WHAT DO WE SEE WHEN WE LOOK UP THE SKY?
Alexandre Koberidze | Géorgie/Allemagne | 2021
Le découverte la plus marquante de l'édition 2021 de la Berlinale, What Do We See When We Look at the Sky? d’Alexandre Koberidze, dévoile un univers inédit et enchanteur, dont la rigueur formelle (bressonienne, mais uniquement en ce qu’elle s’attarde aux gestes) n’a d’égale qu’une qualité absolument ludique et imprévisible qui relève à la fois du conte de fée et du cadavre exquis. Prenons par exemple la prémisse centrale du film. Lisa et Giorgi se rencontrent, mais dès lors — et au terme d’un jeu qui demande aux spectateurs de fermer les yeux et, effectivement, de manquer quelques secondes du récit — les deux amants maudits ont changé de visage (et, donc, le film d’acteurs) et ne se reconnaissent plus. Le spectateur lui aussi, a dès lors changé de regard et le film déplace les attentes et s’ouvre, comme s’ouvre le ciel. Malédiction pour les personnages, bénédiction pour le spectateur, cet étrange état leur fait également perdre leurs « talents » et, soudain, les deux amants se retrouvent comme l’on se retrouve adolescent, à la recherche d’un boulot pour meubler l’inconnu de l’été. Lui, aux commandes d’un étonnant piège à touristes ; elle, d’une machine à crème glacée… Ce serait bien suffisant, mais le film bifurque à nouveau, soudain moins préoccupé par la romance que par la symphonie qu’elle permet de capturer en ville : Koutaïssi en Géorgie, enivrante sous le soleil et la fièvre de la Coupe du monde qui gagne peu à peu ses habitants. Au fil d’un film fouillé de trois heures, Koberidze donne la parole tantôt aux objets, tantôt aux chiens ; nous fait patienter auprès de ses personnages en temps réel et exploite tous les recoins d’une toile filmique sans cesse renouvelée. Bref, voici du cinéma pur et libre qui défile comme du jazz, se permet tous les écarts de conduite et les « fausses » notes pour mieux remettre le médium en perspective. Lorsqu’un narrateur s’adresse au spectateur (ébahi) d’un futur proche où le cinéma serait désormais désuet et inutile pour cause de la crise climatique en cours, il devient clair qu’il s’agit ici d’un rare chef-d’œuvre, perspicace et joueur. Du cinéma audacieux comme pour en finir une fois pour toute avec le cinéma, au carrefour de la résilience et de la tragédie, où tout se veut possible.
Texte : Ariel Esteban Cayer
STE. ANNE
Rhayne Vermette | Canada | 2021
Aux intersections du film expérimental, documentaire et narratif, Ste. Anne, de la cinéaste canadienne métisse Rhayne Vermette, est une expérience sensorielle proche de la transe. Suivant les préoccupations antérieures de l’artiste manitobaine, le film est une exploration identitaire ancrée dans la famille et le territoire. Riche de l’expérience acquise au fil des courts métrages réalisés depuis une décennie et des expérimentations avec les diverses techniques qu’offre la pellicule, Vermette a su exploiter les possibilités du médium analogique et trouver un équilibre remarquable entre l’expérimental et le narratif pour ce premier long métrage.
La cinéaste a cumulé des images et des sons pendant près de deux ans en élaborant ce projet. La construction semble s’être faite par échantillonnage, découpant et remontant instinctivement ses moments visuels ou sonores. De la sorte, Vermette se réapproprie non seulement ses propres images mais aussi ce qu’elles représentent, faisant dialoguer sons et images qui, autrement, ne seraient pas liés, venant alors créer de nouveaux signifiants. On passe habilement d’un personnage à un paysage, d’une voix présente au souvenir de quelqu’un, d’un temps à un autre temps. Vermette sait créer organiquement des liaisons entre le travail domestique et les forces de la nature, façonnant le mythe par l’évocation que produisent ses images (comme dans cette scène nocturne extérieure, avec la vieille femme près du feu et cette lueur de pleine lune verte derrière elle). Dû à son 16 mm, l’aspect tactile de la pellicule est très présent et la cinéaste choisit de renforcer cette visibilité du médium par toutes ces fuites de lumières, surexpositions, surimpressions, ajoutant encore à l’aspect onirique, rétrospectif, de son film.
