1 | 2
prod. Guerilla High Productions
CLASS OF 1984
Mark L. Lester | Ontario | 1982 | 98 minutes
Je me souviens d'avoir vu Class of 1984, jeune adolescent, à sa sortie en VHS. Je ne sais trop si c’est parce que mes parents n’avaient pas fait d’études (et qu’ils manquaient de jugement) ou parce qu’ils voulaient me décourager d’en faire (et me voir gagner, comme mon père, un chantier de construction à 14 ans), mais ils m’avaient permis de regarder ce film ultra-violent (et ultra-déprimant), se déroulant dans un collège et mettant en scène quatre punks que l’affiche glorifiait dans une ostensible pose de super-héros et dont l’ombre menaçante s’étirait bien au-delà du cadre. J’ai conservé, dans mes souvenirs, avec une effroyable précision, la scène du détecteur de métal qui autorisait les gardiens de sécurité à retirer toute arme aux élèves, les scènes d’intimidation que ces « rebelles sans motifs » faisaient impunément subir à leurs condisciples dans les toilettes ou à leurs professeurs dans les amphis, les scènes de trashing dans les bars où l’on s’envoie sans vergogne de la cocaïne dans le nez et de l’héroïne dans le bras et surtout, l’insoutenable scène lors de laquelle nos demi-dieux violent la femme de leur enseignant à qui mieux mieux. En un mot comme en mille, ce film m’avait traumatisé et je n’ai jamais pu m’en débarrasser.
Et pourtant... j’ai poursuivi mes études, et j’ai fait profession d’enseigner. Comme quoi, il faut prendre avec des pincettes l’une des prémisses mêmes du scénario : les films rendent violent. C’est du moins ce que nous permet de déduire la seule scène presque intéressante de cette creuse dystopie, celle où l’on découvre notre jeune chef de bande dans le confort de son impeccable foyer, mollement écrasé devant le poste où pétaradent des mitraillettes, chouchouté par une mère monoparentale également en manque et où le prof — inacceptable erreur — pousse l’affront de se rendre pour lui donner une leçon. À cette mince immixtion fait écho une autre scène, tout aussi (potentiellement) puissante et tout aussi (tristement) furtive : celle où, débarquant dans son cours de musique afin d’y faire son grabuge quotidien, le thug s’assoit au piano et joue spontanément, sans partoche, pour montrer à son prof de quel bois il se chauffe et de quel feu il brûle, une désarmante composition de son invention. Voilà deux moments chargés d’émotion, nous laissant entrevoir le backstory d’un vilain vaurien qui prend plaisir à intimider tout ce qui bouge et qui semble avoir réussi à intimider les scénaristes eux-mêmes. D’un voyou dont on se fout, on ne passera jamais à un chenapan dont on s’éprend.
Car s’il est une faiblesse scénaristique à ce film — autrement marquant —, elle est là : il se contente de nous montrer des élèves violents... que rien ne pousse à la violence. Aussi leurs faits et gestes nous apparaissent-ils vains, gratuits, infantiles. En revanche, si les raisons de leur colère demeurent dans l’ombre, celle de leur professeur — engageant enseignant fraîchement débarqué avec les meilleures intentions — sera généreusement motivée, cheap shot après cheap shot : on l’insulte, le tabasse, le bouscule, l’humilie, on l’asperge de faux sang, on fait exploser sa voiture, on vandalise sa maison... si bien que seule sa colère à lui sera motivée, et donc partagée par le spectateur, ce qui est d’autant plus désolant qu’il représente l’autorité, celui qui doit, malgré tout, donner l’exemple, à une jeunesse en manque d’amour, d’attention et de repères. Aussi serions-nous en droit de nous demander (ce serait la question sur laquelle ce film nous laisse) : est-ce la violence des étudiants qui attise celle des enseignants ou la violence des enseignants qui attise celle des étudiants ? (Jean-Marc Limoges)
prod. Lightscape Motion Picture Company
THE MUSIC OF THE SPHERES (LA MUSIQUE DES SPHÈRES)
G. Philip Jackson | Ontario | 1984 | 72 minutes
L’appellation « canuxploitation » ne rend pas vraiment justice à l’étrangeté poétique de cette méconnue Musique des sphères réalisée par G. Philip Jackson, spécialiste ontarien de la science-fiction à petit budget dont il s’agit du premier long métrage. Production bilingue, sautant constamment du français à l’anglais selon une logique on ne peut plus canadienne, ce récit abscons aux enjeux légèrement nébuleux s’intéresse au thème pour le moins ambitieux de la communication. Il s’agit d’un drôle de petit film un peu bavard, à l’exécution résolument artisanale, qui explore dans un style plutôt unique le registre trop peu commun à l’écran de la science-fiction existentialiste.
