DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Tristes nations

Par Mathieu Li-Goyette
DERNIER MOT (POUR L’INSTANT) SUR L’OEUVRE DE SYLVAIN L’ESPÉRANCE

« Mais ce modèle - c’est la solution de Rousseau - est éternel et universel. Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre; même si nous sommes enclins à le croire, nous n’avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. À mieux les connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c’est la seule dont nous devions nous affranchir : nous le sommes par état des autres. »

- Claude Lévi-Strauss (Tristes tropiques, p. 470)

Être par état des autres, c’est se trouver une identité à partir de l’écoute et non de la parole, du regard et non de l’action, laisser aller ce monde en nous et nous dans ce monde; une façon de communier qui nous laisse humble face à l’autre, à ses espaces. Et c’est aussi le crédo du cinéma de Sylvain L’Espérance, (anthropo-ethno-)cinéaste venu au cinéma par le goût de l’expérimental et qui y a trouvé, à mi-chemin entre le l’oeuvre hybride de Van der Keuken et la quête de la vérité sempiternelle des aïeux d’ici Perrault et Lamothe, une voie, celle de la prise de notes.

Si nous avons parlé dans ces pages de son oeuvre et de sa démarche comme celle d’un « travelling preneur de notes », c’est qu’il nous aura donné à voir des morceaux choisis du réel. Et par « morceaux choisis », nous n’entendons pas « réel filtr », voire « désinformation », mais plutôt une manière de créer de la synthèse avec de l’absolu (la vie, le quotidien des gens qu’il filme), rendre intelligible le cours des choses, Le temps qu’il fait, comme il le dit lui-même. Il procède presque méthodiquement, s’intéressant à chaque reprise au travail des gens, car c’est le travail qui forme l’environnement et l’espace; chez lui, tout tangue entre le temps et l’espace : ne parle-t-on pas de printemps, de temps, de fleuves et de deltas? Le printemps, c’est du temps comme le temps qu’il fait est le temps cerné dans un moment précis, une capsule temporelle. Le fleuve c’est aussi du temps, car l’eau bouge et elle ne reste jamais au même endroit. Son objectif, le delta, se déverse à son tour et ainsi de suite. Terre et mer, instant et durée, tous se côtoient, nervurent un monde qu’il me semble que L’Espérance aurait compris et dont la passion serait la transmission de cette compréhension; dans les faits, il est notre paysagiste par excellence du documentaire.

Et qu’est-ce qu’un paysagiste? C’est quelqu’un qui observe le terrain, parfois même les gens qui le fourmillent, et sait en tirer l’essence la plus pure par rapport à son environnement, à la lumière, à la signification cachée qu’il cherche à représenter derrière une nature que lui seul sait faire « parler » ainsi.

Pourtant, il n’est jamais question ici d’un cinéma de l’hégémonie et du « je-sais-tout », car écrit et perçu comme une expérience sensible, son oeuvre a évolué de 1992 à 2009 en soulignant de plus en plus les traces de sa présence dans le territoire. D’une part, parce qu’il devait s’inclure dans l’aventure qu’était celle d’un Québécois au Mali. D’autre part, parce qu’il se détache du cinéma direct ayant tant influencé ses films tournés au Québec pour se tourner vers une poésie des lieux consistant à saisir les images comme elles viennent (le temps, toujours) et à inclure sa propre présence dans l’univers filmique. C’est la voix et non le corps. L’Espérance nous dicte à quelques reprises un poème ou un beau morceau de texte, une donnée qui n’est pas de l’image, mais seulement du son, qui ne commente pas tant ce qu’elle voit, mais  plutôt la place de ce que nous voyons au sein d’un ensemble plus grand. Le cours d’eau au sein du delta, le berger peul au sein d’une communauté. Morceaux choisis, disions-nous, ceux-ci sont des extraits d’une réalité complexe.

Ce morcellement du réel, il l’entame de brillante façon dès son premier film Printemps incertains (1992) alors qu’il alterne d’intervenant en intervenant, ne nous indiquant que ce qui les relie, le quartier - le territoire - entourant le canal Lachine. Dans Le temps qu’il fait (1997), la simple délimitation des lieux fera place à l’auscultation de Montréal et à la façon dont la ville gère l’économie et ses agents, ses gens d’ici et ces immigrés venus se placer ici comme les pions du marché mondial dénoncé par le cinéaste. Ces « pions » (car il filme toujours des travailleurs, rappelons-le) sont mondiaux, proviennent de milieux différents tout en servant l’unique maître, cette Main invisible (2002) qui les déplace à leur insu, altère un quotidien que notre réalisateur, à la façon des dits de Lévi-Strauss, est allé observer ailleurs pour nous donner à être ici.

Dans cette différence entre eux et nous (car il y a toujours des différences, n’en déplaise à la mode des documentaires bêtement cosmopolites de l’ONF), naîtrait une identité, mais aussi un imaginaire que le documentaire ne se donne généralement pas comme grande idée de défendre. L’Espérance nous donne avec ses films « africains » l’occasion de voir des histoires, des microcosmes que son talent sait nous révéler et qui confirme son importance dans le panorama du cinéma québécois parce qu’à la quête des beaux hasards de la nature se suit une constante inclusion des événements filmés à l’organisation tantôt des pêcheurs, tantôt des bergers, mais toujours des gens dont le rôle est d’être le médiateur entre l’idée (l’économie, la mondialisation, donc l’Occident) et le terrain (le fleuve, son delta, ses berges, donc le Tiers-monde). C’est par là que tout transit. C’est aussi par là - comme l’a si justement montré le documentariste sénégalais Samba Félix Ndiaye dans son Diplomates à la tomate - que le vecteur de l’idée vers le terrain peut s’inverser ou s’écrouler, établir un équilibre (j’écrivais rétablir, mais d’équilibre il n’y a jamais eu) ou voir l’idée s’enfoncer de plus  en plus dans la terre. Parti capter ce lègue empoisonné de l’idée à la terre, L’Espérance fait partie de la résistance, de ceux qui, pour revenir à la définition première d’une « résistance électrique », retiennent le courant d’aller trop vite et de nous emporter avec lui.

« Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur; tant que nous serons là et qu’il existera un monde - cette arche ténue qui nous relie à l’inaccessible demeurera, montrant la voie inverse de celle de notre esclavage et dont, à défaut de la parcourir, la contemplation procure à l’homme l’unique faveur qu’il sache mériter : suspendre la marche, retenir l’impulsion qui l’astreint à obturer l’une après l’autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son oeuvre en même temps qu’il clôt sa prison; cette faveur que toute société convoite, quels que soient ses croyances, son régime politique et son niveau de civilisation; où elle place son loisir, son plaisir, son repos et sa liberté; chance, vitale pour la vie, de se déprendre et qui consiste - adieu sauvages! Adieu voyages! - pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à saisir l’essence de ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au-delà de la société : dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos oeuvres; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis; ou dans le clin d’oeil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat. »

- Claude Lévi-Strauss (Tristes tropiques, p. 497)

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 16 janvier 2011.
 

Rétrospectives


>> retour à l'index