Ce qui résulte de tout ce travail technique et plastique est finalement le collage impressionniste d’un récit exploratoire des liens familiaux et de leurs racines profondes dans le paysage et dans la nature. À travers ce flot d’images, de sons, de pensées et de visions, un monde intérieur cherche à s’incarner dans le réel. Une cinéaste cherche à ajouter des couches de texture dans sa complexité identitaire. Mettant en vedette des membres de sa famille et une communauté métisse élargie, Ste. Anne est plus qu’une histoire de famille. C’est une brèche dans l’imaginaire créatif d’une artiste qui impose déjà une vision radicale et unique. Entre narration et abstraction, capturant autant l’élémentaire que le divin, ces moments furtifs interconnectés forment les racines d’un film qui tient en place dans un territoire cinématographique encore à découvrir.
Texte : David Fortin
WHEEL OF FORTUNE AND FANTASY + DRIVE MY CAR
Ryûsuke Hamaguchi | Japon | 2021
Hamaguchi est un conteur hors pair, un auteur perspicace capable de cerner le drame de ses personnages avec une précision chirurgicale et de les poser en miroir de nos propres angoisses, de nos propres joies, de notre propre quotidien, mais surtout de mettre en abîme l’art du conte lui-même. Il constitue en cela l’une des figures phares d’un certain cinéma postmoderne, portraitiste de l’anodin, narrateur de la narration, chroniqueur du malaise amoureux actuel et créateur d’une faune humaine si vraisemblable qu’elle nous est toujours immédiatement intelligible. Fidèle à son habitude, il nous livre avec Wheel of Fortune and Fantasy et Drive My Car un duo d’œuvres élégamment réflexives et brillamment scénarisées, au diapason des femmes et des hommes d’aujourd’hui, défendues par deux distributions parfaitement dirigées.
S’il rappelle l’univers banal de l’excellent Happy Hour (2015), où divers personnages discutent de la vie, très simplement, dans des salons et des restaurants, Wheel of Fortune and Fantasy bénéficie en plus de quelques largesses scénaristiques qui en pimentent subtilement la triple prémisse et lui donne un relief délicieusement ludique. Notons d’abord la mise en scène de deux amies amoureuses fortuitement du même homme, source d’intrigants chassés-croisés dans le chapitre liminaire de l’œuvre, puis celle de deux étrangères qui se méprennent incidemment pour des amies de longue date dans son chapitre final. Le hasard revêt dans ces deux cas une fonction simultanément thaumaturgique et cathartique, constituant à la fois un tour de passe-passe à l’intention du spectateur et un catalyseur pour l’intensité dramatique latente issue des passions croisées qui animent les personnages. C’est donc en perfectionnant l’art du conte que l’auteur distille ici les mécanismes élusifs de l’attraction amoureuse, de la même manière sophistiquée dont il ausculte les mécanismes de l’attraction érotique dans le second chapitre, où la simple lecture d’un passage salace de roman fait monter la tension entre son auteur et une amatrice jusqu’à de chastes, mais sulfureux sommets.
Avec Drive My Car, Hamaguchi puise dans l’imaginaire du célèbre romancier Haruki Murakami, dont la nouvelle éponyme a été publiée dans le recueil Men Without Women en 2014, mais dont la présente adaptation est caractérisée par un travail complexe et hyperbolique de mise en abîme. N’étant plus qu’un simple acteur, le protagoniste devient alors metteur en scène, de sorte que sa fonction de narrateur est désormais dédoublée et que sa rencontre avec l’amant de sa femme décédée, un acteur lui aussi, en vient à revêtir une toute nouvelle complexité au sein de l’économie du mensonge et du faire-semblant propre à la scène théâtrale. Sa femme, elle, est désormais scénariste plutôt qu’actrice, de sorte qu’elle devient tisseuse à son tour, une puissance créatrice dont la voix posthume est omniprésente au milieu d’une toile tendre et élégante auxquels contribuent également les trames parallèles issues des récits savamment étoffés de la conductrice, mais aussi de l’interprète coréen et de sa femme sourde-muette (personnages inédits dans la nouvelle). En tant qu’œuvre cinématographique, mais aussi d’adaptation littéraire, Drive My Car constitue ainsi un exercice d’écriture absolument fabuleux, imbu de tout cet humanisme brillant qui est l’apanage du cinéma japonais, incarné à l’écran par une distribution charismatique de personnages lumineux.