Une narration en voix off campe l’action du film dans un futur lointain, aux contours incertains. Suite à l’écroulement de l’économie mondiale, l’humanité a été plongée dans un chaos ayant mené à la disparition des superpuissances nationales. Un nouvel ordre s’est lentement constitué autour de cités-États qui sont gérées par des « bio-ordinateurs » super intelligents. Mélodie (Anne Dansereau) pilote l’une de ces machines, partageant ses pensées avec un appareil surnommé « la bête ». « Drôle de machine, tu ne possèdes pas de mots mais je sais que tu m’entends », dira-t-elle à la créature informatique lors de l’une de ces séances où elle semble en quelque sorte syntoniser l’univers.
C’est d’ailleurs ainsi que la jeune femme entre en contact avec une entité extraterrestre, qui lui fera progressivement comprendre que l’humanité met en danger l’équilibre de l’univers — c’est-à-dire cette fameuse «musique des sphères» qui donne son nom au film. Chaque planète, selon le discours mystico-scientifique qui nous est présenté ici, émet une note précise ; et l’effet conjugué de ces sons produits par l’univers crée ce que les anciens qualifiaient de musique céleste. Or, c’est cette harmonie cosmique que menace l’ambition humaine — propulsée par l’intelligence bioartificielle d’une technologie rationnelle qui a pris le dessus sur l’intuition ainsi que sur un certain rapport sensible au monde.
Cultivant une esthétique bricolée, mais réellement travaillée, La Musique des sphères passe de la couleur au noir et blanc, amalgamant la texture granuleuse du 16 mm à la précision minimaliste de l’imagerie vidéo des années 1980. Les effets spéciaux y sont filmés avec un sincère émerveillement, leur majesté bringuebalante conférant à l’ensemble une ampleur qui transcende les modestes moyens dont dispose Jackson. On sent, surtout, une véritable volonté de créer un univers singulier avec des bouts de ficelle ; c’est d’ailleurs ce qui rend le film si attachant, par-delà les limites évidentes auxquelles il se bute éventuellement.
Jackson, par la suite, se tournera vers des récits d’action plus classiques, courtisant le marché des clubs vidéo dans les années 1990 avec des films tels que Strange Horizons (1992), Replikator (1994) et 2103 : The Deadly Wake (1997). Mais La Musique des sphères s’impose pour sa part comme une anomalie fascinante, portée par une indéniable vision artistique qui ne ressemble à rien d’autre dans le paysage du cinéma de genre canadien. On en vient d’ailleurs à rêver de ce dont aurait été capable son auteur s’il avait pu cultiver cette voix à la fois insolite et charmante. (Alexandre Fontaine Rousseau)
prod. Trans World Entertainment (TWE) / Sarliu / Diamant
I, MADMAN
Tibor Takács | Ontario/Californie | 1989 | 89 minutes
I, Madman est un brillant petit film d’horreur fantastique qui convie des procédés réflexifs (mal exploités ailleurs) afin de générer, non le rire (comme dans les cartoons de Tex Avery ou les films de Mel Brooks), mais l’angoisse... et que l’on pourrait d’ailleurs rapprocher de deux autres réussites du genre — In the Mouth of Madness (John Carpenter, 1994) et Wes Craven’s New Nightmare (Wes Craven, 1994) — tous deux sortis cinq ans plus tard. Virginia (Jenny Wright), jeune et jolie libraire de Los Angeles, dévore soir après soir des romans d’horreur dans la solitude de son appartement — d’abord More Madness, More Sin, ensuite, I, Madman, dont les événements redupliquent, reprennent, miment voire annoncent, des événements qui se réaliseront dans sa propre vie. En effet, l’histoire de ce mad scientist qui tente, en arrachant de-ci de-là sur le visage de ses victimes, diverses parties pour se refaire une face, semble prendre corps — en un sursaut du reste tout métaleptique — dans son quotidien et se rapprocher de plus en plus d’elle. Autrement dit, ce n’est pas ce qui arrive dans sa vie qui arrive dans le livre, c’est ce qui arrive dans le livre qui arrive dans sa vie. De deux choses l’une, ou bien l’on se projette, depuis le confort de notre foyer, dans le personnage et on a peur pour elle, ou bien on transpose son histoire dans le confort de notre foyer en se disant que le maniaque, à l’instar du maniaque du film, pourrait y débarquer n’importe quand... et on a peur pour nous. Dans les deux cas, il y a de quoi flipper.
Le brio, ici, consiste à se servir d’une configuration spéculaire — une simple mise en abyme (voire, une « mise en abyme simple », comme dirait Dällenbach) — afin, non pas de briser l’illusion, mais de la renforcer. D’abord, parce que l’œuvre emboîtée (le roman) entretient — un peu comme la pièce de théâtre dans Hamlet (William Shakespeare, 1603), le tableau de Carlotta dans Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958), l’émission de télévision dans Fright Night (Tom Holland, 1985) ou le spectacle de marionnettes dans Being John Malkovich (Spike Jonze, 1999) — une forte relation de similitude avec la situation dans laquelle se trouve le personnage. Ensuite, parce que les liens entre l’œuvre « en abyme » et la situation diégétique (du personnage) sont donnés à faire, non au spectateur (comme dans Fright Night ou Being John Malkovich), mais au personnage lui-même (comme dans Hamlet ou Vertigo), œuvre dont ce personnage n’est pas le producteur (il n’y a rien de troublant si j’écris une œuvre dont les événements ressemblent à ceux que je vis), mais le récepteur (il n’y a rien de plus troublant quand je lis une œuvre dont les événements ressemblent à ceux que je vis). Enfin, et surtout, parce que nous sommes en égalité cognitive avec le personnage (ou, plus précisément, parce que nous ne comprenons pas ce que lui-même ne comprend pas). Ainsi, si l’on est porté à assister au trouble qu’un personnage éprouve devant une œuvre dont il ignore — mais dont on connaît — le contexte de production, on sera, en revanche, porté à participer au trouble qu’un personnage éprouve devant une œuvre dont il ignore — et dont on ignore aussi — le contexte de production. Par l’agencement savant de ces ingrédients, I, Madman nous offre un plat des plus réussis. (Jean-Marc Limoges)
* Le film sera projeté en 35 mm à la Cinémathèque québécoise le samedi 22 juillet à 18h00 dans le cadre du cycle Histoires d'horreur.
