ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Canuxploitation : Cahier critique

Par Alexandre Fontaine Rousseau et Jean-Marc Limoges

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prod. Julian Roffman Productions / Meridian Films

THE BLOODY BROOD
Julian Roffman  |  Ontario  |  1959  |  80 minutes

« There’s no doubt about it. The world’s falling apart, and they call it progress. First, they spend millions developing toothpaste to stop cavities, and then they spend billions on bigger and better ways to blow us to bits. » C’est sur ce monologue, prononcé par un jeune Peter Falk, que débute The Bloody Brood de Julian Roffman. « I need something to drown the pain », ajoute-t-il, après avoir jeté un coup d’œil à un journal où les mauvaises nouvelles se succèdent les unes aux autres. Quelques instants plus tard, alors qu’un vieillard se meurt devant lui, le voilà qui s’exclame : « Gentlemen, it’s the greatest show on Earth. Spontaneous, unrehearsed. There’s only one performance. » Le lendemain, il décide de pousser l’expérience un peu plus loin. « We can give death real meaning. Decide who dies, and when. » Avec ses amis, il décide de commettre un meurtre. Far out, man.

Inspiré d’un fait divers voulant qu'un beatnik ait tué un innocent avec un hamburger rempli de verre, The Bloody Brood est généralement considéré comme l’une des premières fictions canadiennes « modernes ». Le film, tourné à Toronto, pourrait certes se dérouler n’importe où. Mais ce qu’on remarque surtout, c’est cette volonté affichée de se mesurer à armes égales aux productions américaines et britanniques du même acabit. Dès le générique d’ouverture, au style graphique résolument léché, le ton est donné : le film courtise ouvertement la jeunesse de son époque, avec son atmosphère enfumée ainsi que sa trame sonore portée par le rythme des bongos. Comme bien d’autres productions de série B s’intéressant à la contreculture de leur temps, celle-ci affiche évidemment quelques relents de « panique morale » biens sentis. Mais, au-delà du climat de sensationnalisme dans lequel il baigne, le film reste intéressant.

Intéressant, tout d’abord, en raison de cette performance pleine d‘assurance qu’y livre Falk : le futur lieutenant Columbo, qui allait décrocher une nomination aux Oscars deux ans plus tard pour sa prestation dans le Murder, Inc. (1960) de Burt Balaban et Stuart Rosenberg, éclipse le reste de la distribution dès sa première réplique. Il incarne un voyou dépourvu de la moindre fibre morale avec un tel charisme que l’on en vient presque à oublier qu’il n’est pas, du moins selon le scénario, le protagoniste central de ce récit policier. Cet honneur revient plutôt à Cliff (Jack Betts), frère on ne peut plus square de la victime, qui décide de mener lui-même l’enquête après que les forces de l’ordre ont délaissé l’affaire.

Si le film transcende ses origines modestes, c’est aussi grâce à sa photographie soignée signée Eugen Schüfftan. Chef opérateur sur le Quai des brumes (1938) de Marcel Carné, Schüfftana a débuté sa carrière cinématographique en développant des effets visuels sur le plateau du Metropolis (1927) de Fritz Lang. Dans les années 1930, il tourne notamment pour Georg Wilhelm Pabst, Max Ophüls et Robert Siodmak ; et, un an après The Bloody Brood, il retourne en Europe pour faire Les yeux sans visage (1960) de George Franju. L’année suivante, en 1961, il décroche un Oscar pour son travail sur The Hustler de Robert Rossen. Mais, en attendant, le voilà dans un minuscule studio de Toronto, éclairant avec une verve sans doute quelque peu exagérée ce sympathique film d’exploitation canadien qui n’en demandait pas tant. Comme quoi parfois, les voies du cinéma sont impénétrables. (Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. Sandy Howeard Rpoductions / conquest of the Deeps Limited Company / et al.

