ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Cinémas de l'Atlantique canadien : Cahier critique

Par Thomas Filteau, Sylvain Lavallée, Sarah-Louise Pelletier-Morin et Olivier Thibodeau


prod. ONF

BLACK MOTHER BLACK DAUGHTER
Sylvia Hamilton  |  Canada  |  1989  |  29 minutes

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SPEAK IT! FROM THE HEART OF BLACK NOVA SCOTIA
Sylvia Hamilton  |  Canada  |  1992  |  29 minutes

La première scène de la filmographie de Sylvia Hamilton donne à entendre un chant gospel performé par des femmes issues de la communauté noire de Beechville, ville située en banlieue d’Halifax qui a été fondée par des descendants d’esclaves afroaméricains. Black Mother Black Daughter (1989) explore des thèmes qui agiront comme des motifs dans l’œuvre de la documentariste : la ségrégation en milieu scolaire, le racisme systémique, l’effacement de l’histoire des personnes noires en Nouvelle-Écosse, la transmission d’une mémoire.

Ce premier court métrage s’intéresse plus spécifiquement aux femmes engagées dans la transmission de leurs récits aux générations futures. La caméra nous fait ainsi entrer dans des lieux de partage de savoirs et d’expériences, des espaces de communion et de sororité. Les femmes se rencontrent (et se racontent) à la messe, à travers des chants, dans une activité politique, autour d’un atelier de vannerie. Les histoires de racisme, de traumas, de discrimination circulent d’une bouche à l’autre et sont entendues pour la première fois par les plus jeunes : l’une des intervenantes explique qu’elle n’a pas pu devenir infirmière à cause de sa couleur de peau, une autre parle des écoles réservées aux élèves blancs, une dernière encore raconte l’esclavage vécu par ses ancêtres ayant fui les États-Unis pour le Canada.

L’œuvre jette ainsi un éclairage sur un pan méconnu de l’histoire canadienne (un pan, qui plus est, méconnu de la communauté même de Beechville), à savoir le peuplement de la Nouvelle-Écosse principalement par deux mouvements migratoires : les loyalistes noirs à la suite de la guerre d’indépendance américaine et les réfugiés (dont plusieurs étaient des esclaves) au moment de la guerre de 1812.

Black Mother montre éloquemment comment, en effaçant l’histoire, c’est non seulement la violence vécue par une communauté qui est masquée, mais également les figures héroïques qui sont enfouies. Un peuple sans mémoire empêche toute possibilité pour les générations futures de s’identifier à des modèles qui les ont précédés. À cet égard, le témoignage d’une Néo-écossaise est éloquent. Elle déplore le fait qu’elle n’a connu que tardivement le récit de Rose Fortune, une loyaliste noire ayant émigré en Nouvelle-Écosse, qui est devenue une entrepreneure prolifique à une époque où les portes étaient fermées aux afrodescendant·e·s.

Si les protagonistes de Black Mother s’engageaient dans la transmission d’une mémoire aux générations futures, il faut voir le deuxième court métrage d’Hamilton comme une suite logique, en enchaînement séquentiel, puisque cette deuxième œuvre va justement à la rencontre de la jeunesse noire néo-écossaise. La cinéaste interroge des étudiant·e·s noir·e·s du collège Saint-Patrick, préoccupés par le peu de place accordée à l’histoire de leur communauté dans l’enseignement collégial. Speak it! From the Heart of Black Nova Scotia (1992) fait donc lui aussi la part belle aux témoignages, encore une fois dans un dénuement total de mise en scène. On suit alors Shingai, un étudiant engagé, qui raconte en voix-off le processus d’invisibilisation qu’il observe à partir de son expérience académique — il note, par exemple, qu’un livre de quatre-cents pages sur l’histoire de la Nouvelle-Écosse ne consacre qu’une seule page à l’histoire des communautés noires.

La première scène montre du court métrage nous plonge dans une manifestation étudiante organisée par ces jeunes étudiant·e·s engagé·e·s. Hamilton s’intéresse à leurs revendications et à leur manière de lutter contre le racisme. C’est notamment à travers l’art dramatique que ces jeunes se rassemblent et parviennent à libérer leur parole.

