DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Greta Garbo : Le mythe du visage impossible

Par Mathieu Li-Goyette
Comme l’avait bien justement précisé le collègue Vandeuren à l’occasion d’un récent texte rétrospectif sur trois interprètes qui avaient marqué l’année 2011, la critique dite sérieuse a toujours eu le beau jeu de passer outre acteurs et actrices. Plombée par l’auteurisme, elle aurait oublié trop rapidement les fonctions mythologiques de l’acteur de cinéma. Ce qu’il représente au sein d’un imaginaire collectif (d’une manière contemporaine ou anachronique) ne côtoie que trop peu souvent les analyses poussées et il semble que depuis les textes fondateurs de Morin et de Barthes sur le sujet, il faille recourir aux études universitaires les plus creusées ou les magazines les plus méprisables pour en entendre parler. Loin d’avoir l’idée de réinventer la roue, mais en ayant néanmoins en tête l’espoir de la refaire tourner, il ne pouvait y avoir meilleure actrice que Greta Garbo pour parler de cette relation complexe entretenue à l’insu des principaux intéressés. Relation d’un mythe à ses dévots, d’une industrie à sa création indomptable, elle est histoire de sciences humaines et d’anthropologie, donc du cinéma populaire et de son public plutôt que de l’esthétique du cinéma et de sa critique. Voilà peut-être pourquoi, par peur de saboter son propre rôle, en a-t-on si parcimonieusement discuté…

Qu’est-ce qui s’y cache?

Greta Garbo. C’est presque, à une position de lettres près, « Great » Garbo. Ayant toujours refusé de répondre aux lettres de ses admirateurs, ayant fui la majorité des entrevues qu’on lui soumettait, ne foulant jamais le tapis rouge des premières ni celui des prestigieux Oscars, il y a, dans le visage de Garbo, une mystique à dénicher, à isoler dans toute la préciosité mythologique qu’il incarne. Cristal pur du vedettariat adulé, avatar parfait de l’actrice hollywoodienne de son âge d’or, il ne sera pas question de revenir sur les aléas biographiques de sa vie, car, on le verra, entre Greta Garbo et Garbo, il y a une distance où loge le mythe, une dialectique pénétrant le regard du spectateur plutôt que l’inverse; trop subjugué lui-même, le regard glisse sur l’indicible perfection. Il ne sera pas non plus question de voir en quoi une actrice devient une « starlette », puis une « star », mais bien de se pencher sur le cas Garbo, soit sur l’impossibilité d’une identification habituelle venant de la part du spectateur, puis sur la part d’européanisme qui l’a protégée (elle et ses rôles).

Garbo n’a jamais vieilli, elle est restée jeune 85 années durant et, aujourd’hui encore, c’est cette jeunesse irréelle qui nous obsède, cette impression nébuleuse qu’elle n’est jamais morte parce que son image ne s’est jamais ridée. L’immortalité de Garbo, en d’autres mots, c’est ce qui la rapproche, plus que toutes les autres, du statut de divinité, de déesse que l’on essaiera de saisir sous l’angle d’une nécessité collective chez le public qui chercha, et cherche toujours dans ce visage d’une perfection mystérieuse le miroir d’une surhumanité qui, comble de la légende, devrait nous ressembler au point de nous convaincre d’y aspirer.

Contrairement à la vedette typique, Garbo a d’abord la particularité de ne jamais être femme-objet des désirs d’un héros. Elle se tient au centre du film, ayant des hommes autour d’elle, mais jamais l’inverse. Elle n’attend pas, elle agit. Elle n’angoisse pas, elle regrette. C’est la femme avenante par excellence, celle qui se déguisera en homme si facilement dans Queen Christina, qui la présentera sous l’angle d’une batailleuse nordique. Le dernier plan du film, la présentant à l’avant d’un navire, les cheveux dans le vent, mais le visage immobile et plein d’anticipation face à son avenir, la rend à l’état de figure de proue, de sirène qui brisera les glaciers, de créature mythologique. Son visage s’imprime à l’écran dans ce plan, le plus long du film, rendant à ses traits leur valeur de masque sacré, celui qui colle si bien au visage de l’interprète et qui se confond avec lui. Edgar Morin soulevait, dans le même ordre d’idées, nous ramenant à l’acteur de cinéma comme prolongement du mythe divin :
 

