DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Les années 10 : Les conquérantes

Par Claire Valade



Au cours d’une décennie ponctuée par la controverse (la bataille Netflix-distributeurs indépendants, la question de la représentation et de la diversité au cinéma québécois, le débat sur l’appropriation culturelle, l’agonie du FFM) et les scandales (l’affaire Jutra, #MeToo dans une moindre mesure au cinéma québécois), sans compter les départs (l’Excentris, Michel Brault, Frédéric Back, André Melançon, Jean-Claude Labrecque, Andrée Lachapelle…), le cinéma d’auteur québécois a souffert également d’une perte de vitesse sur le plan des entrées en salles. Seules quelques œuvres ont su tirer leur épingle du jeu, surtout en début de décennie, au milieu des comédies populaires, comme les succès inattendus d’Incendies de Denis Villeneuve en 2010 et de Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau en 2011. Chaque année a amené son lot de réflexions sur le « marasme » du cinéma québécois et la morosité de ses films, Vincent Guzzo menant habituellement la charge.

Mais au milieu de toute cette supposée grisaille, il est indéniable que quelques grands moments auront aussi marqué de manière indélébile notre paysage cinématographique, dont le triomphal et lumineux Mommy (2014) de Xavier Dolan, le passage spectaculairement réussi de Denis Villeneuve à Hollywood avec Arrival (2016) et Blade Runner 2049 (2017), les trois nominations consécutives à l’Oscar du Meilleur film étranger (Incendies de Denis Villeneuve en 2011, Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau en 2012 et Rebelle de Kim Nguyen en 2013) sans oublier celles des courts Henry de Yan England en 2012, de Vaysha l’aveugle de Theodore Ushev en 2017 et, en 2019, Fauve de Jérémy Comte et Marguerite de Marianne Farley, la consécration de REGARD — Festival international du court métrage au Saguenay qui fêtait son 20e anniversaire en 2016, la création du Festival de cinéma de la ville de Québec en 2011 et tant d’autres. Mais, à l’aube de la nouvelle décennie qui s’amorce, notons particulièrement les progrès quasi miraculeux accomplis par les réalisatrices du Québec et les organismes qui les soutiennent, à force d’acharnement et de talent tout au long des dix dernières années.

Par-dessus tout, la dernière décennie aura été celle de ces conquérantes et de la lutte pour la parité — le mot sur toutes les lèvres, dans toutes les institutions, qui s’est transformé en véritable mot d’ordre pour la production2010-2019. La SODEC, Téléfilm Canada et l’Office national du film ont tous élaboré, instauré et mis en œuvre une politique de parité. Vers la fin 2019, chacune de ses institutions se targuait même d’avoir réussi à atteindre son objectif — même si les paramètres et les critères comparatifsdiffèrent… En effet, si la SODEC considère qu’un film scénarisé par une femme vaut la même chose qu’un film réalisé par une femme et si Téléfilm avoue que la parité ne suit pas dans les grosses productions, certains organismes, comme Réalisatrices équitables, privilégient une présentation plus fidèlede la réalité et non teintée d’un optimisme qu’ils qualifient de « prématuré».

La croissance statistique s’est avérée particulièrement laborieuse. De la quasi-quarantaine de longs métrages de fiction sortis en 2010, on ne comptait qu’environ cinq réalisatrices à la caméra, dont la doyenne Léa Pool (La dernière fugue), la p’tite nouvelle Sophie Deraspe (Les signes vitaux) et la persévérante Catherine Martin (Trois temps après la mort d’Anna). Et, si certaines « nouvelles » réalisatrices ont réussi à se frayer un chemin en fiction, bon an mal an, elles étaient souvent presque toutes seules de leur gang, perdues dans une marée de réalisateurs. Parmi elles : Anne Émond avec Nuit #1 et Tara Johns avec The Year Dolly Parton Was My Mom en 2011 (5 sur 35 au total cette année-là) ; Anaïs Barbeau-Lavalette avec Inch’Allah en 2012 (3 sur 30) ; Nathalie Saint-Pierre avec Catimini, Louise Archambault avec Gabrielle et Chloé Robichaud avec Sarah préfère la course en 2013 (8 sur 34) ; Sonia Bonspille Boileau avec Le dep et Renée Beaulieu avec Le garagiste en 2015 (8 sur 36) ; Chloé Leriche avec Avant les rues en 2016 (4 sur 35) ; Sophie Goyette avec Mes nuits feront écho en 2017 (4 sur 28).

Le vent s’est enfin mis à tourner véritablement en 2018, alors que les efforts des organismes et les divers moyens de pression déployés au fil des ans ont commencé à agir sur la volonté des institutions. Cette année-là, douze réalisatrices ont pu se rendre en salles sur quarante sorties, dont Renée Beaulieu avec Les salopes ou le sucre naturel de la peau, Sophie Dupuis avec Chien de garde et Sophie Bédard Marcotte avec Claire l’hiver. Si 2019 ne compte qu’une réalisatrice de plus que l’année précédente, la différence marquante est la manière spectaculaire dont leurs œuvres se sont imposées auprès du public (pas moins de huit films réalisés par des femmes trônent parmi les quinze premières places au box-office, dont trois dans le top cinq) mais aussi de la critique, ainsi que surla scène nationale et internationale, remportant un nombre effarant de prix partout où ils ont passé. D’Une colonie de Geneviève Dulude-De Celles, qui a parti le bal avec son Ours de cristal à Berlin en début d’année,à Antigone de Sophie Deraspe, qui remportait le prix du meilleur long métrage canadien au TIFF en septembre et, il y a quelques jours à peine, le Prix collégial du cinéma québécois,en passant par Il pleuvait des oiseaux de Louise Archambault, qui arrive en deuxième place du palmarès 2019 des entrées en salles, les réalisatrices étaient sur toutes les tribunes, tous les écrans, de Berlin à Cannes à Toronto à Vancouver à Rouyn-Noranda. Monia Chokri et La femme de mon frère, Anne Émond et Jeune Juliette, Mariloup Wolfe et Jouliks, Myriam Verreault (et Naomi Fontaine) et Kuessipan, Mélanie Charbonneau et Fabuleuses, Jennifer Alleyn et Impetus : toutes les artistes derrière ces films semblent là pour rester… et proliférer. La fin d’année nous amenait  même un second film de Louise Archambault, Merci pour tout, et 2020 nous réserve les nouveaux films de Jeanne Leblanc (Les nôtres), Sophie Dupuis (Souterrain), Sophie Bédard Marcotte (L.A. Tea Time) ainsi que le retour d’Anaïs Barbeau-Lavalette avec La déesse des mouches à feu. Si les Denis Côté et les Xavier Dolan de ce monde sont parvenus jusqu’ici à sortir pratiquement un film par an, pourquoi pas elles ? Watchez-les ben, elles arrivent !

Épilogue. Aujourd’hui, dans ces temps incertains alors que toutes les salles de cinéma sont fermées, que les festivals sont forcés d’annuler leurs célébrations pour 2020 et que l’on ne mesure pas encore tout l’impact qu’aura la pandémie sur le milieu du cinéma d’ici et d’ailleurs, osons espérer que le chemin parcouru et les acquis remportés par nos réalisatrices ne seront pas effacés comme peau de chagrin. 

 

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Article publié le 14 avril 2020.
 

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