Si la facture visuelle de Speak it! apparaît surannée, il est cependant frappant de constater à quel point l'œuvre est avant-gardiste sur le plan des enjeux qu’elle soulève. Hamilton pose en effet des questions sur la représentation de la diversité dans le milieu artistique, sur la reconnaissance du racisme systémique, sur la constitution du programme d’histoire au secondaire — autant de problèmes qui continuent à se poser aujourd’hui. (Sarah-Louise Pelletier-Morin)

 


prod. Jacquelyn Mills

GEOGRAPHIES OF SOLITUDE
Jacquelyn Mills  |  Canada  |  2022  |  103 minutes  |  Compétition nationale

Incursion immersive dans l’auratique île de Sable, croissant de lune fiché dans l’océan Atlantique à quelques centaines de kilomètres de la Nouvelle-Écosse et où vit une meute de chevaux sauvages, Geographies of Solitude façonne une véritable écopoétique aux facettes polies et fascinantes. Par une nuit densément étoilée, nous y entrons sur les pas de Zoe Lucas, naturaliste dévouée et méticuleuse veillant sur les lieux depuis plus de 40 ans. D’emblée, l’économie lente de contemplation instaurée entre en dialogue avec une nature autoportante dont les idiosyncrasies nous sont révélées par une très grande diversité d’échelles de plan et portées, en plein jour, par les qualités granuleuses et si accueillante aux lumières océaniques de la pellicule 16 mm. Le territoire, cela se sent immédiatement, s’impose intimement au corps de la cinéaste qui l’approche, de près, de loin, à l’aide de différents outils de captation sonore et visuelle (argentique, numérique), comme pour mieux saisir et se mettre à l’écoute de sa grande richesse.

Tout au long du film, cette relation au vivant, à la fois vibrante et tranquille, est médiée par la présence de Lucas dont nous suivons les promenades, les rituels et les protocoles rigoureux. Atterrie pour la première fois sur l’île en 1971, la chercheure y est, peu après ce premier contact, revenue pour y poursuivre un travail de documentaliste au sein d’une équipe installée dans une cabane de bois bâtie pour les besoins de leur cause. Seulement, à la différence de cette équipe, Lucas a fait de l’île de Sable le projet de toute une vie, absorbée, sinon obnubilée, par les tâches d’observation, d’analyse, de collecte et de création d’un vaste répertoire documentaire réparti en fichiers Excel, cahiers de notes, collection d’invertébrés, échantillons de fumier de cheval et de plastiques tous azimuts atterris sur l’île. Sa maison est un véritable laboratoire, son existence un prisme à partir duquel comprendre l’environnement de l’île, à l’image de ce petit mobile formé de cristaux qui, irisant la lumière, retient l’attention de la caméra.

Avec ses images horizonnées et ses plantes qui l’enracinent dans le sable, l’île prend ainsi graduellement corps à travers un ensemble de gestes qui permettent de la scruter de l’intérieur comme de l’extérieur : gestes de la chercheuse patiente qui nous explique le sens de ses activités quotidiennes et fait apparaître l’écologie singulière de ce lieu exposé à tout vent ; gestes de la cinéaste qui vient épaissir le regard documentaire en mettant à profit non seulement différentes techniques de captation, mais un ensemble de supports naturels. En plus d’images d’archives (dont un documentaire de Cousteau où apparait Lucas, plus jeune), Geographies of Solitude intègre en effet de très belles séquences animées et expérimentales, façonnées à même la matérialité de l’île. L’œil s’absorbe alors dans ces poils, os et terre exposés à la lumière des étoiles et développés à l’aide d’une émulsion à base d’algues marines ou encore, dans l’image d’une pellicule enterrée dans du fumier de cheval développée à l’achillée. L’oreille se sensibilise au bruit des pas de la coccinelle Calosoma sycophanta devenu musique et au son infime du glissement de l’escargot. Il ressort de ces séquence une micro-écologie médiatique, inédite et inventive.

Aussi ces géographies plurielles de la solitude se donnent-elles comme autant de régimes de « visualité », analytique, poétique et matérialiste. À la fois sobre et expansif, pudique et monstratif, ce film sensibilise aux effets délétères du plastique et autres débris en rendant le phénomène de leur migration visible, mais davantage, il inaugure une poétique du vivant, concrète et porteuse d’espoir. En créant à même le varech et les herbes hautes, Mills témoigne de notre capacité d’adaptation, nous dit que cela est encore possible. (Maude Trottier)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture des RIDM 2022

 


prod. Emotion Pictures/Galafilm Productions

THE HANGING GARDEN
Thom Fitzgerald  |  Canada/Royaume-Uni  |  1997  |  91 minutes

Avec ce premier long métrage, le New-Yorkais Thom Fitzgerald, naturalisé canadien après ses études au Nova Scotia College of Art and Design, nous propose une uchronie familiale particulièrement savoureuse, empreinte d’une douce amertume savamment dosée. Fort de l’énergie maniaque du film de règlement de compte familial (on pense à Dolan, notamment), The Hanging Garden ne s’avère pas moins lumineux pour autant, cultivant une forme de schizophrénie tonale extrêmement recherchée, parfaitement adaptée pour décrire une famille tiraillée entre l’amour et la haine, entre l’indulgence du laisser-aller et la rigidité des dogmes catholiques. Cette schizophrénie se révèle notamment dans un vaste lexique de métaphores florales, où la beauté subtile des pétales jardiniers et des périanthes nominales dissimule à peine l’intensité rageuse des êtres imparfaits qui les possèdent, comme dans cette triste scène liminaire, où une simple leçon de botanique vient catalyser tout le pouvoir traumatique de l’intransigeance paternelle.

Homosexuel à demi renié, Sweet William (en français : Œillet de poète) revient dans la maison familiale, sur la côte néo-écossaise, à l’occasion du mariage de sa sœur Rosemary (Romarin) avec son ex-flamme, Fletcher, avec qui il a eu ses premiers contacts sexuels. Refusant le recours aux plans d’ensemble, le film nous maintient toujours au cœur de l’action, conviant les êtres et les lignes temporelles à une java cathartique qui vise à exorciser un malaise familial funeste dont nous découvrons lentement les origines. Une forme de réalisme émotionnel se déploie alors au sein d’un joyau bordel de sentiments refoulés et de souvenirs sensibles, propres d’un ensemble de personnages brutalement honnêtes au langage extrêmement coloré (pour ne pas dire carrément new-yorkais). Dès la première scène, le spectre de la violence paternelle assombrit le paysage par contre, comme celui de la contrainte catholique, mais leur représentation demeure toujours nuancée, de sorte que l’exploration du trauma infantile s’inscrit toujours dans une édifiante logique humaniste.

Ce qu’il a de beau à voir ici, c’est la vie, dont le caractère résilient parvient même à transcender la mort et dont la fougue est source de nombreux excès de colère et de bonté. La scène du mariage, au cœur de laquelle nous sommes catapultés in media res, est emblématique à cet égard. Le chaos règne dans l’attente de William. La mariée sacre et déchire son voile, la grand-mère délire dans sa chambre et le père boit. Tout le monde boit, tout le monde est éméché. L’irritation du stress et la joie des retrouvailles nous imprègnent de façon épidermique, à la manière des sentiments contradictoires et des temporalités qui se frotteront ensuite au gré des trois actes du récit. La vie semble suinter de partout, de ces rencontres fraternelles aux toilettes, de ce triangle amoureux quasi incestueux entre William, Rosemary et Fletcher, de ces moments anodins de découverte sexuelle, de toutes ces frictions intergénérationnelles, de toutes ces fleurs dont les caractéristiques sont énumérées religieusement, de toutes ces madones aux yeux scrutateurs et d’un montage expressif qui électrise la colère destructrice de la grand-mère à la vue de son petit-fils tripotant un garçon du quartier. Au-delà de la beauté picturale du Cap Breton, l’enquête ethnologique des mœurs locales (relatives à une paralysante piété prolétaire) assortit en outre le réalisme émotionnel du film d’un certain réalisme régional, injectant une dose de saveur supplémentaire à un bouillon délicieux, épicé, amer et chaleureux. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Parsley Production/a.d. pictures

PARSLEY DAYS
Andrea Dorfman  |  Canada  |  2000  |  84 minutes

Figurant dans le Top 10 du TIFF en 2001 (en compagnie d’œuvres mémorables telles qu’Atanarjuat [Zacharias Kunuk], Mariages [Catherine Martin], Un crabe dans la tête [André Turpin] et La femme qui boit [Bernard Émond]), Parsley Days est l’une de ces perles mates qui ragaillardit le cinéphile chercheur d’authenticité dont la péniche vogue trop souvent sur une mer d’artifices. L’indépendance même de la production, son ostensible rugosité jouent d’emblée en sa faveur puisque rien de trop lisse ne semble vouloir y adhérer, aucune convention narrative ou esthétique. En cela, il s’agit moins d’une œuvre virtuose que d’une œuvre vraie, où le pouvoir de l’imaginaire compense pour l’absence de fulgurances visuelles, voire de ce simple vernis lustré grâce auquel les grands studios vendent à gros prix des œuvres sans âme. En témoignent très bien les quelques plans liminaires du film, banaux dans leurs cadrages, mais brillants dans leur contenu, comme cette chaîne de condoms dont la narratrice use pour métaphoriser la vie de couple ou cette scène à vélo tournée au « je » qui emblématise la subjectivité ludique propre au travail de Dorfman et préfigure son usage d’un réalisme magique qui émane précisément de cette subjectivité. L’importance du vélo dans le scénario évoque aussi une certaine critique de l’inefficacité du cinéma hollywoodien, axé sur le spectacle de véhicules automobiles plus chromés et onéreux, mais moins performants. Tourné en 11 jours pour 65 000$, le film utilise aussi la perspective cycliste pour évoquer un récit à hauteur humaine, ancré directement dans une conscience auteuriste parfaitement singulière.

Quoiqu’il s’agisse en apparence ici d’une histoire d’amour assez banale, une histoire de grossesse qui provoque la désunion tragicomique d’un couple de jeunes Haligoniens, l’œuvre déborde d’une réjouissante créativité artisanale, propre d’une voix qui revendique ouvertement son imparfaite unicité. Refusant souvent les règles de la « bienséance » cinématographique, usant de zooms, de plans étranges et de cadrages obliques, le film tire son succès de son excentricité, laquelle est ancrée non seulement dans une galerie de personnages plus grands que nature (Ollie, le roi de la contraception, Chloe l’herboriste et gynécologue amateure, Pauline l’artiste conceptuelle et Jack le Casanova), mais aussi dans une forme de subjectivité exacerbée. Multipliant les savoureux apartés en voix off, typiques de ses films d’animation, Dorfman permet non seulement à l’intériorité de son héroïne de s’exprimer, mais de dialoguer directement avec l’intériorité des autres personnages. L’humour, situé beaucoup dans les raccords et autres champs-contrechamps est aussi indissociable de l’idée de point de vue, d’une perspective parfois fantasmatique qui correspond à la perception affective des personnages. C’est surtout le cas de la protagoniste Kate, dont le corps se recouvre subrepticement de vêtements d’hiver pour indiquer tout refroidissement émotionnel, ou dont le désir pour le « slow student » (personnage tout droit sorti de Seinfeld) s’incarne dans des plans subjectifs langoureux sur ce dernier, accompagnés d’une sorte de funk érotique. Cela dit, la musique contribue aussi ici à une forme d’évocation partiale des sentiments que vivent les personnages, exaltés comme les nôtres par quelques ballades folk romantiques ou mélancoliques, ou par d’entraînantes mélodies comme l’irrésistible She’s Stepping Out de Piggy, sur laquelle on danse, comme on vit, au rythme exact des personnages. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Hi-Vis Film

QUEENS OF THE QING DYNASTY
Ashley McKenzie  |  Canada  |  2022  |  122 minutes  |  Compétition nationale

Suite à ce qui apparaît comme une énième tentative de suicide, Star (Sarah Walker), une adolescente neurodivergente, réatterrit entre les murs d’un hôpital où elle semble bien connue du personnel. Mais si cette visite s’avère pour elle familière, comme la dernière d’une longue suite de séjours, elle diffère nettement de ses précédents passages. Star a maintenant dix-huit ans, et elle quittera bientôt un noyau familial violent sans l’assurance d’une protection institutionnelle pourtant défaillante ; durant cette escale clinique, elle fait aussi la rencontre de An (Ziyin Zheng), jeune étudiant·e chinois·e queer, qui tente d’agrémenter son dossier d’immigration par des postes bénévoles, assurant ici une douce surveillance et errant avec Star dans les corridors impersonnels de l’hôpital. Queens of the Qing Dynasty trace ainsi les détours d’une rencontre qui souhaite se poser hors des balises d’une relation normative, s’inscrivant dans les marges d’une relation de soin, d’une responsabilité quasi-familiale, d’une proximité romantique, d’une intime amitié.

Star se révèle parfois perdue, flottante, mais souvent investigatrice, faisant serpenter son œil hagard et attentif sur les gens et les objets qui l’entourent. Dans la pièce où résident les bambins orphelins ou abandonnés, son lieu favori de l’hôpital qu’elle s’empresse de montrer à An, on enserre les bébés dans des couvertures blanches. « It’s like an evil hug », observe-t-elle. C’est aussi cette expression contradictoire qui pourrait définir l’approche esthétique de McKenzie, qui s’éloigne du néoréalisme employé dans Werewolf (2017) au profit d’un cadre statique, dont la froideur se heurte par moments à la douceur potentielle du lien qu’il explore. Il est rapidement clair que la caméra de McKenzie ne s’assimile pas à la perspective de Star ou de An, position explicitée par l’un des premiers plans, lorsque l’image qui s’apparente au regard subjectif de la jeune fille dans son lit d’hôpital prend plutôt le rôle d’une inspection rapprochée. Ses mains sont en avant-plan, des corps floutés au pied du lit, puis une infirmière dont le visage reste hors-champ commande le mouvement du regard de Star alors que le cadre reste statique : « Peux-tu me regarder… Oui, continue de me regarder ». Cette adhérence scrutatrice, impassible et ambigüe que développe McKenzie nous situe toujours hors d’une possible intimité face à ses personnages, qui se dérobent, nous restent indisponibles, et si dans ses pires instants elle permet à la confidence de se déplier davantage sur le mode du choc scénaristique que de l’intimité affective, c’est aussi cette étreinte cruelle de l’image qui situe la tendresse comme un moment d’exception fragile, où l’attachement perce la perspective scrutatrice. (Thomas Filteau)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture du FNC 2022

 


photo: John Eckert

THE ROWDYMAN
Peter Carter  |  Canada |  1972  |  95 minutes

Pour qui arrive aujourd’hui devant The Rowdyman sans connaître sa réputation à Terre-Neuve, il faut sans doute, au départ, fournir un effort pour dépasser la maladresse apparente d’une mise en scène télévisuelle, pleine des tics, des conventions et d’une musique qui nous apparaissent immédiatement datés. L’impression d’être devant un artefact d’un autre temps, d’un autre monde, que l’on regarde avec un détachement mi-amusé mi-curieux, est d’autant plus renforcée par le fait que le film est difficilement accessible dans une copie décente. Mais les œuvres ne deviennent pas des classiques sans raison, et il faut bien reconnaître que The Rowdyman n'a pas besoin d’une esthétique plus savante pour saisir avec justesse ce qui le préoccupe.

Écrit et joué par Gordon Pinsent, mieux connu aujourd’hui pour son rôle dans Away From Her (2006) de Sarah PolleyThe Rowdyman est avant tout le portrait d’une région à travers le portrait d’un homme. Will Cole (Pinsent), l’homme turbulent (rowdy) du titre, vit dans une joie de vivre défiante, une marginalité assumée, mais qui est plus insouciante, adolescente, que véritablement rebelle ou anticonformiste. Nous le découvrons ivre dans un bar, bientôt dans une bagarre avec un autre client, fuyant ensuite la police locale qui vient l’arrêter. La scène est jouée sur un mode comique, avec Will qui déjoue habilement et avec malice un policier plus maladroit, posant le pied par mégarde dans la cuvette d’une toilette, trébuchant, se laissant embobiner facilement par les mots de notre trouble-fête. Nous devinons que tout cela tient de l’habitude, Will n’en est pas à sa première arrestation, et il se dégage un esprit de camaraderie, de complicité, malgré les affrontements. Le film se joue sur ce ton pendant longtemps, en accumulant les farces et les manigances de Will, ses ivresses et ses conquêtes d’un soir. Mais de plus en plus son comportement fait fuir son entourage, les quelques proches qu’il garde autour de lui malgré son désir d’indépendance, le tout basculant peu à peu vers le drame, le comique laissant place à la tragédie.

Il y a certes des accents moralisateurs dans ce récit d’un homme devant apprendre tardivement à devenir adulte, mais l’interprétation de Pinsent complexifie cette trame narrative en donnant une véritable épaisseur au personnage. Car le film ne cherche pas à le ramener vers le « droit chemin », mais plutôt à lui faire prendre conscience de la fragilité de tout ce qu’il tient pour acquis, et de son narcissisme qu’il méprend parfois pour de la liberté. Il en résulte une étude de mœurs douce-amère, lucide, centrée sur Will et l’interprétation émouvante de Pinsent, mais gardant aussi son attention sur celles et ceux qui l’entourent, des personnages secondaires aux figurants. Et c’est bien là la réussite de The Rowdyman, se branchant sur le bon-vivant et l’énergie de son personnage, tout en évitant d’en faire une sorte de vanity project pour son scénariste-acteur : bien au contraire, la caméra de Peter Carter se montre capable de s’ancrer et de s’imprégner d’un milieu, d’un environnement et d’une communauté, pour les faire briller, eux aussi, à travers son récit. (Sylvain Lavallée)

 

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Article publié le 30 novembre 2022.
 

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