« L’évolution des dieux antiques correspond à une évolution sociologique profonde. L’individualité humaine s’affirme selon un mouvement dans lequel entre en jeu l’aspiration à vivre à l’image des dieux, à les égaler si possible. […] Progressivement ce furent les citoyens, puis la plèbe, puis les esclaves qui revendiquèrent cette individualité que les hommes ont d’abord accordée à leurs doubles, leurs dieux et leurs rois. Être reconnu comme homme, c’est d’abord se voir reconnaître le droit d’imiter les dieux. » (Les stars, 1972, p. 34).

Cela étant dit, le cas Garbo présente plus de problèmes qu’il n’y paraît. Elle est une impasse, un paradoxe, car précieuse, isolée du monde, son personnage type n’est pas accessible, mais demande néanmoins qu’on s’y attache. Elle n’est pas la vedette de chez Capra (Cooper, Stewart) ou de chez Ford (Fonda, McLaglen, Tracy) à qui le spectateur peut facilement s’identifier comme on s’identifie à Hercule ou Thésée à les voir triompher d’épreuves insurmontables. La particularité de Garbo est ailleurs et c’est en nous dirigeant vers l’impossibilité du spectateur de se décalquer parfaitement sur elle - nulle femme ne peut vraiment lui ressembler, nul homme ne peut vraiment la posséder, car c’est la mort où la mission christique, voire asexuée, qui lui est prédestinée (Queen Christina) - qu’il sera possible d’affiner notre définition de son mythe et, plus précisément, ce qui en fait « réellement », non au sens anecdotique, mais bien iconologique, un mythe.

Dernier plan de QUEEN CHRISTINA (1933)

Ce qu’il y a de mythique au premier abord avec ce visage, ce sont les prédominances anguleuses de ses traits. Non pas rond comme les visages de poupées de porcelaine (Lilian Gish, Mae Marsh) ou comme ceux des symboles sexuels (Monroe, Bardot) ou femmes-enfants à venir (Audrey Hepburn, Karina), la forme particulière du visage de Garbo, son ton désinvolte, sa démarche et ses airs masculinisés en ont fait un hybride entre la coquette et la débrouillarde, mais pas tout à fait défini. Masqué par un maquillage qu’elle porta dans tous ses rôles jusqu’à ce qu’elle disparaisse définitivement de l’écran en 1941, ses fins sourcils relevés en triangle n’ont de naturel que leur mouvement. En apparence, son visage est demeuré plastifié, trop blanc, trop découpé, une épuration complète de la chair féminine, pour n’en garder que sa nature, mais rien de son milieu, il n’agit pas comme le visage des femmes du monde, mais plutôt comme le visage de « la » femme. Fidèle directeur photo de tous ses films américains (sauf deux, les moins bons), William H. Daniels n’est pas non plus étranger au soulignement de ces traits par des ombres prononcés qu’il leur prêta dès 1926.

Plus tard, et mieux que les autres, Roland Barthes revenait exhaustivement sur cette idée de visage dans ses Mythologies :
 

« Dans ce visage déifié, quelque chose de plus aigu qu’un masque se dessine : une sorte de rapport volontaire et donc humain entre la courbure des narines et l’arcade des sourcils, une fonction rare, individuelle, entre deux zones de la figure; le masque n’est qu’addition de ligne, le visage, lui, est avant tout rappel thématique des unes aux autres. Le visage de Garbo représente ce moment fragile où le cinéma va extraire une beauté existentielle d’une beauté essentielle, où l’archétype va s’infléchir vers la fascination de figures périssables, où la clarté des essences charnelles va faire place à une lyrique de la femme. » (Mythologies, 1957, p. 66-67)

