STATE FUNERAL
Sergei Loznitsa | Pays-Bas/Lithuanie | 2019
La simplicité du titre évoque déjà le travail de Drew et de Wiseman, qui derrière la sèche dénomination d’un événement ou d’une institution s’affairent en fait à en déboulonner les mécanismes. Le film s’y apparente d’autant plus que c’est par la simple observation et le « traitement créatif » des séquences qu’il y parvient, c’est-à-dire en embrassant pleinement la question de point de vue inhérente à la nature même du cinéma documentaire. C’est cette question précise qui anime et nourrit Loznitsa dans la (re/dé)construction du culte stalinien qu’il effectue ici à base de films d’archives soviétiques. C’est cette question qui donne à l’œuvre tout son souffle et sa puissance, via la mécanique implacable d’un montage que seul l’intertitre final (et le recul historique) nous rend explicitement intelligible. En effet, on pourrait croire ici a priori à la simple description chronologique des funérailles nationales du généralissime Joseph Vissarionovitch Staline, voire même à une oraison propagandiste. C’est du moins la fonction originale des images utilisées, de ces panoramas de citoyens endeuillés, et de ces gros plans d’ouvriers larmoyants, et ces travellings langoureux sur les couronnes de fleurs, de ces litanies hagiographiques et de ces processions interminables, que l’auteur dénature en les raccordant dans un mouvement perpétuel, question d’en exacerber le caractère mécanique et tourbillonnant. On croirait presque assister à un « Triomphe du deuil » post-riefenstahlien, c’est-à-dire à une démonstration du caractère intrinsèquement autoparodique du cinéma propagandiste, dont le propre est justement de célébrer les mouvements massifs d’individus indifférenciés ainsi que d’encenser la répétition et la mêmeté des gestes, des paroles et des attitudes populaires prescrites par le dogme fasciste.
Texte : Olivier Thibodeau
US
Jordan Peele | États-Unis | 2019
Après l’étonnant Get Out (2017), Jordan Peele aurait pu nous refaire essentiellement le même film sans trop nous décevoir. Quelque chose, dans la manière de faire du cinéaste, donnait l’impression d’une connexion intime à l’air du temps. Comme si, d’emblée, ce dialogue qu’il établissait entre l’horreur et le politique résonnait par-delà les spécificités de son discours. L’expérience noire en Amérique relevait intrinsèquement de l’horreur. Ce genre, semblait-il affirmer, était la meilleure façon d’en témoigner. Moins explicite, plus oblique, Us s’avère plus énigmatique dans son déploiement. On en ressort incertain, voire confus, en ne sachant pas exactement ce que Peele cherchait à dire avec ce second long métrage. Plus ambitieux, tant sur le plan formel que conceptuel, le film explore la question raciale mais refuse de limiter la notion de privilège à cette simple ligne qui divise l’Amérique en deux. Le racisme est intériorisé, assimilé par ceux qui le subissent. Il ne s’agit pas seulement d’une force externe, à laquelle il est par conséquent facile de s’opposer. Derrière le masque noir se cache, comme le démontre habilement l’affiche du film, un autre visage noir : le même, blessé. Derrière la réussite subsiste la souffrance que l’on tente d’oublier. Confirmant l’intelligence incisive de son auteur, Us est une occasion pour celui-ci de faire preuve d’un peu plus de nuance. Peele ose construire un film autour de la notion de doute, une œuvre qui doute et fait douter — assumant la complexité du monde, quitte à s’y perdre parfois.
Texte : Alexandre Fontaine Rousseau
AND YOUR BIRD CAN SING
Shô Miyake | Japon | 2018
Parfois la simplicité de la vie nous rappelle gentiment à l’ordre, nous astreignant à tirer profit de toutes choses comme si demain nous appartenait pour toujours… Cette période précise que l’on ambitionne éternellement douce, joyeuse et festive, a pourtant une date de péremption dès le début de sa consommation. On le sait très bien, on l’ignore simplement pour mieux embrasser ces instants précieux d’amitié, d’amour et d’oisiveté.
La chaleur de l’été joue en la faveur de ceux qui recherchent cet état là, faussement éternel. Elle provoque la suffocation des corps et pousse au flegmatisme. Elle rassemble ainsi tous les éléments indispensablement propices à cet état d’enivrement, d’excitation palpable et cachotière, d’amusement sans foi ni loi.