THE NEPTUNE FACTOR
Daniel Petrie  |  Nouvelle-Écosse  |  1973  |  98 minutes

N’eût été des tragiques échos qu’il entretint avec l’actualité au moment de son visionnement, The Neptune Factor n’en aurait pas moins été un attendrissant nanar. On y suit une équipe de chercheurs qui cherchent on ne sait trop quoi. Et on comprend vite que ce MacGuffin n’est qu’un insignifiant prétexte pour faire disparaître un sous-marin au fond de l’océan canadien. C’est alors que d’autres chercheurs cherchent les chercheurs. Et que nous sentons que nous devrions être excités de les voir trouver. Or, d’excitation, point! Il faudra, pour tenir bon, se satisfaire des yeux exorbités et des touffus sourcils d’un Ernest Borgnine ventru et essoufflé dont on se demande comment il a pu réussir son cours de plongée, d’une Yvette Mimieux en porcelaine défilant dans de fashionable outfits achetés chez Eaton et dont on s’inquiète de savoir si la garde-robe ne constituait pas un périlleux excédant de bagages, d’un Walter Pidgeon amateur de foulards et de café tirant sur sa pipe dans un espace clos où chaque particule d’air compte et  last but not least  d’un Ben Gazzara en spécialiste d’on ne sait trop quoi appelé sur-le-champ par nos incapables et passant son temps à papilloter des cils l’air de vouloir garder son calme en se répétant intérieurement: « Mais qu’est-ce que je fais ici, moi [non dans ce sous-marin en plastoc, mais dans ce film mal foutu]? Pourquoi ne suis-je pas en train de tourner avec Cassavetes, merde?» Bref, voilà nos comparses immergés dans un profond océan et une aventure soporifique à laquelle personne  surtout pas eux  ne semble croire. Heureusement que dans le dernier quart du film, on nous gratifie  on a même l’impression que c’est l’unique raison pour laquelle on a osé plonger dans cette aventure  d’une séquence d’aquarium filmé en macro de façon à nous faire croire que nous sommes devant d’inoffensifs poissons rouges affreusement méchants. Or, on s’étonne  et sourit  de voir nos personnages s’étonner d’un trucage si enfantin. Ces images auraient été stupéfiantes si on n’avait pas tenté de nous faire croire à autre chose qu’à ce qu’elles étaient. Ce n’est qu’à la dernière minute, quand nos chercheurs trouvent les chercheurs, que nous nous rappelons pourquoi nous avions embarqué dans cette longue odyssée. (Jean-Marc Limoges)

 


prod. President Films

EAST END HUSTLE
Frank Vitale  |  Québec  |  1976  |  91 minutes

Une ex-prostituée (Andrée Pelletier) décide de faire dérailler l’opération de son ancien proxénète abusif (Miguel Fernandes) en l’empêchant de recruter de nouvelles filles. Mobilisant ses anciennes collègues, qui cessent peu à peu de travailler pour lui, elle arrive à lui causer de sérieux ennuis. Humilié, le criminel décide de se venger en faisant appel à deux tueurs à gage new-yorkais afin de traquer les fugitives. La tension monte, la situation se transformant éventuellement en guerre ouverte entre les deux camps.

East End Hustle est un film à l’atmosphère glauque et aux péripéties sordides, qui baigne dans une direction photo toute en teintes de bruns sombres. Malgré ses maladresses et ses réflexes de série B, il traite de son sujet avec une sincère gravité, voire une morosité assumée. C’est un film porté par la tristesse et la détresse, mais aussi par la colère des femmes qu’il met en scène, un récit de vengeance non pas contre un individu, mais contre le système d’exploitation qu’il représente. La violence y relève à la fois de l’oppression et de la catharsis.

Fidèle à la tradition du sexploitation scabreux, le réalisateur Frank Vitale ne recule devant rien afin de dépeindre le fonctionnement de ce milieu impitoyable sur lequel il se penche. East End Hustle est un film dur, parfois insoutenable; la mise en scène enchaîne de manière méthodique les scènes d’horreur et d’abus, avec une sorte de frontalité imperturbable qui peut s’avérer éprouvante. Le ton est réaliste, presque documentaire, bien que l’ensemble sombre parfois dans une sorte de sensationnalisme quelque peu alarmiste.

Ce qui sauve le film de sa propre noirceur, c’est cette tendresse étonnante avec laquelle il arrive à constituer une communauté à l’écran. Les plus belles scènes de l’ensemble sont celles où les filles, s’étant réfugiées dans un vieux bâtiment délabré, échappent durant un bref instant à la cruauté ambiante. On sent dans de tels moments que East End Hustle quitte la logique du cinéma d’exploitation pur pour explorer une sensibilité plus nuancée, aspirant à rendre à ses personnages un peu maganés une part de cette humanité que l’on avait cherché à leur voler.

Évidemment, le tout fonctionne aussi à la manière d’une capsule temporelle nous replongeant dans le Montréal de 1976. Entre l’Hôtel Nelson, le Balmoral et l’Orange Julep, on s’amuse à reconnaître les lieux emblématiques de la ville qui viennent cimenter l’atmosphère particulière du film. Mais, plus qu’une simple carte postale d’un autre temps, East End Hustle se présente un peu comme le pendant anglophone du Gina (1975) de Denys Arcand  révélant une veine sombre et réaliste du cinéma social québécois de la fin des années 1970. (Alexandre Fontaine Rousseau)

*Le film sera projeté le vendredi 28 juillet à 18h30 à la Cinémathèque québécoise dans le cadre du Festival Fantasia.

 


prod. SOTTC Film Productions Ltd.