Texte : Olivier Thibodeau
PIG
Michael Sarnoski | États-Unis | 2021
Si l’on se fie uniquement au titre aussi laconique que provocateur, quiconque s’attend à un de ces films déjantés comme seul Nicolas Cage semble capable d’en produire doit être bien déçu. Par contre, pour toute personne appréciant le talent considérable de l’acteur américain trop souvent masqué sous des litres de démesure et d’autodérision caricaturales, Pig aura été une des découvertes les plus émouvantes et les plus riches de l’année. Non seulement Cage y offre une des interprétations les plus habitées, les plus sobres et les plus nuancées de sa carrière, mais le film lui-même, par son dépouillement impressionnant dans l’écriture, annonce l’arrivée dans le paysage cinématographique américain d’un nouveau cinéaste à suivre, d’une prodigieuse maturité. Tout cela est d’autant plus remarquable lorsqu’on réalise que le scénario, d’une extrême simplicité, cache et offre beaucoup plus que ce que sa prémisse ultramince laisse entrevoir, tant sur le plan cinématographique que dramatique.
Écrit par le réalisateur, Michael Sarnoski, Pig s’annonce en effet assez banalement comme l’histoire d’un chasseur de truffe des forêts orégonaises parti sur les traces de sa précieuse truie truffière kidnappée. Si la profession du protagoniste est relativement inusitée, il reste que comme prémisse, on trouvera difficilement plus prosaïque et répandu que « l’homme à la recherche d’une personne ou d’un bien précieux disparu/enlevé/arraché/etc. ». C’est le point de départ de centaines de films d’action ou de vengeance ; avec Cage en tête d’affiche, on pourrait aisément s’attendre à ce que Pig prenne ce chemin lui aussi. Mais Sarnoski s’intéresse à autre chose : à l’intériorité d’un homme et, ce faisant, à ce qui habite, sinon tous les hommes, au moins certains d’entre eux. Alors qu’il replonge dans Portland, une ville qui le force à ressasser son passé, Rob/Cage demeure d’un calme olympien aussi insondable que la douleur désespérément profonde qui l’habite visiblement. Jamais il ne perd patience, jamais il ne monte le ton, jamais il ne se rabat sur les insultes. Et c’est dans cette caractérisation de son personnage et de sa quête que la maturité de Sarnoski étonne. Ce qui aurait facilement pu tourner en un risible ersatz de John Wick se déploie plutôt en un récit initiatique qui surprend — et secoue même — non seulement tous les personnages secondaires croisés en chemin, mais aussi le spectateur bien installé dans son fauteuil.
Mais ce n’est pas tout. Derrière cette subtile et bouleversante exploration de l’intériorité des hommes, filmée dans une lumière enveloppante et tamisée, et présentée par de longs plans calmes, qui respirent et qui prennent le temps d’apprivoiser leur sujet, Sarnoski réserve une dernière surprise : malgré tous ces hommes mis à l’avant-plan, Pig, en fait, est un film profondément féminin. Derrière chacun des trois personnages principaux — Rob, son client et le père kidnappeur de celui-ci — se cache une femme (plus une femelle, la fameuse truie !) aimée, perdue tragiquement, jamais oubliée, toujours présente chaque jour pour chacun d’entre eux, motivant chacun de leur geste, orientant chacune de leurs actions, teintant et imprégnant chaque moment de leur existence. La pudeur remarquable avec laquelle Sarnoski livre ce récit témoigne d’un respect et d’une retenue rares envers ses personnages, leurs états d’âme et ce qui fait battre leur cœur.
Texte : Claire Valade
THE GREEN KNIGHT
David Lowery | États-Unis/Canada/Irlande | 2020
Sans doute mon entichement pour The Green Knight est-il imputable également au cinéphile en moi qu’à l’adolescent nostalgique, épris de jeux de rôle et avide de retrouver à l’écran l’univers merveilleux des mythes arthuriens, d’y être invité, d’y participer, de s’abandonner par procuration au caractère épique de l’existence chevaleresque, mais sans devoir quitter le confort de sa maison. Produit dans la plus pure tradition du cinéma des attractions, caractérisé par un travail plastique et pittoresque digne des grandes fresques du fantastique, ce nouvel opus de David Lowery est presque antinomique du minimaliste A Ghost Story (2017), misant sur une économie du spectacle au lieu de son absence. Le résultat, s’il propose une réflexion philosophique et écologique plutôt superficielle, articulée autour de l’idée de nature morte (« le vert-de-gris va supplanter vos épées et vos écus » dira à ce sujet l’un des personnages d’Alicia Vikander), s’apparente en fait à une métaphysique du film de fantaisie médiévale. C’est en cela d’ailleurs qu’il est si précieux, tirant son pouvoir d’évocation d’une série de codes génétiques sacro-saints, invoqués par le biais d’une série de rituels thaumaturgiques subtilement appuyés par les nerds magiciens derrière la caméra.
