— I said, ‘Why you does cry?’
— Why, boy? Why? You will know when you grow up. You’re a poet, too, you know. And when you’re a poet you can cry for everything.’
V.S. Naipaul, Miguel Street [1]
Le premier choc de Small Axe a pour moi été linguistique, phonétique, comme celui de la matérialité d’une langue minoritaire qui happe à partir de ses positions les plus fortifiées. Tout Small Axe se déroule à Londres, loin, très loin des Caraïbes où est né ce créole des Antilles anglaises qu’on entend mur-à-mur dans cette minisérie qui sait faire, entre autres choses impressionnantes, de la différence culturelle un élément de caractérisation tranchant, sans cesse réitéré dans sa réception au sein de la culture majoritaire et coloniale de la métropole britannique. Cette langue, fascinante dans ses « imperfections », son bagou, ses « my boy » balancés si nonchalamment qu’ils invitent à l’oisiveté caniculaire, m’a happé car je l’avais longuement lue sans jamais l’entendre – dans les romans de V.S. Naipaul, le grand écrivain trinidadien d’origine indienne, où la langue est là aussi un élément moteur de la production de toute l’altérité qui parcourt ses écrits (qui eux-mêmes sont de magnifiques monuments, souvent cruels, à cette altérité qui se découvre comme telle, chez elle ou à l’étranger).
Cette langue, par ignorance, c’était donc pour moi la langue de Naipaul, que j’entendais pour la première fois à travers la minisérie de McQueen dans toute son acrobatie poétique, brute, consacrée par une observation minutieuse de la vie pauvre (pour ne pas dire « simple »), érigée en même temps au rang de la plus noble expression tellement elle colle parfaitement à la figure des protagonistes exemplaires de Small Axe. Cette langue, à l’instar des romans de Naipaul et surtout des premiers, vient chez McQueen contribuer à l’identification des protagonistes à leur bassin culturel transocéanique, d’une autre culture et d’une autre classe, tout en produisant une mécanique d’entre-soi sonore, immédiatement reconnaissable, qui participe en retour à mettre à l’écart la vie des personnages de la série face à leurs environnements hostiles (et sonores) respectifs ; si la musique est si omniprésente dans Small Axe, c’est aussi au nom de la profonde distinction culturelle et musicale qu’elle implique face à la sonorité blanche dominante – une autre manière de dire que l’injustice coloniale et le racisme systémique rampent dans des dimensions qui surclassent autant le constat historique que les discours politiques.
Outre cette multidimensionalité de l’expérience afro-caribéenne, c’est aussi à la structure narrative des romans de Naipaul que m’a ramené Small Axe, alors qu’à l’instar du grand écrivain, la focalisation de la mise en scène de McQueen procède de cette même vue latérale, qui glisse d’une situation à l’autre, d’une époque à une autre, en préservant une distance constante entre son sujet et son discours, alors que leurs actions, leurs situations, diffèrent et creusent dans leurs contrastes les similitudes d’une existence assiégée à travers l’Histoire. Dans Miguel Street, un des tout premiers romans de Naipaul, ce dernier dédie chaque chapitre à un individu différent de la rue éponyme sans jamais qu’il y ait succession d’actions menées d’un segment à l’autre. Chacun des chapitres est donc une marquise encapsulée, parfois littéralement, une observation toujours menée à la même hauteur d’un narrateur à la fois présent et dépersonnalisé, un témoin de leur condition commune qui, d’une échoppe à l’autre, d’un domicile au suivant, constate les répétitions misérables de la souffrance coloniale, son rapport trouble à la culture dominante occidentale blanche (à la fois culture à se réapproprier et culture toxique à ne pas trop digérer). À cette structure anthologique s’ajoute un rapport au temps des plus particuliers, alors que chaque chapitre décide de pousser jusqu’au bout de son raisonnement analytique la trajectoire de vie de chacun de ses protagonistes. De 1939 à 1947, Naipaul va et vient en travers des années de guerre vues d’îles lointaines des champs de bataille européens, faisant de ce haut moment de prise de conscience politique un espace d’auto-détermination parfois héroïque, d’autres fois pathétique, mais dans tous les cas animé par une colère parfois dirigée envers les siens et leur provincialisme, et dont les nuances ne sont pas sans rappeler celles de McQueen, qui n’hésite pas, comme dans Lovers Rock ou Red, White and Blue, à montrer comment cet entre-soi protecteur peut aussi couver des trahisons intérieures.
Chez McQueen comme chez Naipaul, la réussite devient alors une question de groupe : parvenir à se réunir pour se protéger est le fil rouge de la minisérie, tout en demeurant consciente que l’échec, la trahison, la méchanceté, sont des questions d’individus. Pour McQueen l’horizon du dernier épisode est ainsi tourné vers l’éducation, alors que chez Naipaul, une fois arrivé en 1947, seul l’exil en Angleterre, à force de déceptions, de solidarités impossibles à maintenir dans une telle précarité insulaire, semble possible.
Pourquoi, enfin, Naipaul arrête-t-il son récit du là-bas en 1947 ? Parce qu’en 1948 le Royaume-Uni vote le British Nationality Act qui permettra à tous les membres de ses colonies d’obtenir immédiatement la citoyenneté britannique, ce qui provoquera une vague migratoire vers la métropole, emportant tout-e-s ceux et celles que représentaient les personnages dépossédés de Miguel Street (incluant Naipaul lui-même). À ce moment, les personnages de Miguel Street deviennent les parents des personnages de Small Axe.
[1] Naipaul, V.S. 2011. Collected Short Fiction. New York : Everyman’s Library, p. 37.
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