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Rétrospective 2022 : Sur les spectres entre les murs

Par Thomas Filteau


:: The Girl and Spider (Ramon et Silvan Zürcher, 2021) [Zürcher Film]

À chaque fin d’année, je tente de reproduire une suite de gestes qui composent un rituel de clôture. Ceux-ci se basent moins sur la prospective de la résolution, sur la composition d’un temps à venir, mais davantage sur une vision rétrospective: sur le plancher du salon je dépose les journaux, les notes récupérées au fond des tiroirs, les photographies, la liste des livres lus, des films vus. Assis au centre de la pièce, entouré des quelques objets, je distingue et trie les éléments à oublier de ceux dont je souhaiterais garder la trace, comme un mouvement de scission, une mue. Mais si le précipice d’une nouvelle année se présente souvent comme l’affaire d’un instant, dans un décompte qui agit comme une chute trop rapide, cette fois-ci l’intervalle s’allonge: c’est peut-être que j’ai oublié un vieux journal chez des amies hors de la ville, qu’une clé USB pleine d’images et de notes refuse de s’ouvrir, ou que ma mémoire, simplement, faillit à combler les manques dans mes prises de note.

Puis de cette attente naît une autre forme de relecture, qui désire moins la fermeture qu’une suite de passages, qui favorise la tapisserie citationnelle au jugement qualitatif. Alors je patiente dans l’interstice en relisant la dernière phrase tracée dans l’agenda, en date du 31 décembre 2022 : C’est lorsqu’elle se clôt que l’année s’invente. 



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À l’amorce de The Girl and Spider (Ramon et Silvan Zürcher, 2021) apparaît le plan sommaire d’un appartement. L’image ne porte aucune considération d’échelle ou d’exactitude. Chacune des pièces, de la salle de bain à la chambre, occupe la même superficie, et aucun objet ne l’habite. Le lieu se présente comme pure schématisation, la marque d’un espace neuf et sans histoire, d’une froideur prête à accueillir. Cette image est un cadeau, que Mara, jeune dessinatrice au regard inquiet, offre à Lisa, comme la célébration amère marquant la clôture de leur cohabitation, mais aussi la fin probable d’une relation amoureuse dont les traces conservées se sont manifestement transformées en attachement cruel, en commentaires tour à tour doux ou acerbes. La famille, les ami·es et les voisin·es circulent du nouvel appartement à l’ancien, dans une chorégraphie qui semble ignorer la présence des cloisons au profit des présences mitoyennes. Réapparaît un dispositif de coupe dont usaient les deux réalisateurs suisses dans leur film précédent, le superbe L’étrange petit chat (2013) : d’abord, un évènement se déroule au coin d’une pièce — c’est une parole intime qui s’échange ou une impulsion de violence inexpliquée (comme le geste de Mara, qui laisse couler un filet de café sur le dos du chien) — puis une coupe franche dévoile une présence cachée, un regard voyeur conservé hors-champ. Toute contiguïté est ici un passage, une fenêtre où se glisse un regard. Les appartements des frères Zürcher sont moins des lieux privés que des passages, et leurs films deviennent des récits sur la vacuité des murs, sur la porosité des secrets. 

Au cours du film, le plan de l’appartement passe de main en main. D’abord, une enfant le récupère pour y dessiner en cachette des figures qui l’habitent. Puis Mara, qui reprend son cadeau lorsqu’elle observe sa transformation, y griffonne elle-même des meubles et des animaux, puis finalement y laisse se verser le contenu d’un verre de vin. Tour à tour, cette image du lieu devient habitée, négligée, alors que l’espace se dévêtit de ses premières impressions de neutralité. Au cours des deux jours du déménagement que capte The Girl and the Spider, les personnages semblent menés par le désir ou l’impulsion de laisser une marque, en laissant déborder une présence qui arbore déjà une allure spectrale.


:: The Girl and Spider [Zürcher Film]



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Je trouve, dans mon journal, en date du 15 juillet 2022 :

« Je reviens du cinéma et j’allais tout juste écrire que je retrouvais progressivement la familiarité du film en salle. Mais cette impression et cette expression (la familiarité) m’apparaît finalement trompeuse, puisque ma présence dans la salle de cinéma est avant tout ressentie comme une intrusion. J’y deviens prisonnier du film, et je m’extirpe pendant un moment du réel. Quand on en sort, si tout va bien, on reste dans un état de vertige qui nécessite un moment de traduction, un passage. C’est cette impression qui justifie la primauté de la salle de cinéma comme espace d’attention.

