L’image cinématographique a perdu quelque chose dans la dernière décennie, une sorte de substrat parmi ses substrats, un retranchement transversal à la n – 1, un peu de la valeur absolue de son mouvement, un peu de la valeur absolue de son temps, de la valeur du désir qu’elle attise, de l’admiration qu’elle provoque, de la peur qu’elle inflige. Et je ne suis pas sûr qu’elle ait gagné quoi que ce soit en retour, quelconque supplément numérique, miracle machiné d’un nouveau régime du calcul, du prédéfini, du préfranchisé qui rend impossible tout véritable événement. Certains argueront que la disparition violente du support pellicule l’a défiguré et qu’on peine encore à saisir pleinement le lissage numérique, mais je crois, comme j’imagine qu’autrefois on ne croyait pas que l’abandon de la pellicule nitrate allait tuer le cinéma, que le changement de paradigme imagier est avant tout le symptôme d’un changement de régime industriel, régime qui menace comme toujours la bonne santé des images mouvantes.
Outre l’émergence de cette réalité multi-écranique que nous avons souvent évoquée et la déshinibition qu'elle a imposé aux regards, plus que le retranchement cinéphile vers des formes de cinéma artisanal capables de brandir à la fois leur indépendance créatrice et l’audace de leurs expérimentations fauchées, le lissage de cette image a surtout contribué à l’accroissement exponentiel, non de sa diffusion, mais de sa génération : du cinéma généré, automatisé, marqué par des productions aux comités de plus en plus pesants, qu’ils soient à Hollywood ou dans un cinéma québécois confiné à trois ou quatre sujets différents.
Cette aseptisation du cinéma a paradoxalement participé à tuer ce qu’on pourrait dorénavant appeler, dans une nostalgie doucement régressive, le cinéma moyen, de budget moyen, ce film ni radical ni spectaculaire, ni élitiste ni stupide, qui a disparu au fur et à mesure que l’offre générique s’est généralisée, que l’intérêt à son égard s’est dilué dans la quantité et que les plateformes de contenus numériques se sont mises à reproduire cette normalité moyenne en en faisant ces films qui ne pourraient plus jamais sortir en salles, comédies dramatiques qui abondaient dans les années 1990, films d’ados inépuisables des années 1980, les recyclant à travers une forme sérielle qui a peu à peu appris à occuper l’empan de la moyennitude à coup de Stranger Things et de Riverdale, quand ce n’était pas par le simple fait de rendre accessible bien assez de vieux films moyens pour remplir les quotas de films moyens jusqu’à la fin des temps. La normalité a disparu du cinéma et la forme télévisuelle a su la revendiquer, ce qui expliquerait pourquoi, encore plus qu’il y a dix ans, il est de bon goût de dire que la télévision fait du meilleur cinéma que le cinéma.
C’est aussi le constat à tirer aujourd’hui de chaque marché du film, là où se négocient la distribution et l’exploitation des œuvres à travers le monde : Netflix et ses clones ont scindé le marché pour mieux en occuper le centre, reléguant les salles à devoir se soumettre à des superproductions aux ambitions industrielles inégalables, puis en confinant la cinéphilie a un marché de niche qui doit réapprendre le plaisir afin de ne pas céder à des dynamiques d’exclusivité et donc de vanité. Aussi peu probable que cela puisse paraître en 2020, il me semble qu’une part de la solution se trouve maintenant dans la reconquête de cette terre du milieu par le cinéma d’auteur, érigé contre ces forces qui viennent de l’autre côté, celles des films riches qui jouent aux films pauvres (Joker au premier chef) et qui cherchent à regagner cette part de marché cruciale dans la bataille de l’imaginaire. Pour l’instant, consolons-nous de savoir que Parasite a gagné la première des joutes.
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