THE SHAPE OF THINGS TO COME
George McCowan  |  Québec/Ontario  |  1979  |  98 minutes

En me farcissant The Shape of Things to Come, c’est une lancinante toune de Gainsbourg qui se berçait entre mes tempes: «Ce mortel ennui…» La pâteuse prémisse nous est expliquée par un carton d’introduction rédigé dans un pseudo-scientifisme faussement quintessencié: «Le temps est le lendemain après-demain. La Terre a été polluée et dévastée par les grandes guerres de robots et est pratiquement déserte. L’homme s’est déplacé sur la lune, a colonisé sa surface et a érigé de vastes villes dans ce qui était autrefois une friche. S’étendant plus loin dans l’espace lointain, il s’est lancé dans une ère encore plus grande d’aventure et de découverte. Mais la survie de l’humanité dépend d’un approvisionnement continu du médicament miracle RADIC-Q-2... Et RADIC-Q-2 n’est produit que sur la lointaine planète DELTA TROIS.» On bâille déjà. Plus qu’une heure quarante d’agonie qu’aucune réplique, qu’aucun retournement, qu’aucun décor, qu’aucun costume, qu’aucun acteur, qu’aucun effet ne saura dissiper. Même le vaisseau en forme de jouet cheapos acheté en vitesse au Dollorama ne parviendra à nous émerveiller. Même les robots avec du monde dedans que les neveux du directeur artistique ont confectionné à la garderie ne parviendront à nous dérider. Même les personnages pouvant apparaitre ici et réapparaitre là ne parviendront — contrairement aux astronautes de pacotille  à nous amuser. Même ces enfants au visage scarifié et à perruques blondes rappelant vaguement le Petit prince ne parviendront à nous faire pleurer. Même Jack Palance en suit de lycra jaune et en cape mauve avec une jarre de plastique sur la tête ne parviendra à nous émoustiller. Le seul plaisir que nous procure ce navet en carton-pâte, c’est de nous faire voyager dans le temps, non pas cent ans en avant, mais cent ans en arrière... à l’époque où Georges Méliès bricolait ses premiers films. (Jean-Marc Limoges)           

 


prod. Astral Bellevue Pathé / Bloodstar Productions

DEATH SHIP
Alvin Rakoff  |  Québec  |  1980  |  80 minutes

Dans la plus pure tradition des séries B les plus inspirées, Death Ship repose sur une prémisse de prime abord parfaitement ridicule qui porte en elle une étincelle de génie. C’est l’histoire d’un navire fantôme sillonnant les sept mers à la recherche de nouvelles victimes, ce qui n’est pas particulièrement original en soi. Sauf que le bateau en question est un bateau nazi. Voilà qui suffit à conférer une portée supplémentaire à ce film étrangement austère et dépouillé, auquel une mise en scène squelettique à l’extrême insuffle un supplément de cruauté. Car Death Ship est un film d’horreur véritablement impitoyable, qui repousse avec une ingéniosité vicieuse les limites de sa propre logique horrifique.

Il y a, premièrement, ce lieu inusité et parfaitement inquiétant que filme Alvin Rakoff : un labyrinthe de fer et de vapeur, un dédale de corridors hostiles aux surfaces stériles que la caméra imbrique les uns dans les autres par une série de plans aux angles insolites et déconcertants. Death Ship est un film gris, aux images exsangues, dont la texture même possède une qualité franchement déprimante. C’est un enchaînement de plans vides, souvent dépourvus de la moindre présence humaine. La mort plane sur l’ensemble, omniprésente. Elle émane de l’espace, antagoniste absolu établissant d’emblée une menace inexorable.

Il y a, ensuite, cette conception froide et mécanique de l’horreur que déploie le film ; c’est une machine qui opère, qui « fonctionne », qui se contente de tourner avec une indifférence qui glace le sang. On ne sait plus trop ce qui anime le monstre, dans Death Ship. Il se contente tout simplement « d’être », avec une efficacité désincarnée qui trahit son inhumanité fondamentale. Rakoff montre les engrenages, les cadrans, les mécanismes s’activant par eux-mêmes, répétant inlassablement leur implacable ballet de la mort.

Les diverses exécutions qui ponctuent forcément le récit sont quant à elles livrées avec cette même pesanteur quasi industrielle caractérisant la mise en scène. Elles ne possèdent pas cette « extravagance » que l’on célèbre généralement dans les productions du genre. Elles ont au contraire quelque chose de méthodique, qui n’a rien de spectaculaire. De là à dire qu’il s’agit d’une posture morale que prendrait le cinéaste, il y a un pas que l’on hésite à faire. Mais il n’en demeure pas moins que Death Ship affiche un sérieux hors du commun, traitant avec gravité une matière première qu’il aurait été facile de tourner en dérision.

Certes, le résultat final est loin d’être parfait : le rythme posé de l’ensemble, bien qu’il contribue au climat général de claustrophobie asphyxiante, n’est pas particulièrement enlevant. La distribution, pour sa part, manque franchement de caractère. Même le vétéran George Kennedy semble se demander ce qu’il fait là, trouvant de peine et de misère la conviction nécessaire pour livrer avec un certain flair l’une des meilleures répliques du scénario : « You and I are men of the sea. We both know that the ships we sail are living creations with a soul of their own. Not just a collection of steel and rivets. » Rakoff lui donne d’ailleurs raison, faisant de son bateau de la mort le seul vrai personnage d’un film au climat de désolation réellement opprimant. (Alexandre Fontaine Rousseau)

 

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Article publié le 18 juillet 2023.
 

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