C’est dans cet état que Shô Miyake souhaite que l’on s’ensevelisse pour le re-vivre avec ses acteurs, l’expérimenter de nouveau ou juste pour le plaisir. Là, dans ce cocon d’amourettes d’été presques banales, se prêter au jeu devient un besoin impérieux. Dès lors le magnétisme opère, la séduction enchanteresse se livre à sa plus belle parade et les rires s’élevant dans les airs nous anesthésient l’esprit. Pris dans un songe de béatitude, la musique éloquente persuade nos membres endoloris de s’essayer à quelques soubresauts. La lumière chaude, familièrement relaxante, nous invite au réconfort de la nuit où boire et danser paraissent à la fois lointain et facile d’accès. Enfin, l’osmose entre les trois protagonistes, si merveilleusement portée, se meut presque en une entité énigmatique qui, on le sent, a la faculté de se défiler aussi vite qu’elle est apparue. And Your Bird Can Sing agit comme un baume au cœur dont il serait bien dommage de se priver.
Texte : Claire-Amélie Martinant
SHADOW
Zhang Yimou | Chine/Hong Kong | 2018
D’aucuns parmi ceux qui avaient suivi son travail ces dix dernières années pouvaient penser que Zhang Yimou était encore capable de faire des films de Zhang Yimou. Comme si la précision caractéristique de son cinéma s’était esquintée après sa mise en scène des Olympiades de Beijing, l’auteur errait, prisonnier de son rôle de cinéaste chinois le plus fiable, c’est-à-dire le seul qui soit à la fois aussi talentueux et si peu dérangeant. En cela, qualifier Shadow de retour en force est une approximation : Shadow montre Zhang au sommet de sa forme, et qui plus est dans une forme expressionniste qu’on ne lui avait jusqu’à présent jamais connue. Posé comme un bloc aux milles réfractions de gris, planté là entre le noir et le blanc du yin et du yang, de la femme et de l’homme, de la menterie et de la vérité, de l’intime et du politique, Shadow est un objet magnifiquement cinématographique, où l’image semble possédée par le mensonge, prise en tenaille entre des opposés, des paravents, des remparts, comme un théâtre épique consacré à l’art chinois du compromis. La légèreté des mouvements et l’incomparable force de chaque coup généré par la mise en scène de Zhang font de Shadow un wu xia pian porté par une sidération de tous les instants, jouant aussi bien de son intrigue royale que de ses scènes d’action allégoriques, à commencer par celle d’une armée de parapluies acérés dévalant la grande artère de la cité. Une image indélébile qui renvoie, d’une manière ou d’une autre, à la révolution des parapluies de 2014.
Texte : Mathieu Li-Goyette
JESUS SHOWS YOU THE WAY TO THE HIGHWAY
Miguel Llansó | Espagne/Estonie/Éthiopie/Lettonie/Roumanie | 2019
Toute bonne liste des meilleurs de quoi que ce soit d’une fin d’année devrait considérer avec le plus grand des sérieux qu’elle a une responsabilité morale, un devoir même, de sélectionner avec minutie — et un brin de désinvolture — un objet complètement inattendu et improbable, une œuvre qui semble ne répondre que d’elle-même et de son désir d’exister, envers et contre tous, au-delà des modes, des attentes et des vicissitudes de l’époque, tout en y étant profondément connectée malgré elle, bien qu’elle ne tente pas non plus de s’octroyer un statut quelconque, ni un genre, ni une position politique nette, sachant pourtant fort bien que par sa seule improbabilité dans l’espace culturel et social qu’elle occupe, elle devient profondément politique, mais aussi résolument en deçà de toute velléité d’admonester de vaines ratiocinations sur l’état des choses et des stocks.
Bref, un film qui ne s’inquiète pas pantoute que tu ne sois pas capable de toujours bien le comprendre ou de le suivre mais qui te fait sentir, comme une improv de free jazz avec beaucoup de jarnigoine et de patentage, que l’histoire que tu vas voir a quelque chose à te raconter sans avoir à te l’expliquer mais sans non plus vouloir te perdre totalement pendant la ride, qui sera pour sûr cahoteuse mais le dont le panorama (see what I did there?) sera aussi captivant qu’inusité.
Donc, un film qui s’évertue, en toute légèreté, à penser aux choses auxquelles il pense que les autres films ne penseront pas.
Jesus Shows You the Way to the Highway est ce film.
Texte : Francis Ouellette
HOTEL BY THE RIVER
Hong Sang-soo | Corée du Sud | 2018
Quand vient le temps de faire un top de fin d’année, il n’y a qu’une seule constante : le cinéma d’Hong Sang-soo. L’un des plus prolifiques cinéastes de la décennie, il nous a en effet servi année après année, à coup de un, deux, voire trois films, une série de variations sur un même thème, renouvelant sa mise en scène chaque fois avec une simplicité désarmante. Mais avec Grass, l’an dernier, et maintenant Hotel by the River, son cinéma a pris un tournant inattendu : plutôt que d’accumuler les fausses fins nous laissant sur l’impression que tout est toujours prêt à recommencer sous une nouvelle forme, ses derniers films sont portés par le sentiment qu’une vraie fin — terrible, inéluctable, définitive — nous attend. Le chassé-croisé, ici entre deux groupes de personnages dans un hôtel en hiver (un père qui attend la mort demande à ses deux fils de le rejoindre, une femme en peine d’amour appelle une amie pour venir la consoler), vient maintenant souligner la fragilité des liens et par conséquent la nécessité de maintenir les connexions qui importent. Inscrits sur fond de désespoir, les moments de tendresse et de poésie apparaissent plus précieux que jamais, et le cinéma de Hong, malgré ses allures sombres, demeure un baume pour notre humanité blessée.
Texte : Sylvain Lavallée
THE IRISHMAN
Martin Scorsese | États-Unis | 2019
Martin Scorsese s’est illustré l’année dernière autant pour The Irishman que pour la petite tempête médiatique dont il fut l’instigateur. Pour vous rafraîchir la mémoire, le cinéaste snoba en entrevue les films de la franchise Marvel, situant l’attrait de ces derniers dans le territoire des parcs d’attractions plutôt que dans celui du cinéma. Il prêta ainsi le flanc, il fallait s’y attendre, à un « OK boomer » résonnant de la part de commentateurs millénariaux, lui reprochant de ne pas être en phase avec les sensibilités contemporaines. Force est d’admettre que le meme colle assez bien à Scorsese, qui incarne certainement l’arrière-garde à l’heure où le souci de la diversité gagne du terrain à Hollywood et dans la mentalité des publics. « Martin Scorsese veut nous faire revenir à l’époque des héros masculins blancs », s’alarme par exemple un journaliste.
Au bout du long travelling programmatique qui ouvre The Irishman se trouve justement un héros, vieux et mâle, lui-même au bout de sa vie active, en retrait du monde. Difficile de ne pas voir en Robert De Niro le reflet de Scorsese : le cinéaste est au fait de son propre vieillissement, c’est un des thèmes majeurs du film, structuré autour des réminiscences du vieil homme. Oui, encore une fois dans sa filmographie, tous les personnages principaux sont des hommes, mais The Irishman nous rappelle que peu de cinéastes filment aussi crûment la masculinité, sa face sombre, agressive et autodévorante. Toute la tragédie du protagoniste se réduit à la répression du féminin, cela devient explicite lorsqu’une femme prend véritablement la parole pour la première fois du film, après plus de trois heures de sausage fest (attention, divulgâcheur) : c’est la fille de notre héros, qui lui reproche de n’avoir jamais appris à démontrer son amour autrement que par la violence.
Avant tout, The Irishman est un testament au talent de metteur en scène et au génie narratif de Scorsese. C’est une démonstration grandiose de ce cinéma qu’il défend si ardemment. Vieux jeu, certes, mais pas impertinent pour autant.
Texte : Philippe Bouchard-Cholette
UNCUT GEMS
Benny et Josh Safdie | États-Unis | 2019
De Go Get Some Rosemary (2009) à Good Time (2017) en passant par leurs nombreux courts-métrages, les frères Safdie nous avaient déjà habitués à leurs personnages à la course, qui cumulent les mauvaises décisions et s’enfoncent à vive allure dans des impasses pourtant évidentes. Suivant une approche cinématographique qu’on pourrait qualifier d’immersive (du moins étouffante) et qu’ils perfectionnent de film en film, Uncut Gems arrive avec des moyens plus considérables et une maturité dans l’écriture qui en font leur film le plus abouti. Construisant minutieusement des tensions qui se maintiennent jusqu’au bout, le film anxiogène des frères Safdie est porté par le chaos et semble constamment sur le point d’éclater, à la façon du rush d’adrénaline auquel le protagoniste, Howard, est accro et par lequel il cultive sa dépendance au jeu. Le film s’ouvre dans une mine en Éthiopie d'où on extrait des opales, avant de nous transporter ensuite dans une bijouterie du Diamond District de New York, lieu de prédilection où se déroule, dans un élan survolté, toute la suite du récit dont les personnages pivotent autour des trajets de cette pierre. On y suit frénétiquement le cheminement de l’argent qui passe d’une main à l’autre, d’un pari sportif à un prêt sur gage, démontrant comment l’argent circule et les valeurs se transforment dans un New York pressé et bruyant. Au-delà du suspense efficace qu’il est, le film propose aussi à travers les portraits psychologiques et moraux de ses personnages une exploration de l’Amérique, en y étudiant les rouages et les affects du capitalisme. Filmant à distance, souvent en longue focale, la caméra cadre de près les allers-retours de Howard, gardant le rythme, tant physique que verbal, sans temps mort, créant dans l’ensemble un univers étouffant dans lequel les personnages qui le peuplent gravitent en rotation autour de Howard, qui lui gravite autour de sa pierre précieuse. Projet amorcé il y a une dizaine d’années, Uncut Gems se révèle non seulement comme une effrayante allégorie du capitalisme, de ses luttes de pouvoir et de ses manipulations, il donne aussi à Adam Sandler la rare occasion de démontrer l'immense étendue de son talent dans un rôle surprenant, tout en étant le film qui, assurément, permettra aux frères Safdie de mieux jouir de leur indépendance créatrice.
