Voilà un an que j’ai l’impression que chaque jour est identique, comme mon propre jour de la marmotte exclusif. Sans accès direct à l’extérieur depuis mon nouveau logement en sous-sol, je ne vois plus les saisons passer et la température ambiante est toujours à 21 °C.
Prise de lassitude devant l’offre filmique et télévisuelle à la fois trop alléchante et trop homogène, je manque d’inspiration pour essayer de calmer l’anxiété et le temps qui l’attise chaque jour. « Qu’est-ce qu’on regarde ce soir ? » s’est drapé de cette consonance angoissante qu’on attache au fameux « Qu’est-ce qu’on mange pour le souper ? »
Entre en scène John Lurie…
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En passant en revue les dernières sorties sur les diverses plateformes, je tombe par hasard sur un titre qui attire instantanément mon attention : Painting with John. Ce titre en évoque un autre qui m’est très familier, puisque j’étais de l’équipe de programmation qui l’a sélectionné au Festival du nouveau cinéma dans les années 1990 : Fishing with John. Se pourrait-il qu’il s’agisse d’un écho tout neuf à cette légendaire série de courts métrages par le non moins légendaire et inénarrable Lounge Lizard?
John Lurie, ovni du monde de la musique et du cinéma, avec sa tête si particulière et son charisme déphasé et nonchalant. Sa série de courts métrages Fishing with John était un ovni filmique tout aussi curieux que lui. En six voyages de pêche plus invraisemblables les uns que les autres, il emmenait cinq amis et connaissances — Jim Jarmusch, Tom Waits, Matt Dillon, Willem Dafoe, Dennis Hopper — taquiner le poisson, du requin à Montauk jusqu’au calmar géant en Thaïlande. Complètement improvisés, chaotiques et inégaux, les six films sont des bijoux d’absurdité.
Alors qu’il avait pratiquement disparu de l’avant-scène, voilà que je retrouve John Lurie et qu’il prend d’un seul coup trente ans au visage et sur le corps. Forcément, en trois décennies, il a attrapé des plis et une barbiche grisonnante. Quelle étrange expérience que ce raccourci temporel ! Et pourtant, le voilà toujours aussi jouissivement absurde et hilarant, avec une couche nouvellement acquise de laisser-aller philosophique. Ces retrouvailles tombent à point pour me sortir de mon marasme. Quelque part au milieu des Caraïbes, entouré d’une luxuriante végétation tropicale ondulante, les rainettes chantant dans les arbres, John commente son quotidien d’insulaire, raconte des souvenirs décousus et s'adonne à sa nouvelle occupation centrale en remplacement de la musique qu'il ne peut plus vraiment exercer en raison de la maladie, soit l'aquarelle.
Dans le premier épisode, il peste contre Bob Ross. Aussi tordantes soient-elles, ses vociférations ne font rien pour me dissuader du génie du célèbre peintre de la télévision publique américaine. D’ailleurs, je n’écoute déjà plus le pauvre John, ma mémoire m’ayant plutôt ramenée auprès de mon père qui, le premier, m’a initié aux joies réelles des leçons de peinture rapide de Bob, celui qui pondait un tableau — aussi insipide que fascinant — en trente minutes concises de bons conseils.
Au début de la pandémie, comme je l’ai souvent fait dans mes moments de grande anxiété, j’ai trouvé refuge à nouveau chez Bob, dont les émissions cultes avaient migré sur Netflix et Prime. Quel apaisement de retrouver cette voix hypnotisante et enveloppante pour vivre de demi-heure en demi-heure dans cet univers tout en Titanium White et Van Dyke Brown réconfortantes, avec ses happy little trees et ses eaux calmes ! Jamais de surprises (ou si peu) dans ces paysages accueillants, véritables cocons protecteurs de familiarité rassurante.
À des années-lumière de là, John a pourtant curieusement un effet similaire sur moi. Son humour absurde et décalé fait du bien en ces temps troubles. Ses aquarelles, aux antipodes des peintures kitsch indifférentiables de Bob, nous emmènent plutôt dans des territoires complètement hallucinés, fourmillant de détails éclatés, de couleurs vives et de personnages baroques qui, au contraire de rassurer, procurent à mon cerveau une stimulation tout aussi bénéfique que la quiétude des paysages montagneux de Bob.
D’un épisode à l’autre, les commentaires de John, eux, trouvent un écho symbolique étonnamment actuel et pertinent. Alors qu’il avoue se sentir bizarre de s’adresser à la caméra comme il le fait, je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces réunions Zoom si dénuées de naturel auxquelles nous avons dû nous soumettre depuis un an avec un malaise jamais entièrement dissipé. Il nous parle d’une anguille surnommée Raspoutine, achetée pour la couverture de son album Voice of Chunk, qui refusait catégoriquement de mourir — et je réalise que j’ai une admiration irrationnelle envers ce pauvre poisson à l’instinct de survie prodigieux. Il raconte qu’il s’apprête à retrouver un ami disparu et, avec lui, j’éprouve aussi cette impression de trou béant. Bien que mes proches n’aient pas disparu dans la nature pendant la dernière année, bien que je sache où les trouver, je ressens tout de même cette absence peser depuis le 15 mars 2020.
Demain, j’atteindrai officiellement un an de confinement total.
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