La beauté « existentielle » de Garbo, elle-même issue des rôles qu’elle a interprétés, découle au final de sa nationalité suédoise. Ayant traînée derrière elle un fort accent toute sa carrière, l’actrice est confinée à des rôles d’étrangères au cinéma. Une Russe, une Suédoise, une Allemande, une Française, un Espagnole, Garbo devient simplement l’« Européenne » par excellence, celle dont le regard lourd « vient de loin et va loin », comme l’écrivait Balázs. Elle a le mal du pays et ne peut permettre au spectateur nord-américain de se retrouver dans son image. Son visage demeure trop particulier, son accent trop prononcé et ses rôles constamment à l’extérieur du quotidien américain, du temps américain.

MATA HARI (1931) ou le comble de l’exotisme

Ses mélodrames sont situés dans un « ailleurs » géographique et temporel, elle est, elle-même dans les récits qu’elle véhicule, intouchable par ses proches. La protection invisible qui l’entoure servira à l’élever au-dessus des autres actrices, à en faire une intouchable, mais aussi quelqu’un dont la vie quotidienne indéchiffrable n’existait que sur l’écran. Divinité qui n’offre pas de moment de répit, qui n’ôte jamais son masque pour que le public puisse en voir le vrai visage, elle donne constamment cette impression de camouflage sous ses rôles que cette conscience, plus que son jeu, lui confère face au public, un charme de préciosité. Balázs revenait sur cette idée en évoquant la pose « noli me tangere » de Garbo, soit cette posture christique empêchant le « mortel » de toucher l’« immortel ».

Pour reprendre la formulation de Barthes, si le visage de Hepburn est « Événement », celui de Garbo est « Idée », car il n’est pas sur une échelle de beauté commune. Il évoque une beauté spirituelle plutôt qu’il ne la représente dans sa matière propre. Détaché du réel, il dépayse le spectateur et devient, en même temps que les airs de Dietrich, les mises en scène de Stiller, Murnau, Lang, Leni, l’apport européen au cinéma américain. Dans une démarche de domination culturelle, Hollywood part recruter avec ses « talent scouts » de jeunes artistes à travers le vieux continent dans l’espoir d’affaiblir au passage les cinématographies étrangères tout en renforçant la leur.

Quand le visage de marbre sera brisé par Lubitsch pour Ninotchka, pour la première fois, « Garbo rit » comme disait la publicité et enfreint ses propres règles mythiques; la voir rire, c’est voir Achille perdre sa faiblesse au talon, c’est une atteinte au mythe originel, à son point faible qui la rendait humaine et qui, du même coup, la rendait immortelle tout à la fois. Non seulement Garbo apprenait à rire, mais une Européenne du Nord, coincée, conservatrice et issu d’un « coin de communistes » finissait par céder à la tentation du grand rêve américain et à en sourire amoureusement. C’était la restituer au statut de simple être humain, d’une actrice polyvalente pouvant aussi rire. Plus encore, c’était soulever ce qu’il y avait d’européen dans Garbo en disant ce qui n’était pas assez américain. Dans The Two-Faced Women, mettant en vedette le même couple Garbo-Douglas, Cukor repousse quant à lui les limites du possible en faisant de l’actrice une « vraie » Américaine capable de rire, de chanter, de danser sur de la musique populaire et d’être la femme amoureuse folle d’un homme. Tout à coup soumise à l’amour d’un homme (déjà, Ninotchka racontait la manière dont l’héroïne stoïque allait tomber dans les bras d’un individu qui était tout à l’opposé), elle est dépossédée de sa propre stature. Le voile se lézarda et il ne resta plus à la vedette qu’à disparaître avant que le blasphème ne soit répété de nouveau.