Texte : David Fortin
THE TWENTIETH CENTURY
Matthew Rankin | Canada/Québec | 2019
L’art du biopic est généralement très résistant aux excès fantaisistes, et il l’est d’autant plus aux fabulations satiriques anti-impérialistes. Voilà pourquoi cette « épopée de Mackenzie King racontée en dix chapitres » est si rafraîchissante et si jouissive : parce qu’elle libère le biopic de ses deux plus gênantes attaches, soit l’acuité historique et la solennité dramatique, offrant en outre au peuple canadien une amusante échappatoire à sa propre formalité. Matthew Rankin prend effectivement de très grandes libertés avec le récit de notre dixième premier ministre, qu’il dépeint comme un lèche-bottes onaniste magnétisé au giron maternel, un pion, pour ainsi dire, de la machine de guerre britannique. Le cinéaste montréalais prend également de grandes libertés avec la représentation de la nation canadienne naissante, qu’il met en images comme un collage postmoderne de vignettes oniriques, puisant dans une manne d’influences hétéroclites mais irrésistibles (la poésie visuelle de Guy Maddin notamment, l’esthétique anguleuse de l’expressionnisme, la violence du montage et de l’iconographie propagandiste, les obsessions géométriques de Len Lye…). Avec ses décors fauchés en papier mâché et en pellicule plastique, tourné dans un 16mm glorieusement granuleux, il nous livre ainsi l’un des plus satisfaisants brûlots antimonarchiques de mémoire récente, ponctué par un humour irrésistible qui se décline dans une série ininterrompue de gags visuels et scénaristiques incroyablement inspirés. Jamais les blagues de bites n’auront été aussi marrantes qu’ici, gracieuseté des images de cactus éjaculant et de Claude Chamberlan comme masturbateur chronique de quatorze ans. Et que dire du barrage incessant de pointes délicieuses envoyées à l’étiquette politique nationale (à notre amour du statu quo et du devoir servile sans aspiration émancipatrice) ? Que dire de ce drapeau baptisé « disappointment » et de cette description du pays comme « une série ininterrompue d’orgasmes ratés » ? Du pur bonbon.
Texte : Olivier Thibodeau
PARASITE
Bong Joon-ho | Corée du Sud | 2019
Le plus récent Bong Joon-ho constitue en quelque sorte un retour aux sources, un repli assumé vers les bonnes vieilles valeurs sûres pour le cinéaste coréen suite aux expérimentations stylistiques et tonales que constituaient Snowpiercer (2013) et Okja (2017). Érigeant sur les bases d’un huis clos étouffant une fable sociale cruelle, articulant son scénario autour d’une série de glissements virtuoses entre l’humour et le malaise, Bong livre en quelque sorte un film « parfait » — au sens le plus classique possible du terme. Parfait, donc, dans la mesure où tout y semble exactement à sa place et où les éléments s’emboîtent les uns dans les autres au gré d’une logique narrative serrée que vient appuyer une mise en scène réglée au quart de tour. Parasite renvoie par son exécution exemplaire à un certain âge d’or du thriller coréen, à ces films de genre dont l’exécution sobrement magistrale faisait écho au discours subtilement impitoyable. Et si la réflexion qu’il propose sur la lutte des classes n’est pas particulièrement originale en soi, elle repose toutefois sur une série d’observations à la foi justes et indéniablement cinématographiques. Comme si, à défaut de voir une issue aux injustices qu’il décrie, le cinéaste croyait en la capacité du septième art à les exposer, en dévoilant l’horreur intrinsèque à travers un mouvement lucide de la caméra ou encore la juxtaposition révélatrice de deux plans.
Texte : Alexandre Fontaine Rousseau
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