fois, pour éviter de me faire un Mauvais Sang, j’écoute Denis Lavant qui met en pratique la distanciation sociale avec Julie Delpy pour partir dérober le vaccin contre la maladie qui tue les amants qui font l'amour sans aucun sentiment. « Lise, ma petite Lise, je pars. D’abord à la mer et puis on verra. Parce qu’il y a des moments où rien ne peut être changé sans que tout change. » Le visage masqué, il s’empare du remède au péril de sa vie car Mauvais Sang est une fuite, une course qui refuse de s’immobiliser, on s’y confine pour réfléchir au plus gros casse de l’histoire, et on court sans cesse bien sûr au rythme de David Bowie et les bras écartés sur l’asphalte de l’aéroport où je ne prendrai sûrement pas d’avion cette année. On repère alors quelques résonnances avec l’actualité, les références au Sida sont maintenant au coronavirus et c’est amusant comme un live Instagram de Jean-Luc Godard. A l’agonie, Denis Lavant refuse de s’effondrer, la tête encore emplie de ses rêves de ventriloque, de son refus global, de l’éclat pourpre qui persiste dans le sang qui s’écoule. Je ris aux singeries de Leos Carax, je verse une larme face à la dureté des traits d’Alex et puis, tout béat, je me lève prend un fruit sur la table et le jette en l’air en m’adressant au palmier dans mon salon : « Tu connais le coup de la pomme ? ».
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