Fidèle à l’idée centrale de quête chevaleresque, celle de Gauvain (à qui le beau Dev Patel prête ses traits), le film possède un caractère déambulatoire, exploratoire que la caméra incarne à merveille. Dès le premier plan, où la lentille recule subitement, se détachant du tableau pittoresque de la cour du château arthurien et se rétractant à l’intérieur des murs de pierre suintants du bordel que fréquente le protagoniste, la mise en scène émule déjà la posture d’un observateur dissimulé, celle du spectateur, dont elle partage tout le potentiel d’émerveillement. À l’instar de Peter Jackson qui, dans la trilogie du Seigneur des anneaux (2001-2003), multipliait les travellings langoureux sur ses plus beaux morceaux de château, Lowery et son directeur photo Andrew Droz Palermo (son complice sur Ghost Story) arpentent les décors somptueux conçus par Louise Mathews, Christine McDonagh et Jade Healy (sa collaboratrice de toujours) avec la curiosité admirative des meilleurs esthètes de la série B. La musique nous happe à leur suite, avec ses chorales opératiques et ses harpes des grands jours. Tout est affaire d’immersion au final, au sein d’un univers minutieusement conceptualisé où chaque détail architectural, chaque éclairage et chaque costume constituent autant de points d’ancrage fantasmatiques dans la diégèse somptueuse du film, dans cet univers merveilleux que nous nous plaisons à explorer à défaut de pouvoir s’y battre. Le son est crucial aussi dans le processus d’immersion, particulièrement dans sa capacité à donner du relief aux actions les plus anodines (la calligraphie, le bris d’un sceau de cire, le craquement des branches), à les mythifier selon la logique spectacularisante du film. Il est également intéressant de noter le casting de Ralph Ineson (dans le rôle-titre) et de Kate Dickie (dans celui de Guenièvre), qui nous délectent encore une fois d’un anglais anachronique savoureux après leur interprétation d’un couple de colons puritains dans The Witch (2015). The Green Knight est un exemple scintillant du roman de chevalerie contemporain.
Texte : Olivier Thibodeau
BEYOND THE INFINITE TWO MINUTES
Junta Yamaguchi | Japon | 2020
Une caméra dans un café capte des images deux minutes dans le futur, qu’elle renvoie à un écran situé dans un appartement au-dessus de l’établissement. Ce maigre écart temporel paraît bien peu pour soutenir un long métrage, mais Yamaguchi redouble d’inventivité, comme ses personnages, afin d’exploiter cette possibilité : grâce à un astucieux dispositif de caméra et d’écrans qui se font face, les personnages peuvent voir toujours un peu plus loin dans le temps, à coups de deux minutes multipliées. Filmé en plan séquence, une unité de temps et de lieu conservant la continuité autrement bouleversée par les boucles temporelles imbriquées, le tout semble tenir du high-concept, fier de son intelligence exhibée. Mais nous sommes plutôt dans un cinéma artisanal, bricolé, modeste, ludique, fait du même moule que le récent One Cut of the Dead (Shin'ichirô Ueda, 2017), avec une célébration semblable de l’esprit de communauté et de la créativité débrouillarde propres à ce genre de projets. La pandémie est partout dans un tel film même si elle n’apparaît nulle part, elle se laisse sentir dans le tournage par équipe réduite dans un lieu restreint (le tout en 7 jours, avec un budget de 35 000 $). La beauté, et la joie, de Beyond the Infinite Two Minutes tient ainsi à sa capacité à faire beaucoup avec peu, à trouver des moyens de se déconfiner, de s’étendre, de faire éclater de l’intérieur les restrictions spatio-temporelles, pour s’amuser avec elles plutôt que de se laisser emprisonner. Film de liberté qui enseigne la liberté, en 2021 il n’y avait rien de plus réjouissant que de voir ce petit deux minutes réussir à s’étendre au-delà de l’infini, pour pointer vers un horizon plein de promesses.
