Je ne sais pas pour vous, mais le Grand Confinement ne cesse d’être pour moi une source ponctuellement renouvelée d’ironies. La plus cinglante, c’est que depuis le début du Grand C, j’ai comme beaucoup de gens de la difficulté à lire des livres et à regarder des films. Moi qui d’ordre général regarde un film tous les soirs et lit un ou deux livres par semaine, je trouve ce ralentissement pour le moins consternant. Mon flot de pensées est une suite d’images incessantes, de passages de livres, de bandes dessinées, de scènes de films et de séries télé me rappelant le confinement. Je marche dehors le soir sur des rues qui me rappellent The Leftovers, ce qui me fait parfois penser à Picnic at Hanging Rock, avant de me faire bifurquer vers The Last Wave (on remarquera d’ailleurs que l’Australie est souvent le bassin des plus belles poésies apocalyptiques) et Cormack McCarthy, pour finalement penser à Zatoichi. Toutes mes pensées quotidiennes sont régulées de la sorte.
Depuis peu, tout me ramène pourtant plus souvent vers Jeff Nichols et plus spécifiquement à son Take Shelter. Je ne vous cacherai pas que Nichols est la grande histoire d’amour cinéphile de ma décennie. Son cinéma pince toutes mes cordes, à m’en faire méditativement vibrer. À l’instar du personnage joué avec une maestra sidérante par Michael Shannon, je suis traversé de visions constantes, mais dans mon cas, ce sont des scènes de son œuvre et surtout de ce film. Il était inévitable que je synchronise tout ça en regardant le film. Les mots finiraient par manquer pour évoquer à quel point Take Shelter s’ouvre comme un cocon lorsqu’on le redécouvre en confinement. Le film prend des airs de papillon de nuit ; il est plus beau, plus troublant, plus inquiétant. Et son vol a quelque chose de prophétique. Nichols parvient à conjuguer des notions d’amour filial, de paranoïa, de maladie mentale, d’angoisse et de spiritualité avec une imagerie subtile et précise, exacerbée par l’interprétation d’un Shannon incarné comme jamais. Take Shelter me semble montrer une des fins d(e)u monde les plus puissantes de l’histoire du cinéma parce qu’elle est intimement reliée au drame intérieur d’un seul personnage. Le micro rejoint le macro : impossible de savoir si le monde qui se termine est dans le cœur même du personnage, si c’est le monde extérieur, si c’est une métaphore ou si c’est un véritable Eschaton. Au final, c’est probablement tout ça à la fois et ça n’a pas la moindre importance ; T.S Eliot disait bien à la fin de son poème « The Hollow Men » : This is the way the world ends, not with a bang, but a whimper. Il devient de plus en plus envisageable que notre fin de monde, qu’elle soit temporaire ou pas, soit accompagnée de gémissements lointains, confinés, preuves que nous nous demandions comment nous nous étions rendus là, comment nous pouvions protéger les nôtres tout en faisant de notre mieux pour appartenir au monde.
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