DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Rétrospective jeux vidéo 2016 : 10-01

Par Louis Filiatrault



THE LAST GUARDIAN

Sony  |  Japon  |  PS4
 
L’image était déjà enchanteresse en 2009. L’idée d’un jeune garçon partageant l’aventure avec une grande bête fantastique était du genre à enflammer les esprits avant que plusieurs des tendances d’aujourd’hui ne s’enracinent. Finalement paru après huit ans de mystérieuse gestation, The Last Guardian s’avère donc bouleversant de par l’histoire qu’il porte déjà. Le chaînon manquant entre Ico (2002) et Shadow of the Colossus (2005) existe enfin, retrouvant leur majesté sereine et lumineuse, sans la rigidité contraignante de l’un ni la répétition assommante de l’autre. L’âge du design initial rend visibles certaines limites, mais le scénario simple et limpide, aux revirements peu nombreux mais tous significatifs, témoigne d’une sensibilité intemporelle faisant honneur à la créativité japonaise. Que l’objet final se soit avéré aussi spectaculaire que cohérent, centré sur l’apprivoisement d’un être étrange et volatile, redonne confiance en une certaine magie, celle que bien des drames auront tenté d’étouffer ces derniers temps.




ORWELL

Osmotic Studios  |  Allemagne  |  PC, Mac, Linux
 
Prenant place sur une interface de travail franchement pas si distincte de celles de nos activités quotidiennes, Orwell est un mystère se voulant réflexion sur les pratiques de surveillance contemporaine. Voyant son titre, on l’imagine facilement se complaire dans une ambiguïté ne servant aucun discours ou s’abandonner à des fabulations conspirationnistes creuses. Bien au contraire, malgré plusieurs raccourcis logistiques difficiles à justifier, son regard sur l’Internet social et omniscient de notre ère s’avère d’une surprenante nuance, l’identité de ses personnages complexes se déclinant via de nombreuses traces bien observées. Et en dépit des fréquentes prises de décisions qu’elle exige de son joueur, la première sortie d’Osmotic Studios demeure une condamnation sans équivoque de la fiction qu’elle imagine : celle d’une justice faussement pilotée par les citoyens, reposant sur un outil dont l’incapacité à traiter les données en fonction de leur contexte devient rapidement dangereuse. Dans le sillage de Papers, Please et Her Story, sans parler du corpus méconnu de Christine Love, Orwell est un ajout notoire au genre du « thriller documentalier », aiguisant le sens critique face aux modes de transmission qui nous concernent.




OVERWATCH
Blizzard Entertainment  |  États-Unis  |  PC, PS4, XONE
 
Le titan Blizzard n’est pas exactement étranger au succès. Après avoir érigé de très bons jeux en marques d’une fulgurante durabilité (Diablo, World of Warcraft...), le studio californien a su renouveler son expertise avec le génial Hearthstone (2014) et, dans une mesure un peu moindre, Heroes of the Storm (2015). Il était donc attendu qu’Overwatch, première incursion dans le jeu de tir en ligne, serait d’un certain intérêt ; mais pas que sa réussite s’avérerait aussi totale. Plus qu’un excellent jeu de compétition — déjà nostalgique par sa structure renvoyant à l’essentiel Team Fortress 2 (2007) — l’équipe de Jeff Kaplan ont mis sur pied un univers séduisant, aux figures mémorables et à l’historique riche, en plus de cultiver un ton d’une grande fraîcheur, loin des postures agressives communes au genre. Proche du Nintendo d’une époque un peu plus libre, le design élastique ouvre grand la porte aux non-experts, au plaisir simple d’une partie sans enjeux, comme aux considérations stratégiques du plus haut niveau. Un modèle de savoir-faire à tous points de vue, concilié au désir de divertir le plus grand public.




THAT DRAGON, CANCER
Numinous Games  |  États-Unis  |  PC, Mac, iOS, Ouya
 
Les mots peinent à décrire les premières scènes de That Dragon, Cancer. L’ouvrage poétique à la mémoire du petit Joel Green, décédé au terme d’un combat de quatre ans, s’ouvre sur un enchaînement de tableaux si bouleversants qu’ils emportent la parole et la raison. Porté par une caméra libre et fluide, l’ensemble trouve ensuite sa cadence, chaque séquence opérant selon des règles nouvelles mais toujours simples, jusqu’à un épilogue de nouveau estomaquant de tristesse. Développé en famille sur une longue durée, ne se référant à presque aucun des codes habituels, That Dragon, Cancer a ceci de particulier qu’il s’agit d’une œuvre de cœur et de survie pure, à des milles des intentions typiques des artisans de jeux. Document d’un deuil bien spécifique — vécu à travers le prisme d’un profond christianisme, donnant lieu à certaines lourdeurs — il a la générosité d’ouvrir l’hommage à tous les malades et à leur entourage, l’image des couloirs remplis d’adresses aux disparus figurant parmi les plus marquantes de cette courte expérience.