Texte : Sylvain Lavallée
LICORICE PIZZA
Paul Thomas Anderson | États-Unis | 2021
La sortie québécoise de Licorice Pizza, retardée par la fermeture de nos salles alors que le film est disponible ailleurs depuis plusieurs semaines, représente un véritable supplice de Tantale pour beaucoup de cinéphiles. L’affliction de ces malheureux·ses est justifiée : le neuvième long métrage de Paul Thomas Anderson constitue un chaleureux remède à la grisaille ambiante, détonant par sa légèreté dans la filmographie du cinéaste tout en portant les marques usuelles de son travail — des dialogues incisifs, un humour gonflé d’ironie, une maîtrise du rythme ainsi qu’une fascination pour l’Amérique. C’est dans la vallée de San Fernando, en 1973, que l’on voit évoluer la relation explosive unissant un adolescent à la jeune femme dont il est tombé amoureux : de dix ans son aînée, elle repousse ses avances, mais leur intérêt mutuel les mène à développer une profonde complicité marquée par l’espièglerie, l’envie et la provocation. Incarné avec brio par les acteurs Cooper Hoffman et Alana Haim, dont l’inexpérience au grand écran alimente l’insouciance et la pureté de leurs personnages, le duo est amené à traverser une galerie d’individus colorés et d’endroits emblématiques d’une Californie révolue. Le récit, exempt de tragédies, renverse régulièrement les situations de tension pour mieux provoquer le rire et emmitoufler les deux amis dans une candeur qui les préserve de l’insensibilité du monde environnant. Ce n’est non pas la mélancolie des regrets amers qui se profile ainsi, mais la douce nostalgie des étés heureux ; celle d’un Anderson plus mature et moins insolent qui entame sereinement la cinquantaine en célébrant l’âge de l’innocence, de même que l’époque et le lieu qui ont bercé sa propre enfance.
Texte : Anthony Morin-Hébert
PETITE MAMAN
Céline Sciamma | France | 2021
Fantasme aussi universel qu’absurde, celui de rencontrer nos parents alors qu’ils n’étaient que des enfants ; voir les traumatismes que notre mémoire devine dans quelques gestes délicats qui ont accompagné nos premiers réveils. C’est cette idée simple, presque trop évidente, qui donne naissance à Petite Maman. Céline Sciamma y revient avec intelligence à un cinéma minimaliste, qui rejette toute grandiloquence, laisse de côté la falaise vertigineuse du Portrait de la jeune fille en feu (2019), pour se concentrer sur le cœur du cinéma de la réalisatrice, c’est-à-dire les traumatismes qui irriguent nos rapports humains. Dans ce film d’amour et de deuil, la cinéaste filme l’enfance avec une troublante justesse, et parvient à dépeindre la violence de l’âge adulte en le laissant tout entier hors champ. On se refusera ici de dévoiler plus de ce film dont tout le plaisir se trouve dans une trame narrative qui saute d’une réalité à une autre, surprend sans cesse avec une déroutante douceur, mettant le fantastique au service de l’humain, les plans au service d’un rêve sans artifices.
Sciamma nous rappelle aussi que nous sommes tous des êtres profondément et définitivement blessés par le deuil de nos parents ou par leur inéluctable disparition. Cette cicatrice, seule la fiction peut la refermer le temps d’un film en réalisant le fantasme juvénile de dévoilement des secrets de nos aïeux, mais, si profonde et douloureuse soit l’entaille, elle n’en est pas moins l’un des ineffables liens qui rassemblent les amis, les familles, les générations et les jeunes filles à leurs petites mamans.
Texte : Samy Benammar
A RIVER RUNS, TURNS, ERASES, REPLACES
Shengze Zhu | États-Unis/Chine | 2021
Nous sommes à Wuhan en Chine, épicentre de la pandémie. Les images qui défilent sous nos yeux ont, pour la plupart, été tournées avant 2020. Mais elles sont évidemment hantées par ce qui s’apprête à se produire. Documentaire à la temporalité incertaine, le bouleversant A River Runs, Turns, Erases, Replaces nous parle du « monde d’après » grâce à des images qui datent de celui d’avant. Au fond, c’est du pareil au même. Il n’y a que les absents, auxquels sont adressées des lettres qui forment la narration fantomatique du film, pour nous rappeler que quelque chose s’est produit. « La ville prospère, sans toi. » C’est en ces mots qu’une femme s’adresse à son conjoint décédé quelques mois plus tôt. La rivière déborde parfois de son lit. Mais elle suit son cours, inexorablement — à l’image du capitalisme qui façonne le paysage à son image. Au sein de ces longs plans fixes qui composent le film de Shengze Zhu, les silhouettes humaines tentent de trouver leur place au sein d’un monde qui n’est plus à leur échelle. L’avenir enterre le passé à une vitesse ahurissante. Rien ne peut arrêter ou même ralentir cette progression. Si le film débute sur un long silence en hommage aux disparus, la ville s’anime bientôt en une cacophonie indifférente. Par une série de gestes délicats, la mise en scène tente bien de faire perdurer quelques souvenirs de ces vies que l’on s’efforce désormais d’effacer. Mais la rivière, force tranquille à laquelle rien ne saurait résister, demeure impassible. A River Runs, Turns, Erases, Replaces offre, sans doute, le portrait le plus lucide qui soit sur les événements des deux dernières années — en se demandant si, vraiment, quelque chose a changé.