Et pourtant, si nous parlons sans cesse de sa distance, de son inaltérabilité, de son mystère, il est des qualités de l’actrice qui lui ont procuré le succès tant voulu auprès du public sans quoi elle n’aurait eu la carrière qu’elle a eu et n’aurait, certes, pas captivé aussi longtemps des foules en attentes de réponses qui ne viendraient jamais. Le cas Garbo, c’est aussi, et surtout, l’étude de la prise de conscience des studios dans le potentiel de complémentarité qu’elle pouvait entretenir avec les spectateurs. Si d’identification du spectateur à l’actrice il ne pouvait y avoir, qu’est-ce qu’il y avait? Qu’est-ce que « Garbo », dans la société américaine des années 30, voulait dire? Balázs, pour parler de ce décalage, parla de beauté « oppositionnelle » :
 

« Nous sentons que la beauté de Greta Garbo est noble, aristocratique, et ce,précisément, parce que ce chagrin de la singularité et de la solitude s’exprime en elle. Car aussi harmonieux que soient les traits d’un visage souriant, satisfait, heureux et gai - s’il peut être ainsi dans cette société, aujourd’hui, il ne peut qu’exprimer un être psychiquement primitif. De nos jours, même le petit-bourgeois sans connaissances politiques sent que la beauté souffrante et triste, dont les gestes font comme si elle répugnait au contact avec ce monde sordide, est l’expression d’un être d’une organisation supérieure, d’une âme plus pure, d’un esprit plus distingué. Dans ce monde bourgeois, la beauté de Greta Garbo est une beauté oppositionnelle. » (2011, p. 349-350)

Beauté de résistance donc, elle s’oppose à la beauté amorphe des visages adoptés aux canons classiques et contient, au creux de son regard, une mélancolie certaine, un spleen tout à fait symptomatique de l’entre-deux guerre, un sentiment enfoui, mais fiable, que les années folles finiront par une crise, que la crise s’éparpillera dans une guerre. L’actrice crée une tension, une véritable force d’opposition qui fait de son image la critique articulée de la condition de vie américaine et de ses aspirations, car même bourgeoise, ses personnages sont tristes, même entourée d’hommes, elle prend conscience de l’importance de s’en tenir aux choses essentielles.

CAMILLE (1936) : le personnage type de l’actrice

Le regard de Valentino l’Italien, comme le visage de Garbo la Suédoise, mais ensuite le teint brillant du Sheik, la chevelure parfaite de la reine Christine, sont des exemples de l’appropriation d’une image pour en faire une icône plus que parfaite, quelque chose de non-américain capable de faire rêver et d’attirer les foules parce qu’il était constamment question de « jamais vu » vers quoi il était possible de se tourner en se disant : c’est magnifique, mais ce n’est pas l’Amérique, terre idéalisée qui n’existe peut-être que par ses différences face à la vieille Europe qu’elle ne peut qu’admirer secrètement.  

Il fallait donc que Garbo prenne sa retraite rapidement pour que cet effet demeure, pour que ce mythe dont nous avons tenté tant bien que mal de tracer les contours puisse subsister plus nettement que les autres nés de la même époque. Mythe de la différence, mais au fond, de l’impossibilité, le visage de Garbo est celui des rêves, de ce qu’on peut toujours espérer, mais dont on ne peut jamais jouir. Sa grâce fragile venue de Suède la rendait impossible à rendre américaine, l’alignement de ses dents en 1926 n’allait pas la métamorphoser et il fallait, à l’aube du parlant, trouver à sa voix une raison d’être. Le renouvellement de sa carrière à la fin des années 30 allait causer sa perte et prouver, bien plus que ses succès, la puissance des mythes dans le star système américain et l’importance de cette lecture transversale pour comprendre, au-delà des questions esthétiques ou économiques, les raisons fondamentales, naturelles, qui empêchèrent Garbo de devenir américaine tout en l’empêchant de redevenir banalement européenne dans une industrie d’après-guerre où tout était à recommencer. Il fallait voir comment les mythes se scellent. Prise entre deux feux, c’est en haut, là où elle était destinée dès le départ, qu’elle prit refuge assez longtemps - jusqu’au crépuscule des autres idoles -, pour y rester indéfiniment, sans rides, parfaitement fossilisée, l’exemple même de la star hollywoodienne comme prolongement contemporain de croyances immémoriales.
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Article publié le 30 janvier 2012.
 

Rétrospectives


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