KING'S QUEST

The Odd Gentlemen  |  États-Unis  |  PC, PS4, XONE
 
Inauguré à l’été 2015 et achevé en décembre dernier, King’s Quest réalise l’impensable. Il redonne d’abord pertinence et vitalité à une marque restée dormante depuis 1998, associée pour beaucoup à l’enfance et à l’ère lointaine des premiers PC. Mais plus encore, les peu expérimentés The Odd Gentlemen y renouvellent la forme sérielle au point de faire oublier la comparaison usuelle à la maison Telltale. Substantiel et rempli d’assurance, l’épisode premier aurait été par lui-même amplement satisfaisant, un jeu d’aventure inventif et astucieux dans la pure tradition de Monkey Island. C’est toutefois par la suite que le projet révèle l’ampleur de son ambition, à savoir de survoler une vie entière consacrée à l’aventure et de creuser en profondeur le thème de la transmission. L’humour à la palette large fait mouche sans prévenir, les modes d’interaction sont agréablement variés, et si certains passages ratent assurément la cible — le quatrième chapitre étonne par sa structure rigide et redondante — le tout aboutit sur l’une des conclusions les plus abouties de mémoire récente, sollicitant l’émotion brute autant qu’une nostalgie plus cérébrale.




THE WITNESS
Thekla Inc.  |  États-Unis  |  PC, PS4, XONE, iOS
 
D’aucuns ont vu en The Witness les méditations creuses et surannées, préoccupées pour l’avenir mais sans réelles inquiétudes, d’un perfectionniste légèrement imbu de lui-même. Cette lecture se défend bien, et représente la principale limite du successeur longuement attendu de Braid (2008). Car au-delà d’une façade stoïque et d’un contenu périphérique aux tendances prêchi-prêcha, The Witness s’avère un monstre de design pur d’une rigueur à peine concevable. La douce harmonie de ses espaces dispose à la contemplation, tandis que son déluge de casse-tête, aux règles subtiles et infiniment permutables, lance une invitation à l’apprentissage et à l’émerveillement qui en découle, célébrant la qualité foncièrement humaine de surmonter ce qui paraît infranchissable. Inspiration évidente, Myst (1993) avait recours aux énigmes pour servir d’obstacles à des histoires sans rapport ; The Witness les emploie pour leur valeur propre, interrogeant l’acte de conscience et de raisonnement lui-même, dans un geste d’abstraction touchant au sublime.




VIDEOBALL
Action Button Entertainment  |  États-Unis  |  PC, PS4, XONE
 
Videoball n’a pour motif d’assujettir personne. Son désir unique, sans prétention, est d’investir complètement son groupe de joueurs, un court match à la fois, sans lui demander d’y sacrifier sa vie. Dirigé par le talentueux concepteur Tim Rogers, Videoball est un jeu d’arcade d’une profondeur, d’un dynamisme et d’une immédiateté aux rares égaux contemporains, distillant quarante ans de design ludique en un jeu de balle simple, quelques variantes de parties en équipes et un seul bouton ouvrant une infinité d’interventions stratégiques. Ayant raté la grande vague « néo-arcade » de 2014 — celle de Nidhogg, Sportsfriends et Towerfall Ascension — en plus d’avoir souffert son lot de comparaisons au plus fortuné Rocket League (2015), le jeu aura malheureusement échoué à trouver le public qu’il mérite. Mais son élégance minimaliste parfaitement concertée, tout comme sa partition musicale brillante en tous points, resteront toujours à découvrir pour quiconque sera disposé à percer sa surface immaculée.




FIREWATCH
Campo Santo  |  États-Unis  |  PC, Mac, Linux, PS4, XONE
 
Le jeu vidéo représente pour beaucoup un refuge et un baume. Conséquemment, le thème de l’évasion a souvent fait partie de ses récits, comme le cinéma s’est souvent mis en abîme pour aborder l’imaginaire et la représentation. Mais rarement, peut-être jamais, la détresse et la fuite auront-elles été sondées en jeu sous un angle aussi humain, sans recourir à la science-fiction ou à la moindre fantaisie conceptuelle. Œuvre d’artisans expérimentés nouvellement regroupés, Firewatch fera époque pour l’excellence de ses éléments filmiques — les ellipses brillamment gérées, la finesse des dialogues et du jeu d’acteurs — autant que pour ses subtils embranchements narratifs, pour son traitement juste assez stylisé d’un univers on ne pourrait plus terre à terre. Équilibrant l’étude psychologique, le thriller et un humour rempli d’esprit, le scénario rigoureux comme les interactions bien choisies travaillent de pair pour composer une excursion foulant sans effort apparent le terreau émotif traditionnellement réservé aux meilleurs films dramatiques.




STARDEW VALLEY
Eric Barone  |  États-Unis  |  PC, Mac, Linux, PS4, XONE
 
Le jeu le moins cynique de 2016. L’effort ludique le plus ouvertement nostalgique, mais celui dont la douceur rétro s’est peut-être avérée la plus appropriée à la grisaille d’une année épouvantable. Se voulant hommage autant qu’alternative à la série de fantaisie agricole Harvest Moon (aujourd’hui Story of Seasons), l’œuvre d’un seul homme Stardew Valley entrecroise des systèmes d’un équilibre et d’un détail inouïs en une boucle infiniment stimulante et réconfortante. La conscience du monde contemporain suggérée par l’amorce narrative — le ou la protagoniste choisissant de fuir son emploi de bureau chez un hybride d’Amazon et de Walmart — est pour sa part prolongée à travers une galerie de personnages porteurs de thèmes significatifs : chômage et alcoolisme, vieillissement et itinérance, concurrence corporative déloyale, et ainsi de suite. Reproduisant le charme de ses inspirations tout en y apposant une signature plus personnelle, au même titre que le mémorable Undertale de 2015, Stardew Valley est un nouveau modèle d’accomplissement pour le développement indépendant.




VIRGINIA
Variable State  |  Royaume-Uni  |  PC, Mac, PS4, XONE
 
La richesse ludique aurait pu l’emporter. L’ingéniosité de la scénarisation variable, la rigueur appliquée à la conception mécanique ou la générosité de cœur auraient pu être nommées par le présent rédacteur comme les accomplissements les plus méritoires de 2016. Mais pour la fascination qu’il inspire, pour l’audace et l’ahurissante maîtrise de son geste, l’élu de cette année se révèle être le jeu vidéo ayant proposé la trajectoire la plus stricte et, pour tout dire, la plus cinématographique.
 
Dès son générique d’ouverture renvoyant aux grands moments d’Hitchcock ou de Kubrick, Virginia des nouvellement constitués Variable State apparaît bien convaincu de sa propre importance. Malgré son recours à quelques écritures pour véhiculer son information, jamais un jeu vidéo n’aura affiché autant de confiance en la non-nécessité du dialogue pour mener à bien un récit complexe et texturé : ici celui d’une vie et d’une amitié obstruées par la faillite d’une institution pourrie. En dépit d’années d’expérimentation, aucun jeu vidéo jusqu’ici n’avait déployé avec autant d’assurance les coupes franches et la ponctuation musicale en vue de donner le rythme à une narration linéaire. À ce chapitre, l’influence évidente du développeur indépendant Brendon Chung (Thirty Flights of Loving, Quadrilateral Cowboy) est reconnue au générique, dans un acte d’admirable transparence.
 
Comme il est souvent le cas des œuvres fortes, peu de jeux auront semé autant la confusion en 2016 que Virginia. « Non-jeu », « film s’étant trompé de porte d’entrée », se seront scandalisés certains. C’est là négliger la clarté avec laquelle, passant par une interface d’un minimum absolu, il établit et maintient le joueur comme acteur central de sa mise en scène remarquablement souple. Mêlant au réel de son récit des éléments d’hallucinations et de souvenirs dans la tradition mystifiante de David Lynch, le scénario ouvre des pistes thématiques nombreuses condensées de façon maximale en une durée de deux heures. Menant rondement son intrigue policière avant d’en faire éclater le cadre, il relève les discriminations subtiles contribuant à maintenir la concentration des pouvoirs, débouchant sur un sentiment de désillusion complète face à un idéal longtemps fantasmé.
 
L’esprit fonceur et aventureux de l’œuvre est bien résumé dans l’adresse au joueur qu’il contient : « La fabrication de Virginia fut une expérience étrange et déconcertante. Nous espérons qu’il en aura résulté un jeu étrange et déconcertant. » Sa conscience du monde contemporain, notamment dans le choix de consacrer son récit aux épreuves de deux femmes de couleur, en fait également une contribution pertinente aux discours ambiants. Exercice de mise en scène pure, d’une manière bien plus recherchée que ne le sont la plupart des films de fiction, Virginia gagne à être découvert non seulement par les joueurs convaincus, mais peut-être plus encore par les cinéphiles en soif de nouveaux horizons.


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Article publié le 23 janvier 2017.
 

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