prod. Chromewood Productions
BEYOND THE BLACK RAINBOW
Panos Cosmatos | Colombie-Britannique | 2010 | 110 minutes
Beyond the Black Rainbow est un des rares exemples de « style over substance » qui fonctionne. Si on le prend pour ce qu’il est, et qu’on se laisse aller à ce qu’il nous propose, le premier long métrage du Canadien Panos Cosmatos devient une expérience sensorielle complexe. Tout comme pour son plus récent film Mandy (2018), Cosmatos y utilise tous les moyens que lui offre le cinéma pour provoquer des sensations, non pas par le récit ou les personnages, mais par l’effet viscéral que produisent les sons et les images qui nous immergent. Tenant à un mince fil narratif pour nous transporter à travers son univers impondérable, Beyond the Black Rainbow réussit à tenir la route avec, comme noyau dur, un concept.
Un obscur scientifique (le docteur Nyle), une jeune femme qui semble captive dans sa clinique (Elena) et l’Institut Arboria, qui recherche la transcendance par diverses expérimentations psychiques, sont les protagonistes du récit. Rien n’y est clairement expliqué, tout est vaguement éthéré, puis en transformation. À l’image de l’arc-en-ciel, le film devient ce moment de transition entre plusieurs éléments, se métamorphosant selon l’angle d’où on le regarde et la lumière qui le traverse. Mais à l’image de son frère diurne, cet arc-en-ciel nocturne n’a ni point de commencement ni fin. Il n’est que transitoire. Il capte la fin d’une ère pour en voir apparaitre une autre.
Cosmatos utilise son film comme récepteur captant ce passage historique entre le cinéma de genre des années 1970 et celui des années 1980, ce moment qui voit passer la science-fiction psychédélique typique de l’époque post-hippie aux slashers de l’ère Reagan. La transformation s’opère dans le son et dans l’image, jusque dans le personnage de Nyle, qui passe d’un scientifique posé, mais en retenue émotionnelle, à un psychopathe meurtrier. Ce moment de transition faisant sortir le film de la science-fiction classique passe par une scène distincte qui sépare l’avant et l’après. Abandonnant la couleur pour le noir et blanc, un rituel périnatal y est démontré, une forme de renaissance que le docteur semble avoir traversée par le passé. Utilisant avec flair des superpositions d’images d’œil, d’œuf et de fluides dans lesquels se mêlent des impressions de sang, d’eau et de pétrole, le film devient presque abstrait et plonge son antagoniste dans un liquide amniotique improbable. Sa psyché est alors transformée, et il en ressort en posant un premier acte destructeur qui marquera le début de sa déconfiture psychologique ainsi que de ses recherches transcendantales. C’est l’origine de l’Institut Arboria et des interactions entre le docteur Nyle et Elena. Une fois cet interlude derrière nous, le film nous plonge de l’autre côté de l’arc-en-ciel, y trouvant son chaudron d’or dans l'un des genres les plus lucratifs des années 1980 : l’horreur.
Si l’on considère la carrière encore jeune de Panos Cosmatos, Beyond the Black Rainbow semble être le prototype à son état le plus épuré de ce que devient aujourd’hui son cinéma. Son long métrage suivant, Mandy, suit le même principe d’œuvre bicéphale portée par deux sections distinctes, comportant aussi deux énergies différentes, suivant une transformation non seulement dans le récit mais dans les personnages. Elle utilise aussi un antagoniste menant un culte psychédélique et n’hésite pas à plonger dans une atmosphère aux textures sonores et visuelles saturées, accompagnée d’un rythme hypnotique.
De la même manière que l’avait fait le film Amer (Cattet et Forzani, 2009) avec le giallo, Beyond the Black Rainbow se veut un hommage au cinéma de genre d’une certaine époque transitoire dont il détourne les codes tout en épurant son style à l’essentiel. On en vient à ne plus s’agripper à la narrativité, qui de toute façon s’évapore au fil de l’histoire, pour plutôt se laisser hypnotiser par ce qui se produit à l’écran. C’est là que se trouve l’essence du film : dans un pur cinéma de sensation. (David Fortin)
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |