Jump, dash, up, right, dash, d… Merde. Jump, dash, up, right, dash, down, dash… Merde. Jump, dash, Merde et re-merde, etc. Tout est une question de rythme, un enchaînement d’actions à intégrer, une série à apprendre avec une précision parfaite. Aucune place à l’erreur, il faut savoir appuyer sur X au bon moment, au pixel près, afin de progresser.
Je gravissais ainsi la montagne de Celeste, comme un défi personnel un peu arbitraire mais dans lequel j’investissais tout mon être ; ma vie en dépendait. Je pourrais me laisser leurrer et croire que je m’accrochais désespérément à cette épreuve d’alpinisme virtuel parce que le récit réfléchissait mon état d’esprit, un récit qui, pour le résumer rapidement, me demandait d’apprivoiser, d’aimer le reflet ténébreux de mon avatar plutôt que de l’abandonner seul dans son défaitisme. La leçon était simple, mais belle : je suis mon pire ennemi, et rien de plus difficile que de se hisser à la cime de soi-même, là où on peut atteindre une certaine sérénité, celle qui vient quand nous pouvons regarder avec calme le chemin parcouru, avec la distance permise par cette hauteur, et en ayant accepté ces parts d’ombres en soi, transformées en alliées. Alors je pourrais me laisser leurrer, devant un tel récit, utilisant la difficulté et l’échec pour chercher un équivalent vidéoludique à l’expérience de la dépression, et croire que c’est bien ce qui me rattachait à ce jeu.
De même devant Hades, quand je traversais les Enfers encore et encore pour tenter d’échapper à ma prison, de fuir la tyrannie de mon père, je pourrais aussi me laisser leurrer par les personnages, tous ces ami.e.s, ces amant.e.s, que je rencontrais sur mon chemin, à qui je prêtais oreille, et qui en retour m’apportaient un peu d’aide pour aller un peu plus loin dans mon périple, jusqu’à ce que je comprenne enfin que mon objectif est chimérique, que je ne peux pas fuir la personne que je suis. Impossible d’échapper à ma condition, me disait le jeu, j’étais incapable de voir, à l’instar du protagoniste, que tout ce dont j’avais besoin était déjà autour de moi, et qu’il valait mieux réparer les relations que j’avais plutôt que de fuir mes responsabilités vers un ailleurs que je m’imaginais merveilleux mais qui n’était qu’illusion. Autre leçon aussi simple que belle, cherchant à transformer l’échec en forme d’apprentissage, non seulement un apprentissage des mécaniques du jeu, mais surtout une forme d’éducation de soi. Noble entreprise, le perfectionnisme moral sous forme vidéoludique.
Du moins en apparence, mais j’éprouve un doute, car les jeux vidéo, même dans leurs meilleurs coups, sont fondés sur la subjugation d’un monde virtuel aux mains d’un joueur Tout-Puissant (il y a bien le contre-exemple des walking simulator et autre type d’expériences ludiques tentant de mettre à l’écart le défi et la difficulté, mais ce n’est pas anodin que ce sont précisément des jeux que plusieurs n’acceptent pas comme des jeux). Je me perds dans le rythme de ces jeux, je suis dépendant à leur gameplay comme d’autres le sont à l’alcool, la drogue, le sexe, les dépenses irraisonnées, etc., des manières de se tuer sans se tuer vraiment, de disparaître dans un abysse où notre être fond pour nous laisser respirer un instant, dans une spirale infernale qui ne fait qu’amplifier la détresse initiale. J’exagère à peine la comparaison, je crois, car pendant un temps je me laisse entièrement absorber par l’esprit des designers, mon esprit se moule à ce qu’ils exigent de moi pour passer à travers l’expérience offerte ; l’étrange réconfort que m’apportent ces jeux ne tient en rien à la réflexion, hypocrite, qu’ils offrent, mais au fait que je me dépossède entièrement de moi pendant un temps, que je ne suis rien d’autre qu’une série de réflexes appris, qu’un corps conditionné à réagir exactement au bon moment dans des conditions prédéterminées.
Comment la victoire sur un monde virtuel, aux paramètres calibrés pour permettre la réussite, peut se comparer à ce que ces jeux évoquent, c’est-à-dire retrouver un certain contrôle sur sa vie, sur soi, maîtriser son monde personnel ? Comment même oser proposer une telle réflexion dans un médium fondé sur cette Toute-Puissance du joueur, radicalement antagoniste au sentiment d’impuissance typique du désespoir, un médium en outre dont on connait tous la nature addictive, théorisée sous le terme de flow pour faire semblant que c’est autre chose qu’un conditionnement de l’esprit, une forme de contrôle disciplinaire foucaldien redoutablement efficace, un dispositif agambenien créateur de subjectivité ? Bien sûr, il en est de même avec le cinéma, où il est tout autant possible de s’abimer dans une position de spectateur, dans un monde par procuration où nous n’avons aucune responsabilité, mais la possibilité d’un retour réflexif sur soi est beaucoup plus accessible depuis cette position de spectateur distant, alors qu’il faut se désengager entièrement du jeu, de son gameplay, pour parvenir à une telle posture de lucidité — quel étrange médium, je n’ose parler d’art, exigeant de le nier pour retrouver sa position de sujet. Que reste-t-il de moi quand je suis devant Celeste ? Rien, et c’est bien pour cela que j’y retourne, que je m’obstine à cueillir cette énième fraise qui me nargue, et que j’essaie, encore et encore, de maîtriser ce rythme. Oui, sans doute, il s’agit là d’un rapport personnel au jeu vidéo, une manière de l’utiliser en cédant à ce qu’il y a de séduisant en son sein, comme nous pouvons tout autant le faire devant un film — je conçois qu’il est possible d’entretenir un rapport plus sain avec cette forme, de se mouler sur le design pour le confronter à soi, mais présentement ce n’est pas ce qui m’y attire. Je cède au plaisir immédiat, au désir de contrôle, à l’impression de s’enfoncer dans un ailleurs où ma seule responsabilité consiste à appuyer sur le bon bouton au bon moment (et encore, s’agit-il d’une responsabilité). Tant que j’échoue, je garde un peu de qui je suis, mon échec témoigne de ma résistance, même involontaire, à me laisser entièrement assujettir par ce gameplay, mais depuis le confinement, je n’aspire qu’à cette réussite, qu’à ce sentiment de Toute-Puissance, de contrôle ; je croyais que je tenais à réussir là pour contrecarrer l’échec autrement perçu dans ma vie, mais en définitive je ne cherche qu’à disparaître dans le flow.
Jump, dash, up, right, dash, down, dash… j’y suis presque.
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |