J’ai repris ma traversée de Grey’s Anatomy — série d’ABC, dont la 16e saison fut interrompue par la pandémie — là où je l’avais laissée il y a plusieurs années. Série que j’associe à mon adolescence — soit, à un trop-plein de temps et d’émotion — je régresse donc, pardon, je la retrouve à la saison 9, loin des bonnes années, mais néanmoins réinvesti, happé par les visages familiers de tous ces docteurs libidineux auprès desquels j’ai, en quelque sorte, grandi. Ils ont vieilli, eux aussi. Ils sont devenus des amis, des amants, des ennemis. Ils se sont brisés le cœur, plantés des couteaux dans le dos, réconciliés. Ils ont gravi les rangs, certains se sont mariés, d’autre sont partis loin et certains — trop, à vrai dire — sont morts. Je blaguais parfois, pour expliquer la série à des amis : « si l’univers obéissait aux mêmes règles que Grey’s Anatomy, j’aurais tout perdu. Mes amis seraient décédés dans d’atroces circonstances, il me manquerait sans doute un bras et j’aurais survécu à trois désastres ». Aujourd’hui, j’en viens plutôt à me demander combien de traumatismes peut encaisser un corps. À cet égard, suis-je simplement chanceux ? Encore jeune ? Combien d’expériences de mort imminente, de tireurs fous, d’alertes à la bombe faut-il avant de craquer ? Pire : combien de divorces, de maladies soudaines, de décès de proches ? combien de ruptures, de disparitions, de fuites, de lâchetés ? qu’est-ce qui m’attend au détour ? qu’ai-je fait et saurais-je me pardonner ? Rares sont les séries qui perdurent ainsi une quinzaine d’années et qui accompagnent une vie. Encore plus rares sont celles qui — sans faire dans l’horreur — fonctionnent aussi longtemps sur un principe incessant de trauma. Celui infligé aux innombrables patients qui meublent les intrigues médicales, d’épisode en épisode, mais surtout celui qui afflige les personnages principaux, les martèle de saison en saison, à un rythme haletant. Si j’ai recommencé la série en cherchant quelque chose de familier — de réconfortant, d’un peu abrutissant — à me mettre dans les yeux, je la retrouve aujourd’hui dans la bulle relative de cette crise sanitaire plutôt confronté à divers épisodes de ma vie jusqu’à présent : à mes propres peines, à l’effondrement qui me guette, à l’effort requis pour aller de l’avant – comme un clip show qui ne retiendrait que les faits saillants. Je m’étonne face à la capacité de ces personnages à encaisser, à tourner la page, à se relever. Puis je pense aux médecins, aux infirmiers, aux préposés aux bénéficiaires — à ma mère, avec qui j’ai écouté de nombreux épisodes de cette série — dont la routine a soudainement revêtu des airs de fiction apocalyptique, dont le quotidien obéit soudainement à cette logique de soap médical : soit, un excès de tragédie qu’on ne souhaiterait à personne (les scénaristes de nos vies se garderaient une petite gêne, non ?). Et je comprends, enfin, ce qui est au cœur de ce mélodrame de haute voltige que j’ai pourtant regardé toute ma vie adulte (et que je suis encore loin d’avoir terminé) : Grey’s Anatomy renferme une absurde leçon de résilience dont le motif principal n’est finalement pas la mort ou le sexe, ni les divers traumatismes, corps et cœurs et tripes ouvertes sur la table du bloc opératoire, mais bien la capacité bêtement humaine, extraordinaire, d’aller de l’avant.
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Le coup de la pomme
Tous mes amis sont morts
Prendre refuge
Loin du parc
Proximité indésirable
L'empire des sens
Inspirée
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