Et pourtant, face à tout ça, la présence du cinéma sur le mur du salon ou sur l’écran de l’ordinateur n’est pas simplement une expérience moindre, mais une invitation à la cohabitation. Ces jours-ci je suis seul dans l’appartement et lorsqu’un film s’y termine, je ne peux facilement l’expulser du domicile. Les images restent figées, couche par couche, sur les murs, même longtemps après leur passage. »

Quelques jours plus tard j’y ajoute au crayon rouge une citation : «Home is where the haunt is.[1] »



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Dans l’avant-dernier épisode d’Irma Vep (2022), la série ultra-méta d’Olivier Assayas produite par HBO, Mira, une actrice suédoise de passage à Paris pour interpréter le rôle-titre dans une adaptation du feuilleton classique de Feuillade, Les vampires (1915), se pare de son costume, la moulante combinaison noire de la criminelle, et gravit les toits de la ville. Immédiatement, les frontières se brouillent entre Irma Vep, le personnage, et Mira, l’actrice. Elle s’immisce dans le domicile du réalisateur, René Vidal, et y surprend le fantôme de Jade Lee, assise sur le canapé du salon. Ce n’est pas que Lee est morte, mais qu’elle apparaît ici en tant qu’émule d’une absente, Maggie Cheung, qui jouait son propre rôle dans le film original d’Assayas en 1996. La récente itération d’Irma Vep apparaît à partir de ce moment comme une forme d’exorcisme, une tentative pour le réalisateur de faire la paix avec le spectre de Cheung, avec leur mariage et leur éventuel éloignement. Une gêne émerge tout de même dans cette transposition sans dissimulation, où « Jade Lee » est invoquée tour à tour comme une figure éthérée protectrice du génie créatif tourmenté, puis rassurant Mira, inquiète d’être accusée d’appropriation culturelle en succédant à Lee/Cheung, fonctions successives la transformant en revenant utilitaire.


:: Fala Chen dans Irma Vep (2022) [A24]

Pourtant, face aux soubassements fragiles de ces scènes, la présence du même spectre dans un épisode précédent m’avait semblé profondément émouvante. Elle apparaissait à Vidal dans le même appartement, mais était alors réprobatrice et mélancolique, questionnant le bien-fondé de la reprise du récit. Peut-être l’invention de fantômes critiques, prolongements des angoisses, m’apparaissait plus justifiable que le ventriloquisme apparent de son second passage. Mais c’est aussi que Jade Lee possédait elle-même ses propres fantômes: « Your films sometimes come out, in Hong Kong, but I avoid them. There’s too many ghosts… » Alors que le spectre disparaissait, dans un moment d’inattention de Vidal, j’observais dans l’éclat de sa présence passagère une invitation à ma propre remémoration, celle de la présence marquante de Cheung dans le premier Irma Vep. Ce faux-fantôme permettait aussi de tracer la silhouette de mon ombre à moi, celle encore assise dans une pièce sombre, essayant de revivre le film qui m’avait affecté sans en être tout à fait capable. C’est aussi le propre des revenants, l’expression du caractère partiel de leur retour. Leur présence nomme leur absence.



*

 

Ces deux objets ne sont ni « les meilleurs », ni pour moi « les plus marquants » de la production cinématographique de l’année 2022, mais ils permettent peut-être de dessiner l’ébauche d’une fascination filmique pour ce qui reste, ce qui apparaît ou ce qui passe, sans l’angoisse d’un retour totalisant. André Bazin commentait dans Pour un cinéma impur le rôle du carton « à suivre… » dans la forme des feuilletons de Feuillade, qui pointait l’indétermination du récit à venir. Son commentaire me semble tout aussi judicieux pour réfléchir la simultanéité dissimulée sous ces rituels de division temporelle : « Si Shéhérazade avait tout raconté d’un coup, le roi, aussi cruel que le public, l’eût fait exécuter à l’aube. L’un comme l’autre ont besoin d’éprouver la puissance du charme par son interruption, de savourer la délicieuse attente du conte qui se substitue à la vie quotidienne, laquelle n’est plus que la solution de continuité du rêve. » [2]


[1] Mark Fisher. Ghosts of my Life: Writings on Depression Hauntology and Lost Futures. Hampshire, Zero Books. 2014. p. 116.

[2] André Bazin. Qu’est-ce que le cinéma. Paris, Éditions du Cerf. 1985. p. 87.

 

           

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Article publié le 30 janvier 2023.
 

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