Texte : Alexandre Fontaine Rousseau
IN FRONT OF YOUR FACE
Hong Sang-soo | Corée du Sud | 2021
À pas de souris, In Front of Your Face s’avance vers nous, le long d’un filon féminin auquel The Woman Who Ran (2020) nous avait déjà acclimatés. Une femme autrefois actrice (bouleversante Lee Hye-Young), vivant désormais aux États-Unis, revient en Corée et reprend contact avec sa sœur, mère d’un enfant devenu jeune adulte et, plus globalement, avec la mémoire des lieux. Au cours de la journée que nous passons à ses côtés, nous l’entendons parfois prier à l’intérieur d’elle, bavarder avec ses proches, revenir vers une maison qu’elle a autrefois habitée. Des tensions familiales, à la fois usuelles et absorbées, affleurent par moment, sans rompre les liens. Tout se produit au sein d’une banalité quotidienne à peine ou très imperceptiblement tournée en dérision, tant l’approche du réel de Hong radicalise ici sa délicatesse. L’épure du synopsis est très nette, culminant vers une scène de beuverie avec un cinéaste occupant pratiquement toute la seconde partie du film.
Or, la scène de cuite n’est plus seulement l’habituelle scène de cuite avec son moment de vérité, la rencontre n’est plus seulement la rencontre légèrement malaisante où saillit le corps vulgaire du créateur et où le registre de la fiction se révèle être une sorte de double étrange du réel. Les deux trames, ainsi fondues l’une dans l’autre, en viennent à former un écrin temporel au sein duquel l’on découvre le secret que Sang-ok, l’alcool aidant, décide de révéler au cinéaste, après qu’il lui y eut dit vouloir tourner avec elle : il ne reste à la femme que quelques mois à vivre.
Et ce n’est certainement pas divulgâcher le film que de partager cette révélation, car de même que la mort attend toute vie, de même l’intérêt du film de Hong tient justement et très précisément non pas à une fatalité que l’on sait toujours déjà, mais à la façon dont l’imminence de la mort modifie en profondeur le regard et crée de l’intériorité. De fait, l’annonce de la mort à venir par Sang-ok apparaît aussi simple et banale que le reste de la vie. Seulement elle met en secousse le reste de la vie, elle fait apparaître la ligne fine entre les choses, ce « devant ton visage », ce « devant soi » que nous saurions soudainement voir, regard sur une sœur qui dort, conscience du fait qu’elle rêve alors que l’on est éveillé, charge des souvenirs dans le cœur. À travers Sang-ok, magnifique et rare création d’un personnage féminin d’une cinquantaine d’années dont les pensées nous occupent tout à fait sans ne jamais verser dans aucune forme de cliché de genre, Hong parvient à la perfection d’un geste que toute sa filmographie, durant ses années, semblait tranquillement mettre au point : un rapport au temps soudainement sans pathos et empreint de reconnaissance qui se verse dans le rire de Sang-ok.
Et si In Front of Your Face mérite pour nous sa première place au palmarès des films de l’année 2021, c’est parce que Hong invente en Sang-ok l’éclat d’un rire unique que nous avons tous besoin d’entendre résonner longtemps en nous, un rire doucement ironique devant la mort qui balaie du revers de la main tout ce qui pourrait venir enlaidir le déroulement à la fois atone et tendre des choses. Ce visage qui, au mitan d’une journée comme les autres se présente à nous, ce visage même de tout le monde qui sait nous apparaître, ce « devant ton visage » pour nous dont les visages nous apparaissent de moins en moins.
Texte : Maude Trottier
Présentation | 30-21 | 20-11 | 10-1 | 10 courts métrages | Palmarès individuels |
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